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Réinventer le travail de demain

Intervention de Victor Aubert le samedi 5 avril 2025 à La Maison de la Chimie.

Réinventer le travail de demain

Réinventer le travail de demain : comment garantir un cadre communautaire et enraciné aux Européens ?

Le travail est avant tout un impératif vital : « il faut travailler pour vivre ». « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. » (2 Th 3,10) rappelle Saint Paul dans son épitre aux Thessaloniciens.

Cependant, l’homme européen a sans cesse cherché à se libérer de la peine du travail, considéré comme une forme d’asservissement aux nécessités de la matière, enfermant l’esprit dans des considérations serviles. La Grèce antique distinguait ainsi le ponos (travail subi) de l’ergon (travail créatif et noble), tout comme Rome opposait le labor, pesanteur du quotidien, à l’opus, l’œuvre digne du citoyen libre. Le christianisme médiéval, à travers la figure de Saint Benoît, a anobli le travail comme complément naturel et continuité de la vie contemplative : ora et labora. Le labeur nous ramène à notre condition de créatures, il est une voie d’humilité.

Il faut donc se préserver de deux extrêmes : chercher à se libérer totalement du travail ou vivre pour le travail. Le refus de la démesure impose des limites : jours chômés, repos du corps, temps pour la contemplation. Remarquons que cette distinction entre le « travail aliénant » et le « travail source d’accomplissement » a été occultée par la modernité industrielle, alors qu’elle demeure essentielle pour comprendre les mutations contemporaines du travail et envisager des alternatives. L’histoire du travail est une suite de métamorphoses : de l’apparition de la manufacture à la révolution de l’IA, on est passé par la mondialisation et les délocalisations, la tertiarisation des métiers en Occident, et l’apparition des bullshit jobs, sans parler des problématiques posées par l’auto-entrepreneuriat et le télétravail. La question du travail est enchâssée dans celle de la technique et du capitalisme : quel travail échappe aux impératifs d’un monde arraisonné par la croissance du capital, où tout être n’a de valeur qu’en rapport à sa potentielle valeur marchande ? Le monde du travail moderne, c’est celui de la rentabilité qui mène aussi à considérer le monde comme une immense abstraction puisqu’à chaque être on peut substituer une quantité.

Presque toutes les transformations modernes du travail — division taylorienne des tâches, mécanisation, ubérisation, tertiarisation — tendent à renforcer la dimension aliénante du travail plutôt que son potentiel d’élévation. La promesse d’une libération totale du travail par la technique n’a abouti qu’à l’extension d’un travail sans âme, dénué de finalité autre que la rentabilité immédiate. Comme l’écrit Aurélien Berlan, l’illusion moderne de la « délivrance » repose sur un paradoxe : en cherchant à s’émanciper des nécessités du quotidien, on en vient à accroître sa dépendance aux structures économiques et techniques dominantes. Faut-il donc chercher à « se libérer du travail » ?

N’est-ce pas le cadre, la fin, les moyens du travail qu’il faut transformer ? Autrement dit, n’est-ce pas la question du sens qu’il faut poser avant celle du profit. Si la production économique est une des conditions de possibilité pour la vie de l’homme, elle ne pourra jamais être à ellemême sa propre fin sans ravager toutes les autres dimensions de la vie. Pourquoi vouloir se réapproprier le travail alors que la technique semble nous en libérer ? Parce que cette délivrance est un mirage. L’enjeu du travail n’est pas tant d’en être libéré que d’y retrouver autonomie et enracinement. À rebours du fantasme d’une société de loisirs déconnectée des nécessités du réel, l’homme européen doit chercher non pas l’abolition du travail, mais sa réintégration dans une logique communautaire et locale, où effort et transmission prennent sens.

Quels sont les problèmes posés par le monde du travail aujourd’hui ?

Si identité et communauté sont des réalités nécessaires à l’équilibre naturel d’un peuple, on peut raisonnablement constater que les conditions du travail moderne jouent contre nous. La délocalisation du travail coïncide avec le déracinement des peuples et donc leur individuation. Qui a grandi dans le village de ses ancêtres, qui peut aujourd’hui jurer qu’il ne quittera jamais sa terre à cause de son travail ?

Les nécessités économiques contraignent les peuples européens à mettre leurs attachements à leur patrie et à leur culture sous le boisseau. Travail et engagement ne font pas toujours bon ménage. Il faut des profils lisses dans le monde de l’entreprise. La nature même du travail moderne déracine et individualise : métiers sans âme qui ne nécessitent aucune culture mais des compétences abstraites, carriérisme qui pousse à écraser ses semblables et à oublier tout scrupule, système éducatif qui moule des individus conformes au standards du marché du travail.

