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Ulysse dans le monde d’Hermès, de Jean-Michel Ropars

En lisant ce livre très fouillé, ambitieux et de belle tenue, on apprend beaucoup de choses sur cette figure divine « si profondément originale dans ses innombrables contradictions ».

Ulysse dans le monde d’Hermès, de Jean-Michel Ropars

Les affinités d’Ulysse et d’Hermès sont évidentes et ont été mises en lumière depuis le XIXe siècle : le dieu des voleurs trouve comme un équivalent humain dans le héros aux mille tours et mille noms, son arrière-petit-fils. Nous aurions tendance à en rester sur cette analogie, mais Jean-Michel Ropars va plus loin dans ce livre : invoquant Dumézil et sa magistrale lecture du Mahâbhârata comme transposition du mythe dans le monde des hommes, dans le champ de l’épopée, il propose de voir en Ulysse « le reflet historicisé et socialisé d’un dieu (Hermès) » (p. 21) et d’interpréter ses errances selon le caractère « souffrant et lunaire » d’Hermès.

Avant toute chose, on ne voudrait pas manquer de saluer l’ambition de ce travail de synthèse, qui retrace une belle aventure intellectuelle (osons le dire : une odyssée) à travers un immense corpus documentaire et une bibliographie très riche et fait ressortir une myriade de facettes d’une figure divine très mystérieuse. Ainsi, la première partie souligne très bien le côté philanthropos (ami des hommes) d’Hermès et sa dimension « roturière » de tâcheron des dieux, exploitée à des fins comiques par Lucien de Samosate. Cela le rapproche indéniablement des hommes, mais qu’en est-il d’Ulysse ? Développant le propos de la Laurence Kahn sur Hermès dieu de l’union des contraires, trickster volontiers amoral, Ropars contribue à mettre en valeur l’ambivalence d’Ulysse, qui trouve son illustration la plus frappante dans les nombreux doubles qu’il doit affronter. Odysseus n’est-il pas étymologiquement « le détesté » ? L’auteur expose clairement cette lutte contre soi, qu’il résume comme une « situation d’attraction/répulsion » (p. 46) : quand il lutte contre Iros, réduit au silence Thersite, tue Dolon, trahit Palamède, il n’est guère contestable que le héros affronte aussi des facettes de sa propre personnalité. Toutefois, il peut sembler un peu facile, au nom de cette coincidentia oppositorum, d’associer le héros à la position centrale (p. 42-43) comme aux « espaces liminaires » et « confins » (pp. 38, n. 140 et 135) où se meut Hermès : dans ces conditions, quels sont donc les lieux non odysséens ? Ce systématisme biaise le propos, au point de déformer parfois sensiblement le portrait d’Ulysse.

Ainsi, le roi d’Ithaque n’est certes pas le plus grand des guerriers, surtout compte tenu de la compétition ; il paraît toutefois exagéré de dire qu’il « n’est pas non plus un guerrier très courageux » (p. 56) ou qu’il se montre « plutôt lâche, comme toujours » (p. 113) : fuir devant un ennemi manifestement plus fort est loin d’être accablant dans l’Iliade (Hector était-il lâche ?). Il nous semble mesquin de considérer le massacre des prétendants comme « guère glorieux » (p. 27) et l’épreuve de l’arc s’apparente bien à une aristie. Ajoutons que, si l’arc et les flèches sont souvent décriés par les héros principaux, il y a quelque opportunisme poétique en la matière : le traître Pandaros manie l’arc, mais aussi le frère d’Ajax, Teucer ; il s’agit aussi d’un apanage d’Héraclès, qu’il serait mal venu de qualifier de lâche. Pour rester dans le domaine indo-européen, Georges Dumézil notait que l’épée servait parfois d’arme « minima » attribuée à la troisième fonction, opposée à l’épieu, à l’arc ou à la massue des souverains et des guerriers. On ne saurait donc être trop catégorique dans la disqualification de l’arc et des archers : ici, comme souvent, il faut mieux prendre en compte l’économie globale de l’œuvre littéraire.

