Sexualité. L’Europe en récession
Libre journal "Vive la civilisation européenne !", lundi 14 avril 2025 de 19h30 à 21h00 sur Radio Courtoisie.
Rapports amoureux compliqués, libido en baisse, natalité et fertilité en berne, rien ne va plus en Europe. Les rapports entre hommes et femmes, y compris et surtout sur le terrain de la sexualité, sont fragilisés dans leur capacité à donner forme à une vie harmonieuse et à permettre, par-là même, le renouvellement des générations.
Cette récession sexuelle est le fruit d’une mutation et d’un déclin anthropologique sans précédent dans un Occident où les cadres traditionnels, les corps intermédiaires, les repères symboliques ne cessent de passer sous le rouleau compresseur du système de la marchandise et de la société managériale. Les nouvelles générations sont prises en tenaille entre, d’une part, une insécurité sociale et culturelle grandissante sur fond de déstabilisation des institutions qui codifient, traditionnellement, le rapport aux corps, et, d’autre part, l’omniprésence de discours transposant la vieille lutte des classes sous la forme d’une dialectique de la confrontation des sexes.
C’est dans ce climat délétère, de perte de confiance en soi, de vide spirituel et de défiance pour les rapports charnels ou le plaisir réel, que la jeunesse européenne doit désormais trouver sa voie, assumer des rôles bien définis et tenter de s’épanouir.
Et, si elle est lâchée seule dans la guerre libérale du tous contre tous, elle ne peut pas compter non plus sur l’État nounou qui, à rebours du bon sens le plus élémentaire, laisse l’influence des nouveaux médias dénaturer une sexualité de plus en plus précoce et se contente de proposer des cours d’éducation sexuelle à des cerveaux encore immatures émotionnellement et déjà peuplés des images les plus dégradantes.
En prenant en compte la réalité des nouvelles sociologies, des nouveaux moyens de rencontres amoureux ou de fonder son foyer, le libre journal Vive la Civilisation européenne se propose de faire un état des lieux critique de la sexualité des Européens et d’esquisser les voies à explorer pour résoudre cette crise de fond.
Pour en discuter, nous recevons Catherine Jongen, Floriane Jeannin et Hubert Calmettes.
Vous pourrez retrouver les chroniques des auditeurs de l’Iliade :
- « Perspectives identitaires » de Raphaël Ayma, activiste provençal et auditeur de la promotion Frédéric Mistral de l’Institut Iliade.
- Autour d’un vers, le rendez-vous poétique de Frédérique de Saint-Quio, auditrice de la promotion Homère.
- Les chroniques musicales de Pierre Leprince, auditeur de la promotion Patrick Pearse de l’Iliade.
- La boussole artistique de Gabrielle Fouquet, auditrice de la promotion Homère.
Le grand frisson, par Gabrielle Fouquet
Cyrano de Bergerac, acte III, scène 10 : Roxane est prise de court par l’audace de Christian. Cyrano, bravement, obtient pour son protégé un bien cruel trophée : un baiser. Si la postérité a retenu la fameuse question « Un baiser, mais à tout prendre qu’est-ce ? », l’affirmation qui la précède interpelle : « Des larmes au baiser il n’y a qu’un frisson ! » Soit le seul moment de la pièce où le célèbre Gascon troque le charnel contre l’idéal. Si vous n’avez pas encore eu l’occasion d’écouter les murmures de l’excellent – bien que trop mûr – Édouard Baer sous le balcon d’Alexia Giordano – au Théâtre Antoine à Paris jusqu’au 29 juin –, contemplez à l’envie le splendide film de 1990 avec Gérard Depardieu. Un conseil peu original, je vous le concède, mais les chefs-d’œuvre sont éternels. Quand Cyrano lèvera les yeux vers Roxane, fermez les vôtres et remémorez-vous le délicieux frisson qui préface un baiser. Puis plongez. Abandonnez-vous à cette promesse.