Le travail est indissociable des dynamiques démographiques et géographiques. À l’heure actuelle, la majeure partie d’entre nous est vouée à subir son habitat en raison d’impératifs professionnels. En Europe, le secteur tertiaire concentre plus des trois quarts des emplois, ces métiers sont, pour une part, ce que David Graeber appelle des « bullshit jobs » c’est à dire des emplois à la fois inutiles, absurdes et perçus comme tels par la personne qui les occupe.

Les révolutions technologiques, que ce soit le commerce en ligne ou l’IA, bouleversent les équilibres professionnels contemporains : beaucoup de magasins sont voués à fermer, certains secteurs à être entièrement restructurés. Sur le plan économique et politique, de nombreux secteurs de notre économie sont en train de s’effondrer à commencer par l’agriculture, puis l’industrie. L’esprit du temps, l’éducation nationale, la démagogie ont produit des générations d’êtres paresseux, incultes et fragiles qui fuient les responsabilités et l’effort.

Le capitalisme pousse nécessairement l’économie dans une quête de productivité qui se fait souvent au détriment des salaires et des conditions de travail, on préfère embaucher une main d’œuvre peu qualifiée issue des pays les plus pauvres plutôt que de risquer de maintenir des salaires décents et, dès à présent, la machine concurrence le migrant. Enfin, le modèle de l’État providence ne survit qu’au prix de prélèvements exorbitants sur le travail. Ces derniers découragent les plus ardents entrepreneurs et pénalisent gravement nos entreprises.

Comment répondre à ces problèmes ? Redéfinir le travail : de l’aliénation à l’autonomie

L’autonomie ne consiste pas à se donner ses propres lois, mais à subvenir à ses propres besoins, à reprendre la maîtrise de ses conditions de vie. La modernité a instauré une séparation artificielle entre consommation et production : nous ne produisons rien de ce que nous consommons, et ne consommons rien de ce que nous produisons. Cette situation nous prive non seulement de notre autonomie matérielle, mais aussi du sens du travail : produire sans finalité tangible, accumuler sans nécessité réelle. Il faut donc poser la question fondamentale : quels sont nos véritables besoins ? Dans une société enracinée, le travail doit être limité dans le temps et proportionné aux exigences d’une vie bonne. Il ne peut être un absolu qui écrase l’existence. Il doit : répondre aux besoins vitaux (se nourrir, se vêtir, se loger) sans excès consumériste. Laisser du temps pour l’élévation de l’esprit et la contemplation. Aristote rappelle que le scholè (loisir studieux) est le propre de l’homme libre. S’inscrire dans une dimension communautaire et organique, où l’individu n’est pas un simple rouage interchangeable.

Une alternative au capitalisme déraciné : travail, identité et communauté

Loin d’être neutre, le travail moderne s’oppose activement aux principes d’identité et de communauté. Les nécessités économiques contraignent les peuples européens à mettre sous le boisseau leurs attachements à leur patrie et à leur culture. Pire, la standardisation des métiers dévalorise les savoir-faire spécifiques et enracine une logique d’individuation où le carriérisme prime sur la transmission, et la compétitivité sur l’entraide. Face à cette situation, la réponse ne peut se limiter à des ajustements politiques abstraits. Elle implique une refonte des conditions mêmes du travail et de sa finalité. Il ne s’agit pas de prôner un retour romantique à un passé idéalisé, mais de renouer avec une vision organique du travail, où effort, transmission et autonomie s’articulent au service du bien commun. C’est ici que la distinction entre travail aliénant et travail qui élève prend tout son sens.

On peut identifier trois critères permettant de reconnaître un travail épanouissant : – Il s’inscrit dans une continuité historique et culturelle. L’artisan qui perpétue un savoir-faire ancien, l’agriculteur qui cultive sa terre dans le respect des rythmes naturels, ne sont pas interchangeables avec n’importe quel travailleur délocalisé. – Il engage pleinement la personne. Contrairement aux tâches morcelées et automatisées de l’économie tertiaire, un travail noble permet au travailleur de voir l’entièreté de son œuvre, de la matière brute au produit fini.

– Il sert une communauté concrète. Travailler pour des inconnus dans un système abstrait engendre une indifférence généralisée. Travailler pour sa famille, son village, sa région, enracine l’effort dans une finalité tangible.

