Fête de la Sainte-Lucie (13 décembre)
Partout, de la Méditerranée aux Fjords scandinaves, nous la trouvons associée à des rites d'illumination.
Cette mystérieuse Lucie que les héritiers des Vikings honorent chaque année le 13 décembre par une fête de lumière doit avoir son origine dans le fond ancien des mythes germano-scandinaves. Par-delà l’apparence trop bien construite d’une figure de martyre des premiers siècles importée d’Italie, se profilent les lointaines silhouettes des divinités nordiques, celles-là mêmes qui, dans les pays germaniques, s’incarnent dans les thèmes de la déesse Holda ou de la Dame Holle des contes.
Les deux visages de Lucie
À l’origine, Lucie, comme Dame Holle, se dédouble en deux aspects totalement opposés. Elle apparaît comme aimable et bonne, et cette polarité bénéfique a subsisté dans le mythe ritualisé de décembre : elle est la bonne fée qui apporte la Lumière et les cadeaux de la Lumière. Et d’autre part, elle possède un aspect terrible et malfaisant parfois, en sorte que, là où elle n’est plus la sainte, elle se présente dans l’iconographie et l’imagerie populaire telle une méchante fée, ou prend quelque silhouette fantomatique à tête d’oiseau. Son arrivée le 13 décembre dans le Böhmerwald par exemple, fait peur aux enfants.
Ce double aspect d’un être qui d’une part est lumineux et dispense des bienfaits et qui d’autre part, semble lunaire, inquiétant et cruel, correspond véritablement à un mythe d’origine. La mauvaise Lucie, comme le Père Fouettard qui accompagne Saint-Nicolas, est investie d’un pouvoir de justice, à l’exemple des Nornes, l’équivalent des Parques de la Grèce. Selma Lagerlöf en donne un exemple caractéristique dans La légende de la fête de la Sainte-Luce qui oppose Dame Rangela, avare et méchante, à Dame Lucia, bonne et généreuse. C’est l’intervention de Lucie de Syracuse qui, dans ce conte merveilleux, fera justice du mal et du bien. Quand vient Sainte-Lucie, liée au destin des hommes, c’est pour récompenser ou châtier les enfants. Dans la tradition populaire, elle est le vestige de la Vieille et Jeune Mère du Monde quand elle se manifeste. L’Europe du Nord en a fait l’éternelle déesse de la Terre, Erda ou Holda.
Ce rapport qui existe entre la sainte et la déesse Holda qui préside aux tâches domestiques, nous le trouvons dans le Tyrol autrichien où, le jour de la Sainte-Lucie, il est interdit d’utiliser le rouet ou de filer la quenouille. Tout mouvement s’arrête ce jour-là comme au cours des Douze Nuits sacrées de la fin de l’année. Le rouet ne tourne plus, la charrette ne sort pas, le lin n’est pas filé, le pain n’est pas enfourné et le tissu ne doit pas rencontrer l’aiguille. Ceci évoque bien entendu certains contes de Grimm comme Les trois fileuses ou La Belle au Bois Dormant qui justement s’inscrivent dans le paysage hivernal de la dernière semaine avant Noël. Autrefois, chez les minorités allemandes peuplant la Hongrie, Lucie, ce jour du 13 décembre, visitait les fileuses, faisant ainsi référence à l’activité même des trois Nornes tissant et entremêlant les fils du destin de tous les êtres.
La nuit de la Sainte-Lucie était considérée aussi comme une période d’intense activité pour les sorcières, au même titre que la nuit du Premier mai, celle qu’on nomme Walpurgisnacht. De nombreuses coutumes sont destinées à chasser les sorcières qui hantent le ciel nocturne de la Sainte-Lucie. C’est la nuit où l’on peut voir le plus grand nombre de feux-follets. Comme dans toute fête où l’aspect chamanique est encore présent, nous verrons qu’un lien très fort existe entre le personnage de Lucie et les rites de la mort. Par exemple, à minuit, apparaissait une lueur mystérieuse au ciel. Ceux qui avaient le courage d’observer cette étrange lumière, cette Luzieschein, recevaient le « don de voyance » et étaient capables de lire le destin sur la route infinie du temps. Ils passaient en fait du côté du chaman, car ce courage qui était demandé était de ne pas dormir avant la vision de la Lumière.