Si d’aventure la pudeur vous bridait, si vos sens vous trahissaient, laissez l’art vous rappeler ce qu’est « la chair emportée par l’ivresse de l’amour », pour paraphraser Javier Ruiz Portella. Dans Les esclaves heureux de la liberté paru en 2012, il nous invite à ne pas craindre « la chair enivrée des amants », à « célébrer la chair extasiée qui à une autre chair s’accroche et à une autre âme se suspend ».
S’accrocher et se suspendre : c’est littéralement ainsi qu’Alice Renavand a obtenu son étoile à l’Opéra de Paris. En s’accrochant et se suspendant aux lèvres de Mathieu Ganio. Pendant près de deux minutes, le couple tournoie dans un pas de deux d’une grâce infinie, entre classique et contemporain. Ce tableau désormais célèbre du ballet Le Parc d’Angelin Preljocaj se prolonge cette année dans Les Quatre Saisons d’Antonio Vivaldi.
Pour célébrer le tricentenaire de l’œuvre emblématique du compositeur vénitien, cinq chorégraphes s’inspirent de la recomposition magistrale de Max Richter pour faire danser le sentiment amoureux. Intitulé Les saisons de la danse, ce projet filmé diffusé par Arte Concert fait s’enlacer musique, nature et corps. Quatre saisons, quatre chorégraphies, quatre paysages, quatre duos de danseurs, quatre états du couple amoureux. Au printemps l’amour naissant et étourdissant, à l’été la passion incandescente, à l’automne la lutte et les doutes, à l’hiver la rupture et la peine. Sur le papier, il s’agit d’une prière païenne, un rituel des temps lointains. À l’image, il vaut mieux se passer de l’automne et de l’hiver, l’hétérosexualité semblant hélas réservée aux beaux jours…
Il y a des accents érotiques troublants dans le Printemps imaginé par Franck Chartier. L’envoûtant corps-à-corps des deux interprètes n’a rien à envier à la crudité des corps anguleux dessinés par Egon Schiele au début du XXᵉ siècle. Les dernières années de l’enfant terrible de la Sécession viennoise s’exposent justement au Leopold Museum à Vienne jusqu’au 13 juillet 2025. Schiele disait peindre « la lumière qui vient de tous les corps ». Ses portraits et autoportraits convoquent le crépuscule plutôt que l’aurore. La puissance de la ligne, de l’esquisse, combinée à l’intensité des regards et à la suggestivité des poses, nous rappelle le lien inextricable qui unit le dessin et la poésie.
Certains trouveront peut-être l’art de Schiele « trop » : trop cru, trop frontal, trop intense. Moi, je l’aime passionnément : ses lignes sont sublimes dans le sens viscontien du terme. Entre ses mains, la beauté émerge du chaos. Il suscite des frissons, des rafales d’émotions, des vertiges. Dans Les Piliers de la mer sortis le 2 avril dernier, Sylvain Tesson s’interroge : le vertige ne serait-il pas « l’élargissement de soi » plutôt que « le racornissement dans la peur » ? Cette définition siérait aussi bien à la peur du vide qu’au désir, et même à l’amour.
Ma génération peine à aimer, peut-être devrait-elle déjà réapprendre à frissonner. L’excitation est le préambule à la poésie, cet art tout européen de sacraliser les pulsions de vie, de mort et d’amour qui nous traversent. Le frémissement des sens traduit une impatience de l’âme, un désir, notre ancrage dans la réalité. Il prouve que nous habitons le monde qui nous entoure. Et c’est en l’habitant, ce monde, que l’on peut en être le poète et l’amant.
« Pauvre, je ne peux pas vivre dans l’ignorance.
Il me faut voir, entendre et abuser.
T’entendre nue et te voir nue
Pour abuser de tes caresses. »
Paul Éluard, « Prête aux baisers résurrecteurs », Corps mémorables, 1948