Vers un cadre communautaire du travail

Si nous voulons garantir aux Européens un cadre de travail enraciné, il faut articuler trois niveaux de solutions : politique, entrepreneuriale et individuelle.

Solutions politiques :

Nos futurs gouvernements doivent impérativement agir pour relocaliser l’économie sur l’ensemble du territoire en refusant d’abandonner nos campagnes, car loin des grandes métropoles, on trouve davantage de coopération que de compétition. Le sens du réel domine davantage qu’en ville, et tellement de talents mériteraient d’être révélés. Le tertiaire ne peut constituer la voie unique, il faut remettre en valeur les métiers manuels, notre peuple a de l’or dans les mains, et nous risquons de perdre des savoir-faire qui constituent notre plus grande force dans la compétition internationale. Si notre économie ne peut reposer uniquement sur le luxe, l’artisanat d’art, la haute gastronomie ou l’agriculture biologique, ce sont des métiers qui méritent d’être massivement investis pour contrebalancer l’obésité du tertiaire. Ce sont par ailleurs des lieux où la redécouverte du sens compense tous les manques à gagner.

Certes les années à venir vont connaître des bouleversements technologiques majeurs, mais n’oublions pas que la révolution du numérique n’a pas détruit la totalité des métiers. S’il est nécessaire de suivre de près les progrès technologiques pour n’être pas dépassé par eux, il importe de savoir prendre du recul. On ne comprendra les enjeux complexes posés par ces technologies que si nous avons été éduqués à la maîtrise des outils rudimentaires que sont l’écriture manuelle, le maniement du langage humain, le calcul mental, l’orientation à l’aide d’une boussole et d’une carte. Rappelons nous que les ingénieurs de la Silicon Valley mettent leurs enfants dans les écoles low-tech. Les Européens ne pourront maîtriser la technique qu’à condition qu’ils ne soient pas maîtrisés par elle.

Le protectionnisme était un gros mot pour la vieille génération des oligarques mondialistes, sa nécessité semble aujourd’hui nous rattraper. Le slogan « Les nôtres avant les autres ! » doit devenir le principe politique de base de ce deuxième quart de siècle. Il est plus qu’urgent de protéger notre agriculture, pour des raisons économiques mais surtout pour des questions de sens. Qu’est-ce qu’une France sans paysan ? L’imaginaire court termiste du profit immédiat est une plaie qui n’est pas prête de cicatriser. Jean Bodin nous rappelle qu’« il n’y a de richesses que d’hommes ». À vouloir payer moins cher, on se retrouve à payer plus cher pour régler les problèmes causés par le travail mal fait. Consommateurs comme employeurs, nous devons prendre conscience que les économies faites sur le coût du travail finiront par se payer tôt ou tard.

Enfin, nous devons pousser nos dirigeants politiques à prendre conscience du changement d’époque. Les trente glorieuses sont loin derrière nous. Notre pays ne peut plus mener un tel train de vie. Loin d’appeler à une libéralisation de notre économie, je crois que la cure amincissante est la condition de survie de l’État. La réforme doit être dictée par le sens du réel : quelles sont les dépenses vraiment utiles sur le long terme pour aider notre pays à grandir tout en restant fidèle à lui-même ?

En résumé :

  • Relocaliser l’économie pour éviter la dispersion des forces productives et l’atomisation des travailleurs.
  • Protéger les métiers traditionnels et les savoir-faire face à l’industrialisation standardisante.
  • Encourager une approche protectionniste et communautaire du travail. Le slogan « Les nôtres avant les autres ! » doit devenir un principe structurant.

Solutions entrepreneuriales :

Le succès d’une entreprise a pour effet la crédibilité et la légitimité d’un acteur sur le plan local. Si nous voulons assumer des responsabilités à l’échelon municipal, nous le ferons d’autant plus facilement que nous aurons fait nos preuves dans le travail. Entreprendre peut devenir une mission au service du bien commun, si le service rendu à la société en est un, et si nous réussissons à conduire avec nous une équipe d’hommes qui sera grandie par le travail.