Il est dit en Autriche que l’on doit veiller jusqu’à minuit pour voir apparaître Lucie. Ceux qui s’endorment n’auront pas de chance dans l’année à venir. Dans le conte de Selma Lagerlöf, nous lisons :
« Une boule de feu… traversa l’espace plus vite qu’un œil ne pouvait suivre sa course, arriva droit sur Börtsholm.(…) Sur cette boule de feu voyageait une jeune pucelle qui s’appuyait dessus du bout de l’orteil, tandis qu’elle tenait les bras levés en l’air et semblait jouer et danser sur le véhicule incandescent. »
C’est ainsi que témoigne le gardien de la Tour de Börtsholm, devant cette vision nocturne de la sainte envolée de sa crypte de Syracuse pour répondre à la prière angoissée de Dame Lucia et la sauver du déshonneur. Selma Lagerlöf s’est inspirée de la légende du Värmland suédois selon laquelle une femme vient mystérieusement sur un bateau apporter des vivres à la population affamée. Il faut toutefois préciser que le tombeau de la sainte n’est pas à Syracuse, mais à Venise. Cependant Sainte Lucie reste particulièrement honorée à Syracuse où elle est morte martyre au début du IVe siècle. Il est d’usage, dans cette ville, d’allumer des feux de joie le soir de sa fête, dans une atmosphère de grandes processions aux flambeaux.
Sainte Lucie, sainte lumière
Partout, de la Méditerranée aux Fjords scandinaves, nous la trouvons associée à des rites d’illumination. Sainte Lucie, sainte Lumière, est un nom qui est synonyme de lumière par l’évidence même du langage puisqu’il émane de la racine latine Lux qui est la lumière. Le compositeur Theodoro Cottro a dédié à Lucie une chanson dans le pur style napolitain, Santa Lucia, sur l’andantino d’une douce mélodie qui a fait le tour du monde. La Suède aussi a ses chansons et ses rondes enfantines pour le jour de la Sainte-Lucie, lorsque les jeunes filles sont coiffées de lumière. Cependant le traditionnel Sankta Lucia est également chanté en Suède et dans les pays germaniques.
On explique parfois la couronne lumineuse des jeunes Suédoises et les rites d’abondance de lumière par le martyre de Lucie. C’est une surimposition historique hasardeuse, car ces rites puisent essentiellement leur origine dans le mythe cosmogonique du solstice d’hiver. Il est certain qu’au fil des siècles, des mythes secondaires, historiques, sont venus se greffer sur les mythes d’origine. Or, voici ce que dit le Bienheureux Jacques de Voragine, dans sa Légende Dorée, à propos du martyre de la sainte de Syracuse.
« Paschase lui enjoignit de sacrifier aux idoles. Mais Lucie répondit : Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est de visiter les pauvres et de les aider dans leurs besoins. Et comme je n’ai plus rien à offrir, je vais m’offrir moi-même au Seigneur. Alors le consul, exaspéré, fit allumer autour d’elle un grand feu, et ordonna de jeter sur elle de la poix, de la résine et de l’huile bouillante. »
Les flammes s’éloignèrent miraculeusement de son corps. Seuls ses yeux furent brûlés, mais la miséricorde divine, devant sa foi et son courage, lui rendit la vue dans un regard encore plus rayonnant de beauté. Il n’est pas un moment où le soleil soit absent, même dans le creux sombre de l’hiver. Une parcelle de sa lumière est installée pour toujours au centre de notre être. C’est ce que veut signifier le message d’une martyre chrétienne, une sainte, la sainte de la Lumière.