Pareillement, Ropars force le trait quand il évoque le rapport d’Hermès et d’Ulysse à la nourriture : le fait qu’Hermès soit un dieu vorace est notable, mais cette observation s’appuie essentiellement sur l’Hymne homérique et sur la comédie. Les exigences de l’argumentation amènent à fausser encore le portrait d’Ulysse : ainsi, on ne nous dit nulle part qu’il « se précipite sur les mets » (p. 65) chez Calypso. Le contresens est complet quand on affirme que, lors de son ambassade, Ulysse commence par parler de nourriture à Achille, « type même du héros que ces préoccupations normalement indiffèrent » (p. 61) : au contraire, c’est le Myrmidon qui demande à Patrocle de servir à manger, tandis qu’Ulysse revient à l’ordre du jour. De surcroît, on peine à imaginer que les héros typiques soient indifférents à la nourriture, leurs festins répétés ayant même indisposé les savants du XVIIe siècle ; remarquons d’ailleurs que les larmes ne déprécient pas davantage un héros homérique, à moins de supposer que Priam et Achille partagent cette « caractéristique féminine » (p. 167, n. 402). Par conséquent, si ce développement relève bien la dimension concrète des épopées homériques, il tourne au réquisitoire déplacé contre la « gloutonnerie » du personnage (p. 61-63). La mythologie proposait des figures de gloutons monstrueux ou héroïques nettement plus convaincantes, qu’il s’agisse d’Amycos, Idas ou même Héraclès : la faim prosaïque d’un aventurier naufragé à répétition fait pâle figure en comparaison. Ces interprétations faiblement étayées sont cependant le point de départ d’un glissement à l’issue duquel l’auteur affirme avec un bel aplomb qu’Ulysse est habité par « une obsession sur la nourriture qu’on qualifierait volontiers de gloutonnerie, la couardise, la cleptomanie » (p. 101) ; du fait qu’Ulysse se soucie de se nourrir, on en arrive à parler d’une « incroyable et constante voracité » (p. 169), qui le pousse à « s’empiffrer » (p. 172). La méthode est plus que contestable. Ajoutons cependant que le dossier comparatiste peut encore étayer la caractérisation proposée pour Ulysse, Hermès ou les deux : dans la Gylfaginning nous voyons le dieu trickster Loki engagé dans un concours de gloutonnerie, où il affronte un nommé Logi… Dans les recherches d’Axel Olrik sur les « survivances de Loki dans le folklore moderne », c’est également ce dieu, réduit à un rôle de lutin rusé, qui avale la plus grosse partie du repas du géant qui l’a embauché, puis lui enfonce un pieu rougi au feu dans l’œil. Démêler la part d’héritage indo-européen, d’influences étrangères, et de constantes récurrentes dans les figures de trickster nous emmènerait cependant trop loin.

La thèse annexe, sur la dimension « souffrante et lunaire » d’Hermès et Ulysse, est très peu convaincante : l’auteur part d’une observation de structure concernant l’Odyssée, et la développe de belle manière avant de la pousser jusqu’à l’identification outrancière (« allégorie lunaire », lit-on p. 177). Il est significatif qu’il lui soit nécessaire d’aller chercher un article de Jean Haudry sur le domaine baltique pour appuyer son propos concernant Hermès, en vérité bien peu lunaire. Le reste est fait d’interprétations aventureuses de comparaisons épiques et de lectures tendancieuses de différents épisodes : encore plus que pour la thèse principale, le raisonnement se fait par sauts, gambades et contournement des obstacles et, comme de coutume, l’ingéniosité érudite a beau jeu de proposer des reconstructions hardies et convaincantes, jusqu’à ce que l’on prenne en compte l’ensemble des données. Citons ainsi l’habile « croquis du cycle lunaire » en 12 stations, appliqué aux errances d’Ulysse, prenant les Sirènes comme une étape, mais excluant la (véritable) étape chez les Phéaciens, sans parler des divers allers-retours. Si Ulysse est assurément un homme « qui a beaucoup souffert », Hermès ne l’est guère et l’auteur doit donc faire appel à des arguments de moins en moins probants : il invoque un bronze crétois représentant (peut-être) Hermès fouetté, assimile le dieu à Pan ou aux satyres, souvent bastonnés, cite l’épisode (sacrilège et non rituel) des Hermocopides et les nombreuses statues d’Hermès dont le nez a été cassé (comme des milliers d’autres)… En bref : pour Hermès souffrant, les preuves sont faibles ; pour Hermès lunaire elles sont pour ainsi dire nulles.