Permettez-moi de vous donner deux exemples d’entreprises que j’ai la chance de connaître et qui me semblent être des modèles pour nous. Il y a quelques années, deux amis se lançaient dans l’élevage d’une race porcine en voie de disparition. À force de labeur et de persévérance, ils vivent aujourd’hui de leur travail, ils ont embauché des amis, et ils maîtrisent l’ensemble de leur chaîne de production : de l’élevage à la vente en passant par la transformation. Les raisons de leur succès : une matière noble, un savoir-faire d’excellence, et le refus du modèle agricole basé sur les machines, l’emprunt et la dette. Il y a trois ans, un ami a repris une PME familiale de maroquinerie de luxe, leurs artisans réalisent des produits à la main, avec des techniques ancestrales. Chaque artisan est responsable de la fabrication de ses articles du début jusqu’à la fin. Leurs ateliers sont à taille humaine, leurs sites sont implantés en milieu rural. Ils sont 265 salariés répartis sur deux sites, et en pleine croissance (140 embauches sur les 5 prochaines années).

Comment en sont-ils arrivés là ? Parce que mon ami a su s’entourer de personnes choisies qui partageaient ses valeurs : respect, savoir-faire, humilité. Parce qu’ils accordent une grande importance aux conditions de travail de leurs artisans et salariés.

En résumé :

  • Valoriser les circuits courts et la production locale. Travailler pour un marché de proximité renforce la solidarité et la résilience économique.
  • Réintroduire une éthique du travail collectif. L’entreprise ne doit pas être un simple outil de rentabilité, mais un lieu de transmission et d’ancrage.
  • Refuser l’absorption par les grands groupes et la financiarisation. L’autonomie passe par l’indépendance économique et le rejet des structures bureaucratiques et anonymes.

Solutions individuelles :

Néanmoins, nous savons à quel point il est difficile pour le moment d’espérer que les changements viennent d’en haut. Nous sommes en partie responsables de la crise dans laquelle nous nous trouvons. Incarnons-nous vraiment, à l’échelle individuelle, les vertus de courage et de tempérance ? Avons-nous encore le sens de l’effort et du travail bien fait ? Nous devons purger nos imaginaires de la société du spectacle et du loisir. Certes pour cela faut-il encore trouver du sens dans le travail. Une fois que nous aurons su retrouver une cohérence de vie, nous pourrons l’inculquer à nos descendants. Lyautey considérait qu’une bonne société était une pyramide de chefs.

Chacun doit, à sa mesure, exercer une autorité, à commencer par l’échelon familial. Je vous appelle donc à prendre conscience de vos responsabilités. En tant qu’éducateurs, transmettre et montrer l’exemple. En tant que travailleurs, chefs de projet, entrepreneurs, il dépend de nous d’incarner un modèle en cohérence avec nos idéaux. Travaillez-vous pour l’argent ou pour un but qui transcende les chiffres ? Arrivez-vous à partager avec vos collègues de travail l’ambition du service d’une noble cause.

En résumé :

  • Retrouver la maîtrise de son outil de travail. Se former à des savoir-faire concrets (artisanat, agriculture, métiers techniques) est un acte de résistance face à l’aliénation.
  • Favoriser l’entrepreneuriat local et familial. Un réseau de petites entreprises enracinées offre une alternative aux multinationales déterritorialisées. – Réapprendre l’effort et la tempérance. Travailler avec discipline, sans céder à la facilité du confort immédiat, est une exigence morale autant qu’économique.

Conclusion

La modernité industrielle nous a éloignés de l’essence du travail. Nous sommes devenus dépendants d’un système qui nous promettait la liberté, mais qui nous asservit. Il ne s’agit donc pas d’abolir le travail, mais de le réorienter vers une finalité noble : l’enracinement, la transmission et la communauté. Nous avons le choix : persévérer dans une logique de dépendance et d’aliénation, ou reconstruire un modèle où le travail devient un outil d’émancipation et de reconquête. En attendant qu’un État prenne en main ces problèmes, nous pouvons agir à notre échelle pour créer l’écosystème professionnel que notre camp se doit d’incarner : professionnalisme, autonomie, justice sociale, rigueur, sens de l’effort, honnêteté, bienveillance et respect doivent rayonner parmi nous.

Ainsi, nous pourrons voir naître des entreprises dans nos campagnes, dirigées par des équipes de valeur qui partagent un même idéal et qui sont capables de donner un sens à l’œuvre commune. Un cadre communautaire et enraciné. Ce n’est pas un idéal sympathique, c’est un impératif de survie. Au travail !

Victor Aubert

Pour aller plus loin

À propos de l’intervenant

Victor Aubert, né en 1989 à Paris, père de 3 enfants, a enseigné la philosophie pendant huit ans dans plusieurs lycées, il est le fondateur d’Academia Christiana et aujourd’hui directeur général de l’ACEI, il anime le podcast Retour au réel.