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Guillaume le Conquérant (1027-1087)

Mort le 9 septembre 1087 à Rouen, il incarne la formidable aventure des « hommes du Nord » en Europe, bâtissant à la pointe de l’épée l’Etat anglo-normand qui devait provoquer la guerre de Cent Ans.

Guillaume le Conquérant (1027-1087)

Figure emblématique du XIe siècle et de la formidable aventure des « hommes du Nord » en Europe, il bâtit un État qui, installé de part et d’autre de la Manche, apparut comme un modèle d’organisation politique et administrative.

Qu’on le qualifie de « bâtard » ou de « conquérant », Guillaume reste associé au formidable dynamisme des Normands au milieu du XIe siècle. En quelques décennies, les « hommes du Nord » ont bâti à l’ouest de l’Epte un puissant duché à côté duquel le jeune royaume capétien fait encore pâle figure. Tandis que des cadets en mal d’héritage partent vers les contrées méridionales de l’Europe pour se tailler, à la pointe de l’épée, un royaume sicilien, d’autres suivent leur seigneur pour s’imposer en Angleterre, à l’issue d’une campagne mémorable dont témoigne la célèbre tapisserie de Bayeux. Énergique, autoritaire, bâtisseur, Guillaume, par son action, va lier pour près de quatre siècles les destinées des deux rives de la Manche.

Le bâtard de Normandie s’impose à ses barons

Il est né vers 1027, sans doute l’année même où son père, Robert le Magnifique, s’impose à la tête de la Normandie dans une succession quelque peu contestée. C’est alors un duc suffisamment puissant pour se faire le protecteur du jeune roi de France Henri 1er dont l’autorité est contestée par certains de ses barons. Le Capétien lui confie en retour le Vexin français. La mère de Guillaume, une certaine Herleue ou Arlette, fille d’un tanneur de Falaise, est la maîtresse officielle du duc, sa « frilla », une pratique scandinave alors encore courante chez les descendants des Vikings à l’acculturation incomplète. On sait peu de choses des premières années de l’enfant si ce n’est que Robert le désigne officiellement comme son héritier à Fécamp, en 1035, et lui fait prêter hommage au roi de France avant de partir en pèlerinage en Terre sainte.

Sa mort subite, sur le chemin du retour, à Nicée, plonge le duché dans une longue période de troubles. Les querelles seigneuriales se multiplient, partout se dressent des châteaux privés et l’autorité des membres du conseil de régence est bafouée. A partir de 1045-1046, le jeune duc lui-même est visé. Emmenés par son propre cousin, Gui de Brionne, de nombreux vicomtes normands dénoncent non pas sa bâtardise – la même que bon nombre de ses prédécesseurs – mais la régularité de la succession de son père, coupable à leurs yeux de la mort brutale de son aîné Richard III en 1026. Ils vont jusqu’à égorger le sénéchal Osbern, le protecteur de Guillaume, dans la chambre qu’il partageait avec lui. En 1046, averti par le fou de sa cour, le jeune homme doit fuir Valognes dans la nuit et, au terme d’une cavalcade épique, trouver refuge à Falaise. Conscient de la faiblesse de sa situation, il se tourne vers son suzerain, Henri 1er, garant de l’intégrité de son héritage. C’est donc assisté des troupes françaises qu’il vainc les rebelles au Val-ès-Dunes, dans la plaine de Caen, au cours de l’été 1047.

Fort de ce succès, il instaure la trêve de Dieu devant les reliques de saint Ouen, lors du concile de Caen. Il exile certains fauteurs de troubles et démet progressivement les « richardides » de leurs fonctions, qu’il confie à sa famille maternelle ou encore à des moines connus pour leur orthodoxie et leur engagement au service de la réforme de l’Église. Mais il fait aussi preuve d’une certaine prudence politique, étonnante au regard de son âge, en évitant de s’aliéner définitivement les nobles insurgés. « Les barons se réconcilièrent avec le duc. Ils lui promirent et lui donnèrent tant qu’il leur octroya et conserva sa paix et les tint pour quittes de leurs infidélités. » (1)

Défendre et consolider ses terres

Guillaume se montre ainsi soucieux de ramener la paix et de construire l’État normand, ce qui passe par la conclusion d’une solide alliance matrimoniale. Son choix se porte sur Mathilde, petite-fille du roi de France et fille du puissant comte de Flandres, Baudouin V. Mais le pape s’y oppose. Au regard de la loi canonique, l’union est illégale car les jeunes gens sont cousins au 5e degré (il faudra attendre le concile de Latran de 1139 pour que la règle soit ramenée à 4 degrés).