On dit au Tyrol que Sainte Lucie fait ouvrir au jour ses grands yeux. C’est pourquoi le matin du 13 décembre, dans chaque foyer nordique, une petite Lucie devient la messagère du retour triomphal du soleil. Le dicton météorologique « À la Sainte Luce le jour croît du saut d’une puce » illustre tout à fait ce moment et se trouve curieusement confirmé par l’observation astronomique. À cause d’un phénomène de glissement du midi solaire, du fait que la vitesse de la terre dans sa course autour du soleil est inégale, le coucher du soleil est plus tardif à partir du 13 décembre. Ce n’est qu’apparence, car ce que nous gagnons le soir nous le perdons le matin. Si ce dicton de la Sainte-Luce trouve sa justification, c’est qu’il apparût dans un temps où il était très apprécié de pouvoir poursuivre les travaux agricoles à la lumière du jour. Mais ce qui correspondait autrefois au 13 décembre, en raison de l’avance prise par nos calendriers, se situe entre le 11 et le 12 décembre, à l’aube de ce nouveau siècle. Le soleil entre déjà dans la maison, avant l’heure solsticiale d’hiver, avant le 21 décembre, apportant rituellement deux précieux cadeaux pour le monde, lumière et nourriture. Les jeunes filles se parent de couronnes de feu et, portant le plateau du déjeuner matinal, vont offrir à leurs parents, à tous ceux qu’elles aiment, le don d’un regard de lumière habité par le cœur.
Il faut se demander pourquoi un culte qui doit son origine à une martyre chrétienne de l’Italie du Sud a pu s’enraciner en terre scandinave, au nord de l’Europe. Ce sont sans doute les Vikings, au retour de leurs courses lointaines, qui rapportèrent cette lumineuse légende. Il est vrai aussi que le 13 décembre correspondait à la date du solstice d’hiver avant l’introduction en Suède du calendrier grégorien. Au XVIIe siècle, le jour de la Sainte-Lucie prit rang de fête nationale. Le culte de la Lumière retrouvait ainsi la splendeur qu’il connaissait au temps de Zoroastre et de l’antique Égypte.
Vers un retour à la coutume originelle ?
La couronne de Lucie est appelée en Suède la Lille Jul, la petite couronne lumineuse de Noël. Cette couronne est composée selon la coutume avec du feuillage d’airelles. C’est la première grande sacralisation de la Lumière, c’est à dire du soleil, dans le cycle noëlique de Jul. Sainte Barbe et Saint Nicolas n’en sont que les prémices. Cette couronne porte traditionnellement cinq bougies qui correspondent au chiffre sacré de Noël, comme l’étoile à cinq branches, alors que toute représentation moderne nous montre sept bougies. Les descriptions que font les revues ou même les ouvrages sur le sujet reprennent cette erreur. Pierre Vial, pourtant si soucieux des traditions européennes, parle des sept bougies de la Lucie suédoise, dans un article de National-Hebdo du 21 décembre 1994. Il n’est d’ailleurs plus possible de trouver de nos jours, sur les marchés de Noël, un authentique arbre suédois de la lumière, en forme de triangle, blanc comme la neige et portant ses cinq bougies, symbole de Noël et de son Étoile. Nous ne voyons plus que ces chandeliers à sept branches, complète confusion ou volontaire complaisance envers une tradition qui est loin d’être la nôtre.
Aujourd’hui, la fête suédoise de Lucie dégénère, elle aussi. Les jeunes filles apportent toujours à leurs parents, le matin du 13 décembre, les petits pains au safran, les Lussekatter. Cependant, ce n’est plus la fée des légendes qui entre dans la chambre, mais la fée électrique. La couronne qu’elles portent n’est guère souvent ornée de vraies bougies tant on craint d’enflammer leurs belles chevelures blondes. Des lampes à piles ont remplacé la flamme des ancêtres.
Mais il y a bien pire encore. La fête de l’ancienne déesse de la Lumière prend un tel caractère publicitaire qu’elle perd tout contact réel avec sa véritable tradition. Elle peut devenir le support d’actions publicitaires diverses, comme nous le montre un reportage publié dans la revue féminine ELLE, en 1966 déjà, avec la participation de la firme Mazda et du chanteur Mouloudji. Mais, après tout, Mazda n’est-il pas le dieu de lumière des zoroastriens ?
