Giorgio Locchi et le mythe surhumaniste (3/3)
Ces rééditions sont l'occasion de renouer avec un auteur fascinant qui fut un maître à penser. Son fils, Pierluigi Locchi, répond à nos questions. Troisième et dernière partie.
Philosophe, journaliste et essayiste, Giorgio Locchi (1923-1992) fut l’une des figures tutélaires de la Nouvelle Droite, tutélaires mais lointaines, effet du temps. Raison pour laquelle il fallait la désensabler. C’est l’objet des deux ouvrages qui sont aujourd’hui édités par la Nouvelle Librairie dans la collection Agora de l’institut Iliade : Wagner, Nietzsche et le mythe surhumaniste et Définitions. L’occasion de renouer avec un auteur fascinant qui fut un maître à penser. Son fils, Pierluigi Locchi, répond à toutes nos questions. Troisième et dernière partie.
Éléments : Qu’est-ce qu’un jeune lecteur peut trouver dans les textes exigeants de Locchi ?
Pierluigi Locchi. Je me souviens comment, à la lecture de ces textes, différents Éléments de ma vision du monde, de ma façon de ressentir les choses, de mon analyse des événements passés ou récents ont trouvé une clé d’interprétation satisfaisant à la fois mon intellect et mon cœur, et comment ils m’ont permis de structurer ma pensée et de guider mon action tout au long de ma vie.
Je ne peux que souhaiter au jeune lecteur d’éprouver le même sentiment de dévoilement que j’ai éprouvé, en ce qui me concerne il y a déjà de nombreuses années. Comme me le disait un jeune auditeur du cycle de formation de l’Institut Iliade, la pensée de Locchi est une « pensée radicalement moderne, tournée vers l’avenir et qui arme intellectuellement à sa construction quiconque se l’appropriera, et ce quel que soit le domaine où il exercera ses talents : artistique, littéraire, culturel, politique ou métapolitique ».
Éléments : Giorgio Locchi a développé l’idée d’« interregnum », phase transitoire de notre histoire. Qu’est-ce à dire ?
Pierluigi Locchi. Comme évoqué, nous assistons à l’émergence d’un troisième homme, encore plus spécialisé et socialement divisé, et donc, de notre point de vue européen, encore plus dans l’obligation, sous peine de disparition pure et simple, de trouver son unité, son accomplissement dans une communauté de destin fondée sur une nouvelle origine, tout comme il y a eu une nouvelle origine pour le deuxième homme, une nouvelle origine exprimée avec Homère, avec la tragédie grecque, l’Edda germanique, la mythologie indo-européenne sous ses différentes formes…
Cette nouvelle origine revendique naturellement la continuité, l’appropriation de notre héritage européen, mais nécessite aussi son dépassement. Cette nouvelle origine – et l’enseignement locchien prend ici tout son sens – apparaît sous la forme d’un nouveau mythe. Et tout comme l’œuvre d’Homère, ou l’Edda, ou encore le Rig-Veda incarnent la vision européenne du monde du Deuxième Homme, le mythe surhumaniste, tel qu’il a été représenté par Richard Wagner et formulé par Friedrich Nietzsche, incarne la vision du monde du Troisième Homme européen. C’est le sujet du deuxième ouvrage édité par l’Institut Iliade, Wagner, Nietzsche et le mythe surhumaniste.
Éléments : L’Interrègne que nous vivons aujourd’hui correspond à la période où les deux tendances époquales évoquées précédemment s’affrontent sans que l’une ou l’autre ne l’ait véritablement emporté…
Pierluigi Locchi. L’interrègne durera aussi longtemps que ce conflit entre la tendance égalitaire, certes majoritaire, mais ébranlée, et la tendance surhumaniste, minoritaire mais plus déterminée que jamais, n’aura pas été résolu. On peut aussi dire que l’interrègne durera aussi longtemps que les partisans d’une réponse européenne aux défis de la modernité se dresseront contre ceux-là mêmes qui utilisent les techniques transhumanistes pour faire régresser les peuples à un stade comparable à celui de l’espèce, les enfermant dans un éternel présent matérialiste et hédoniste qui n’est autre que la fin ou la sortie de l’histoire. L’interrègne ne cessera qu’en cas de victoire totale de la tendance surhumaniste, ou d’éradication complète des représentants de celle-ci.
Contrairement à un Dominique Venner qui, même s’il ne savait pas quand il aurait lieu, ne doutait pas du réveil des Européens, Giorgio Locchi ne se prononce pas sur une issue finale, et se borne à indiquer que le choix est toujours possible aussi longtemps que des hommes porteront en eux le mythe surhumaniste. Il est en cela sur la même longueur d’onde que Nietzsche, qui nous a donné une première vision de cet interrègne en décrivant l’homme comme ce pont tendu entre la Bête – le dernier homme – et le Surhomme – qu’il appelle de ses vœux.
Éléments : Puisqu’un des deux ouvrages est un recueil de définitions, y a-t-il une citation qui pourrait résumer ou introduire Locchi ?
Pierluigi Locchi. Une seule me paraît difficile à trouver. Ce pourquoi je botte en touche et renvoie à l’excellent portail Citatio de l’Institut Iliade, qui est entrain de collecter les passages les plus emblématiques des œuvres de mon père pour compléter celles qui y figurent déjà.
Éléments : Malgré une affection mutuelle certaine, Nietzsche a tout de même signé un pamphlet contre Wagner, n’est-ce pas problématique de les présenter tous deux comme pères du surhumanisme ?