En réalité, le pape cherche dans cette affaire à régler ses comptes avec la Flandre, en lutte contre l’empereur Henri III en qui le souverain pontife place ses espoirs pour réformer l’Eglise, mais aussi avec les Normands qui, dans le sud de l’Italie, sont comparés à de « nouveaux Sarrazins ». Le mariage est tout de même célébré à Eu, discrètement, au début des années 1050. Si l’interdit pontifical frappe officiellement la région, les rapports avec Rome se normalisent rapidement avec la promesse par le jeune couple ducal de créer deux abbayes à Caen : l’abbaye aux Hommes (dédiée à saint Étienne) et l’abbaye aux Dames (dédiée à la Sainte-Trinité), et par le concordat de Melfi qui, en 1059, légitime en Italie du Sud les conquêtes des Normands, devenus les nouveaux protecteurs du Saint Siège. (2)

Guillaume entreprend de consolider les frontières du duché, à l’ouest et au sud notamment, face au seigneur de Bellême (près de Domfront) et d’Alençon. Le roi de France, inquiet de la montée en puissance de son vassal normand, joint de temps à autre ses forces aux troupes angevines pour menacer les frontières de la Normandie. Mais Guillaume l’emporte toujours, en privilégiant la ruse, notamment lors de la bataille de Mortemer, en 1054. Les tensions avec ces voisins s’apaisent en 1060, une année marquée par la mort du comte d’Anjou, mais aussi par celle du roi, qui ne laisse qu’un jeune garçon de 8 ans, Philippe 1er, sur le trône de France. La régence est confiée à Baudouin de Flandres, oncle du Capétien, mais également beau-père de Guillaume. Les Normands doivent cependant s’imposer dans le Maine, contre des seigneurs insoumis contestant encore le testament du défunt Herbert II qui avait fait de Guillaume son héritier : Le Mans et Mayenne sont assiégés. Le comté échoit finalement au fils de Guillaume, Robert, qui prête hommage au nouveau comte d’Anjou.

Le destin se joue au Nord

Mais c’est une autre promesse d’héritage qui mobilise bientôt toutes les énergies du duché : celle du trône d’Angleterre. En 1042, l’avènement d’Édouard le Confesseur avait clos l’intermède des rois danois dont l’usurpation l’avait contraint, encore enfant, à vivre exilé en Normandie, patrie de sa mère, sœur du duc Richard II. Il a ainsi passé 25 ans à la cour ducale, qu’il connaît bien. Dès 1051, un conflit l’oppose à son beau-père, l’earl (comte) du Wessex, Goldwine, qui en tant que chef d’une puissante famille anglo-danoise, conteste violemment la présence de nombreux Normands dans l’entourage royal, et la désignation par Édouard, sans enfant, de Guillaume comme héritier.

Godwine finit par s’exiler mais pour mieux revenir, l’année suivante, à la tête d’une flotte qui remonte la Tamise. Une assemblée statue sur la restitution de ses biens, et de nombreux Normands sont chassés. À sa mort en 1053, son fils Harold reprend ses charges. Ce dernier s’illustre rapidement en contrant une invasion galloise et devient l’homme fort du royaume.

