Institut Iliade

Accueil | Pôle Études | Recensions | Le nouveau monde des puissances, de Gérard Dussouy

Le nouveau monde des puissances, de Gérard Dussouy

Dans Le nouveau monde des puissances, Gérard Dussouy analyse les rapports de force mondiaux à travers le concept d’État-civilisation. Une recension du Pôle Études de l'Institut Iliade.

Le nouveau monde des puissances, de Gérard Dussouy

Auteur de plusieurs ouvrages de géopolitique, dont l’avant-dernier traitait du « pragmatisme méthodologique » d’un point de vue plutôt théorique, Gérard Dussouy publie un nouvel opus dans lequel il analyse les rapports de force mondiaux à travers le concept d’État-civilisation.

À ce sujet, il livre l’une des premières analyses francophones solides sur une notion qui émerge dans le champ géopolitique comme une nouvelle forme d’organisation régionale faisant suite aux anciens empires. Il va sans dire que la Chine, qui se revendique comme un État-civilisation et qui en possède effectivement de nombreuses caractéristiques, y tient une bonne place. Mais l’objectif de l’auteur est plus large puisqu’il vise également à comprendre les nouveaux antagonismes qui dirigent le monde. Au sein desquels l’Europe, après avoir confirmé sa vassalisation sur la scène internationale, pourrait disparaître complètement si elle refuse d’envisager son avenir à travers sa plus longue mémoire…

Dans la première partie du livre, Gérard Dussouy revient sur la définition de l’État-civilisation telle qu’elle a été proposée par le journaliste politique britannique Martin Jacques et par l’universitaire chinois Zhang Weiwei. Il présente ensuite quatre cas de figure qui illustrent ce concept, avec des caractéristiques et des états d’aboutissement variables. L’Inde pourrait prétendre former un État-civilisation si elle parvenait à unifier d’une manière ou d’une autre les deux blocs religieux (hindous et musulmans), souvent antagonistes, installés sur son territoire. À travers l’islam et le souvenir du califat abbasside, le monde musulman pourrait lui aussi revendiquer un État-civilisation en devenir, mais il superpose en réalité des mosaïques culturelles et ethniques bien trop désunies. Quant à la Russie, qui vient de tomber dans le piège occidental de la guerre d’Ukraine, elle prend désormais le risque de s’enfermer, à travers un plaidoyer cher à Alexandre Douguine, dans un fantasme eurasiatique qui n’ouvre que très peu de perspectives d’un point de vue géopolitique. Reste donc la Chine : parce qu’elle combine un espace géographique immense et une démographie dynamique, parce qu’elle est capable depuis deux millénaires d’intégrer chaque phase historique sans se dissoudre, parce qu’elle demeure autosuffisante sans se priver d’échanger avec le reste du monde, parce qu’elle se fonde sur un code culturel et un mode de vie (le guanxi) qui lui sont propres, la Chine apparaît aujourd’hui comme l’« idéal-type » de l’État-civilisation, et probablement comme le seul (pour l’instant).

Dans la deuxième partie, Gérard Dussouy analyse donc naturellement les antagonismes qui se mettent en place entre les États-Unis et leur nouveau rival, estimant qu’ils ont d’ores et déjà transféré le « centre du monde » de l’Europe vers l’Asie de l’Est. En effet, si la Chine n’a jamais considéré la démocratie libérale comme un prérequis au développement économique, elle pourrait rapidement substituer ses propres valeurs (bienveillance, droiture, respect des formes et des rites) à l’idéal qui domine dans l’esprit libéral occidental (égalité, démocratie, liberté). Par ailleurs, en revenant sur l’opposition Terre-Mer chère à Halford Mackinder et à Carl Schmitt, Gérard Dussouy considère la Chine comme un territoire « amphibie », à la fois terrestre et maritime, qui demande une révision en profondeur de modèle d’intervention stratégique américain dans le monde. Au regard des évènements et des tensions qui se succèdent en Asie et dans le Pacifique, cette reconfiguration (pour ne pas parler d’endiguement) a déjà largement débuté, comme le montre très bien l’auteur en analysant, chiffres et exemples à l’appui, la situation dans le Xinjiang, à Taïwan, ou dans la chaîne océanique d’États-sentinelles armés par les États-Unis.

Enfin, la troisième partie est consacrée à la place de l’Europe dans ce jeu de puissances. Dans le « nouvel Occident », elle n’est plus qu’une péninsule territoriale, engluée dans le sillage woke des États-Unis par son idéologie « habermassienne ». Loin de pouvoir encore se projeter où que ce soit dans le monde, elle doit au contraire faire face, sans y parvenir, à une immigration massive qui s’accompagne du fléau de l’islamisme et qui précipite sa décadence. Gérard Dussouy dépeint donc une situation qui est loin d’être réjouissante pour les Européens conscients de leur histoire et soucieux de leur avenir. Mais elle n’est pas dénuée d’espoirs. En recourant à l’Antique, c’est-à-dire aux fondements grecs comme à la « voie romaine », elle pourrait rapidement retrouver une trajectoire construite dans le temps long pour rassembler la diversité des peuples d’Europe autour des récits qui les unissent depuis deux millénaires, en faisant fi des ethno-centrismes nationaux qui les poussent à se distinguer les uns des autres depuis quatre cents ans seulement. C’est certes un projet de longue haleine, mais qui est loin d’être impossible si tant est que, portée par un nouvel esprit fédéral, l’Europe renoue avec la vision simultanément stoïque, sceptique et pragmatique qui est le propre de sa civilisation. Ne serait-ce que pour cette hypothèse, ce livre est d’un apport primordial.

Olivier Eichenlaub
10/03/2025

Gérard Dussouy, Le nouveau monde des puissances. L’heure de l’État-civilisation, Éd. Librinova, 2024, 263 p.