L’élection d’une Reine de la Lumière, avec le concours national des Lucia, fut inaugurée en 1927, par le journal social-démocrate Stockholms Tidningen. Ainsi est née, à travers une conception complètement détournée de la fonction de reinage, la prolifération d’une multitude de Miss Lucie et d’un culte stérile de la personnalité. Nous avons là un exemple parfait d’une complète dégénérescence à travers nos plus pures traditions d’Europe. Cette récupération d’un mythe primordial lié à la lumière solsticiale se traduit aujourd’hui par un réductionnisme mercantile et égocentrique, agissant sur la morphologie même du rite.
Nous devons revenir à la simplicité originelle de la coutume. Traduisons-là en langage de notre époque, certes, mais à travers une esthétique sans faille. La lumière doit briller, mais la vraie lumière originelle, celle de la mère abeille, pure, ineffable, lumière chrétienne d’une Lucie sanctifiée par son hypostase même au cœur du théâtre de l’éternel festival païen.
La personne de Lucie peut paraître assez étrangère à la Suède où la seule déesse Holda ou Holle préside à la Lumière, celle du foyer. Il faut cependant signaler la présence d’une antique divinité païenne suédoise nommée Lusse ou Lussi. Lucie a très bien pu venir chez les Scandinaves par trois sources. Les Vikings sont allés en Sicile. Nous avons dit qu’ils ont pu rapporter cette légende d’une fille Lumière et transcrire sur les pierres runiques que nous connaissons, la Saga de cette fée guérisseuse, rendant la vue aux aveugles et liée à la célébration du jour le plus obscur de l’année. Une autre source de propagation du mythe peut passer par l’empereur Frédéric II, hérétique et gibelin, très curieux des faits concernant la religion populaire, à l’exemple des cathares à la même époque.
On dit que c’est au XVIIIe siècle que Lucie, en tant que manifestation du folklore, apparaît en Suède. En supposant que nous pouvons l’attester sur la foi des écrits du passé et de la tradition orale, il n’en reste pas moins vrai que le mythe d’une déesse de lumière a des sources plus anciennes en Europe du Nord. Les coutumes d’autrefois, en ce qui concerne cette Lucie rayonnante, se retrouvent dans tous les pays germaniques et présentent de grandes similitudes avec les cultes adressés à la déesse Berchta ou Holda ainsi qu’avec le culte solaire de Freya. Il suffit de relire Georges Dumézil pour en avoir la preuve. La fusion qui a toujours existé entre le culte des morts et celui du soleil est mise en évidence par certaines pratiques qui, autour du 13 décembre, rappellent celles de Samhain. En Hongrie comme en Pologne il est d’usage de laisser une chaise vide à la table familiale, le soir de la Sainte-Lucie, pour favoriser le passage invisible des ancêtres. En Bourgogne, le 13 décembre à midi, on allume une branche de buis bénit des Rameaux de l’année. Il existe dans le Sud pyrénéen une certaine sonnerie de cloches appelée Laudettes de Noël qui commencent à teinter à partir du 13 décembre. Une autre coutume, qui ressemble à celle des Champs-golots vosgiens dont nous parlerons au moment de Pâques, évoque aussi ce lien de Lucie avec la mort. À Fürstenfeldbrück, village autrichien, les enfants jettent au fil de l’eau des Maisons de Lucie toutes illuminées et qu’ils ont construites pendant cette première période de l’Avent. On dit, mais c’est seulement la version historique et non rituelle, que ces maisons commémorent l’intervention de sainte Lucie qui aurait détourné de la ville une menace d’inondation en 1785. Or l’image est suffisamment parlante à l’esprit de ce cortège d’embarcations illuminées sur l’eau courante qui les emporte loin du regard des vivants.
Gérard Leroy
Source : Nos racines – Fêtes et traditions d’Europe au fil des saisons, de Gérard Leroy, 2021, Versipellis, 414 pages et près de 400 illustrations et dessins originaux. Édition reliée, format à l’italienne.
Photo : Claudia Gründer via Wikimedia