Pierluigi Locchi. Sur la valeur de ces pamphlets – Le Cas Wagner, Nietzsche contre Wagner –, je renvoie au chapitre entier que Locchi consacre au « cas Nietzsche », qui répond de façon circonstanciée, et même « définitive » selon Paolo Isotta, musicologue italien auteur de la postface intitulée La Musique, Le Temps, le Mythe, à votre question – là où un Stefan George, par exemple (auquel l’Iliade a consacré récemment une étude dans sa collection « Longue mémoire »), résume assez sèchement : « Sans Wagner, pas de Naissance de la Tragédie ; sans le réveil provoqué par Wagner, pas de Nietzsche […]. Le cas Wagner est en réalité le cas Nietzsche lui-même. »
Je me bornerai ici à citer deux extraits de ce chapitre :
« Nietzsche a dessiné en termes philosophiques la structure du mythe surhumaniste et, par un langage nouveau, a conféré une première évidence aux implications de ce mythe. Mais ce mythe existait déjà, car représenté par et dans le drame wagnérien : Nietzsche n’a rien fait d’autre que de lui donner un “nom” et une formulation » philosophique. »
Et plus loin :
« Le fait que Wagner et Nietzsche, l’un par la représentation, l’autre par la formulation d’un mythe identique, créent le “champ mythique” du surhumanisme et l’insèrent concrètement dans l’histoire, ne signifie pas, par ailleurs, qu’en deçà des respectives représentation et formulation du même mythe, ils n’aient pas des “réflexions” divergentes sur la rétrospective ouverte par le mythe et, par suite, sur la stratégie avec laquelle poursuivre le “but” de la tendance surhumaniste. »
Éléments : Dans le débat actuel sur les notions d’Occident et d’Europe, quelle place la pensée de Giorgio Locchi peut-elle prendre ?
Pierluigi Locchi. Vous demandiez une citation tout à l’heure, je vous en livre une en guise de prélude à ma réponse : « L’Europe n’existe, et n’est possible, que lorsqu’elle cesse d’être l’Occident du monde. Tant que les Européens ne renonceront pas à cette logique, tout projet politique aura pour effet de les clouer au destin historique issu de Yalta. » Locchi le dit dans la dernière des douze Définitions réunies dans l’ouvrage qui vient de paraître, nommée, suivant l’exemple de la première édition italienne des Definizioni : « L’Europe n’est pas héritage mais mission future. » Si l’on y regarde de plus près, tout le débat actuel sur les notions d’Occident et d’Europe peut être résolu en adoptant cette perspective, qui n’est autre, une fois de plus, que celle de Nietzsche, pour qui l’Europe est « Land der Kinder », terre des enfants et non pas des pères, et de Heidegger, lorsqu’il en appelle au « nouveau commencement » de l’Europe (par exemple dans son premier cours du cycle Introduction à la métaphysique).
Une fois encore, la distinction entre la vision sphérique de l’histoire propre aux surhumanistes et la vision linéaire, parabolique, propre aux égalitaristes, permet de mieux comprendre la distinction entre l’Europe non-pas-héritage-mais-mission-future et une Europe-Occident vouée à la disparition ou au triomphe de l’anéantissement de notre civilisation.
Reste qu’il y a encore débat entre Europe et Occident dans le camp surhumaniste : cela est dû avant tout à des raisons d’ordre sémantique et provient généralement de l’absence d’une possibilité d’expression précise, car nombreux sont encore ceux qui ressentent les choses de manière surhumaniste, mais restent prisonniers d’un vocabulaire et de termes dont j’espère que la pensée de Locchi permettra de comprendre à quel point ils appartiennent à la tendance opposée. Dans son étude « Histoire et destin », le deuxième des Définitions, Locchi parle d’un « Occident moderne schizophrène », en majorité « Occident judéo-chrétien qui a fini par se découvrir tel » et où « seules les petites minorités, éparses çà et là, regardent avec nostalgie les réalisations de leurs plus anciens ancêtres […] et rêvent de les ressusciter » – en rappelant cependant qu’un tel retour « ne pourra jamais se produire (“on ne ramène pas les Grecs”), mais […] peut se muer en régénération de l’histoire. » Et qui dit régénération de l’histoire, dit régénération de l’Europe, désaccouplée, donc, d’un « Occident » désormais ambigu et en majorité ennemi.
L’Occident, avec lequel l’Europe certes a pu se confondre par le passé, et dont se réclament la plupart des dirigeants actuels des nations européennes, est en effet aujourd’hui devenu égalitaire et semble surtout viser désormais l’instauration d’un nouvel ordre mondial niveleur et populicide. Dans la perspective locchienne, l’Europe s’oppose à cet Occident égalitaire qui n’a plus rien à voir avec l’Europe que les surhumaniste appellent de leurs vœux (et il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de voir, que de plus en plus, et même au sein de l’Union européenne, une tendance se fait jour qui au nom de la souveraineté de l’Europe s’oppose à la vision dominante qui vise à englober l’Europe dans la sphère d’influence des États-Unis, justement perçue comme le nouveau centre de l’Occident).
Éléments : Comment appliquer la grille de lecture « locchienne » en 2022 ?
Pierluigi Locchi. Je crois avoir déjà donné un certain nombre d’exemples, et le dernier à l’instant. En résumé, je dirais qu’avec Locchi, tout combattant pour une nouvelle renaissance européenne dispose d’une boussole précieuse permettant de distinguer, au-delà des apparences d’un conflit époqual majeur et complexe, ce qui est du ressort de sa propre tendance surhumaniste, de ce qui est du ressort de la tendance égalitaire adverse.
Propos recueillis par Eyquem Pons
Source : revue-elements.com