En janvier 1066, sur son lit de mort, Édouard serait revenu sur la parole donnée à Guillaume. Harold est reconnu roi par l’assemblée du Witenagemot (3) et couronné. Or, deux ans auparavant, fait prisonnier lors d’un séjour outre-Manche, il avait été libéré par Guillaume à qui il avait prêté hommage. Le duc, qui ne compte pas abandonner son héritage, le juge parjure, mobilise son aristocratie derrière ce projet ambitieux et reçoit le soutien du pape Alexandre II qui lui fait parvenir la bannière de Saint-Pierre pour légitimer son action. Les préparatifs commencent, avec la construction d’une flotte de 700 navires. Près de 7 000 hommes, dont un tiers peut-être de combattants à cheval, s’embarquent pour une traversée rendue périlleuse par des conditions météorologiques difficiles.

Tandis que les Normands finissent par aborder la côte anglaise au niveau du village de Pevensey et s’empressent d’ériger une motte (4) à Hastings, avec des pièces de charpente emportées toute faites, Harold doit faire face à une autre menace. Les Norvégiens d’Harald III « à la tête dure », prétendant lui aussi à la couronne, quittent leur point d’appui des îles Shetlands pour descendre vers le ud et s’emparer de York. Il faut toute l’ardeur du roi anglais, arrivé à bride abattue depuis Londres, pour reprendre la ville à l’issue du combat de Stamford Bridge. Libéré par la mort d’Harald mais aussi de son propre demi-frère Tosti qui s’était allié avec l’ennemi scandinave, le danger norvégien ainsi écarté, Harold peut se retourner, moins de trois semaines plus tard, contre l’armée normande.

La conquête de l’Angleterre

Le 14 octobre 1066, les Anglais prennent position sur une hauteur proche de Hastings. Archers, combattants à pied et chevaliers se déploient sur un front de 800 mètres. En contrebas, les Normands sont encadrés à droite par les Français et les Flamands, à gauche par les Bretons. Le combat est engagé par les hommes de Guillaume, qui abordent la pente mais sont bloqués par une première ligne anglo-saxonne très solide. Le duc normand doit s’engager dans la mêlée pour redonner de l’allant à ses troupes mais, lorsque son cheval est tué sous lui, tous croient à sa mort et sont prêts à fuir le champ de bataille, jusqu’à ce que Guillaume enlève son casque pour se faire reconnaître. Les Anglo-Saxons se risquent alors à quitter leurs positions à flanc de colline pour se lancer à la poursuite de la cavalerie adverse qu’ils croient en déroute mais qui se retourne contre eux à plusieurs reprises – une ruse souvent utilisée par les troupes normandes. Harold est mortellement d’une flèche dans l’œil au cours des combats qui suivent, à l’endroit où Guillaume fera édifier, pour célébrer sa victoire, le maître-autel du prieuré de Battle. Mais c’est assurément la fameuse tapisserie de Bayeux (une broderie en réalité) qui inscrira l’affrontement dans la plus longue mémoire européenne. Réalisée dans les années qui suivent Hastings – à la demande du duc lui-même, ou de son demi-frère, Eudes – l’œuvre représente 58 scènes de la conquête sur 70 mètres de long.

Il faudra près de six ans à Guillaume pour s’imposer véritablement dans son nouveau royaume. Couronné à Westminster dès Noël 1066, il estime être monté sur le trône « par droit héréditaire autant que par droit de conquête » (5) et s’attache à ramener la paix au sein d’une population qui a subi les pillages de ses troupes, perçues comme une armée d’occupation. S’il se montre soucieux de l’ordre public, en surveillant le comportement des siens et en faisant pénitence pour les meurtres commis, il confisque néanmoins les terres des vaincus de Hastings morts au combat, taxe lourdement le pays, use du trésor pour distribuer cadeaux et récompenses à ses fidèles, entraînant la disparition progressive de l’élite anglo-saxonne. Vingt ans après la conquête, tous les évêques sont déjà normands.

La noblesse locale se sent humiliée par un souverain qu’elle juge étranger et les envahisseurs suscitent l’hostilité, surtout dans les régions les plus septentrionales. La Northumbrie se révolte d’ailleurs en 1069 et les rebelles, alliés aux Danois, infligent une sévère défaite aux Normands. Quant aux habitants du Yorkshire, ils gardent en mémoire la violence de la pacification imposée par leurs nouveaux maîtres, qui rencontrent moins de difficultés avec l’Écosse, dont le roi, Malcolm, devient le vassal de Guillaume en 1072.