L’esprit de système s’insinue partout, de manière souvent aberrante, avec des résultats comiques parfois : ainsi, Pâris, Tirésias, Éole, et plus ou moins tout l’entourage d’Ulysse, adversaires et adjuvants, sont décrits comme « hermaïques » à un moment ou un autre du livre. La facilité avec laquelle on trouve des traits hermaïques à tous les personnages reflète bien le côté humain, ambivalent, voire contradictoire du dieu, mais mine tout à fait l’argument de l’auteur. Une telle vision globalisante de la mythologie, au service d’un impérialisme hermaïque, s’avère trompeuse, car Hermès, en plus d’être un dieu, est aussi un personnage littéraire. Ainsi, le parallélisme entre Odyssée et Hymne homérique à Hermès nous en dit plus sur l’art poétique de l’auteur de ce dernier, au Ve siècle, que sur la nature profonde d’Hermès. Si, non content de jongler avec les différentes facettes d’une divinité, on les systématise, tout dieu peut devenir dieu d’à peu près tout : à titre d’exemple, selon les lieux textuels et géographiques, Apollon est dieu de la musique et du soleil, certes, mais aussi de la médecine, des jeunes gens, de la mantique, des bergers, des chasseurs, du marbre… Vers la fin du présent livre, étourdi par le déploiement d’érudition, on aura compris que derrière tout flou se cache Hermès.

L’ouvrage est en effet copieusement référencé, parfois trop, et il est à craindre que la force de l’argumentation soit inversement proportionnelle au nombre des notes : le meilleur exemple est sans doute la démonstration concernant les rites spartiates, où l’auteur tente d’introduire Hermès, parce qu’il y a du vol et des fouets ; la page 128 ne comprend plus que 4 lignes de texte, le reste étant occupé par les notes. À ce sujet, signalons d’ailleurs que Pausanias n’est pas le seul à assimiler le dieu dorien Karneios à Apollon : outre une inscription notoire et sans parler des auteurs tardifs, Callimaque le fait explicitement ; le rapprochement avec Hermès, en revanche, est très hasardeux.

Quant à la thèse principale, celle des « transpositions épiques », rappelons que cette théorie, d’abord élaborée par Stig Wikander en 1947, fut largement développée par Dumézil, qui appliqua cette herméneutique à d’autres figures légendaires (ainsi, Hadingus comme « transposition épique » de Njördhr). Cette méthode a été attaquée ou nuancée, mais ce qui en fait la force, dans le Mahâbhârata, est la structure ainsi dégagée : on ne parle pas d’une figure unique que l’on considère comme transposition d’un dieu en raison de qualités partagées, mais d’un groupe de frères, se répartissant selon les trois fonctions, avec une femme commune correspondant à un autre théologème indo-européen et ainsi de suite. Rien de tel n’est ici dégagé chez Homère.

On nous permettra une simple question pour finir : quid d’Athéna ? Son nom suffit à faire voler en éclats toute cette structure soigneusement échafaudée ; si la déesse majeure de l’Odyssée, zélée protectrice de son personnage principal, ne trouve pas sa place dans la clé herméneutique qu’on propose, celle-ci ne saurait être la bonne et il est probable qu’Ulysse ne se meuve pas tellement dans le monde d’Hermès… La cécité volontaire sur ce point en devient parfois comique ; « le retour d’Ulysse à Ithaque, nous dit-on, est placé sous le signe d’Hermès » (p. 36), ce qui est justifié par deux mentions du dieu ; de l’accueil du héros par Athéna et de leur longue conversation, rien n’est dit. La « complémentarité » entre ces deux divinités a, par exemple, été étudiée par Joseph Russo, qui faisait l’hypothèse qu’avant Homère, Hermès était le protecteur attitré d’Ulysse et qu’il fut progressivement remplacé par Athéna, divinité moins ambivalente. Comme toutes les spéculations antéhomériques, l’ensemble est infalsifiable autant qu’invérifiable, mais du moins la question du rapport entre les deux divinités était-elle posée.

En résumé, en lisant ce livre très fouillé, ambitieux et de belle tenue, on apprend beaucoup de choses sur cette figure divine « si profondément originale dans ses innombrables contradictions » (p. 173). L’ouvrage pèche cependant par le systématisme avec lequel il défend ses thèses et par sa négligence des enjeux proprement littéraires des textes. Pour terminer en citant Dumézil, on ne peut que louer l’ampleur de vue adoptée, à contre-courant de la « pente analytique et dissociative de la recherche philologique », mais sans doute cette dernière est-elle plus de mise pour un personnage qui reste in fine, le dieu insaisissable.

Vincent Smith
04/06/2024

Jean-Michel Ropars, Ulysse dans le monde d’Hermès, Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes », 2023, 248 p.