Les années 1080 marquent l’apogée de cette domination normande sur l’Angleterre : le Domesday Book compile l’ensemble des biens fonciers et des revenus d’une population soigneusement dénombrée, tandis que les seigneurs prêtent serment d’allégeance à l’assemblée de Salisbury.

Combattre, encore et toujours…

Contraint pendant vingt ans à une impossible ubiquité, Guillaume doit partager son temps entre les deux rives de la Manche, entre Londres et ses terres normandes. Il a en effet refusé de déléguer ses fonctions ducales à son aîné. À 25 ans, Robert Courteheuse n’est que comte du Maine et manifeste son impatience d’assumer des charges plus importantes – et plus rémunératrices. Il entre en conflit avec son père à la fin des années 1070, quitte la cour et trouve refuge chez les ennemis potentiels de Guillaume, à l’heure où de nouvelles tensions avec la Flandre, mais aussi avec le roi de France, ternissent la fin du règne. Il faut faire face au complot d’un demi-frère, l’évêque de Bayeux, mais aussi à la mort de Mathilde, en 1083, et à la perte du Vexin français. La campagne menée en 1087 jusqu’à Mantes-la-Jolie sera la dernière : le duc de Normandie est gravement blessé.

Avant de s’éteindre à Rouen, il pardonne à son aîné et lui confie la Normandie, menacée par le retour de l’anarchie, tandis que Guillaume le Roux, son deuxième fils, hérite de la couronne d’Angleterre. Si son troisième fils, Henri Beauclerc, semble lésé par ces décisions, c’est lui qui unifiera en 1106 sous son autorité les deux héritages, en créant ainsi un nouvel ensemble territorial porteur de bien des conflits à venir.

Sa fille – mariée à Geoffroy Plantagenêt, l’héritier du comté d’Anjou – donnera naissance à Henri, son petit-fils, qui épousera Aliénor d’Aquitaine. Une nouvelle page, toute « bruit et de fureur », s’écrira alors entre l’Angleterre, la France et le continent.

Emma Demeester

Notes

  • Le Roman de Rou, histoire des ducs et du dché de Normandie due au chroniqueur Wace.
  • Sur l’aventure des Normands de Sicile, voir Mathilde Conrad, La Sicile normande, in Sicile, Culture Guides Clio, PUF, Paris, 2008.
  • Witenagemot: institution politique dans l’Angleterre des Saxons qui regroupait les personnalités les plus importantes et les plus puissantes du royaume.
  • La motte castrale est typiquement un ouvrage de défense médiéval, composé d’un rehaussement important de terre rapportée de forme circulaire, la « motte ».
  • Guillaume de Poitiers, historien de la Normandie ducale, contemporain de la reine Mathilde, Gesta Guillelmi Ducis Normannorum et regis Anglorum, in Guillaume de Poitiers : Histoire de Guillaume le Conquérant, Les Classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, Les Belles Lettres, Paris, 1952.

Bibliographie

  • Michel de Boüard, Guillaume le Conquérant, Fayard, Paris, 1984.
  • Jean Mabire, Guillaume le Conquérant, Art et Histoire d’Europe, Paris, 1987.

Chronologie

  • 1027 : Naissance de Guillaume, fils du duc Robert le Magnifique, dit aussi Robert le Diable.
  • 1035 : Guillaume, enfant, succède à son père.
  • Vers 1050 : Mariage avec Mathilde, fille du comte de Flandre.
  • 1063 : Conquête du Maine.
  • 1066 : Bataille d’Hastings. Guillaume est couronné roi d’Angleterre.
  • 1086 : Domesday Book.
  • 1087 : Mort de Guillaume le Conquérant. Ses fils, Robert Courteheuse lui succède en Normandie et Guillaume le Roux en Angleterre.

Photo : Statue de Guillaume le Conquérant à Falaise, bronze de Louis Rochet (1851). Licence (CC BY-SA 3.0)