L’Europe au bord du fleuve Léthé
Entre héritage et trahison, mythe et réalité, cet article de Jean Montalte explore les chemins d’une possible réaffirmation identitaire face aux tempêtes du siècle.
Face à l’oubli qui menace l’Europe, Jean Montalte, auditeur de la promotion Léonidas, interroge l’histoire, la philosophie et la poésie pour éclairer le destin de notre civilisation. S’appuyant sur Valéry, Evola, Hegel ou encore Venner, il dresse un constat lucide : l’Europe, tiraillée entre renoncement et renaissance, ne peut se contenter d’un rôle de spectatrice. Entre héritage et trahison, mythe et réalité, cet article explore les chemins d’une possible réaffirmation identitaire face aux tempêtes du siècle.
Au seuil de ces méditations, je placerai une citation de Paul Valéry. Les lecteurs de mes articles ont dû s’apercevoir de mon goût pour les citations. J’ambitionne de devenir un croisement entre Luchini et Blake, un garçon-coiffeur mixé avec un barde celte du XIXe siècle, aussi à l’aise avec le mariage du Ciel et de l’Enfer qu’avec les permanentes et plus encore avec les permanences. Mais trêve de plaisanterie, la voici, extraite de Regards sur le monde contemporain :
« Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. Leur nombre et leurs moyens n’étaient rien auprès des nôtres ; mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent. »
Ces idées « justes et conséquentes » ne seraient-elles pas le résultat de cette étroite dépendance des Romains et de leurs Dieux, comme le souligne Julius Evola dans Métaphysique de la Guerre : « Avant tout, le Romain nourrissait l’intime conviction que la grandeur de Rome, son Imperium et son aeternitas étaient dus à des forces divines. » En somme, ce n’est plus le « je suis romain, je suis humain » de Charles Maurras, mais plutôt « je suis romain, je suis divin. » Cette affirmation peut légitimement s’appuyer sur l’autorité d’un Cicéron qui écrit dans son De Haruspicum responsis : « Quelle que soit notre propre complaisance envers nous-mêmes, Messieurs les Sénateurs, nous ne pouvons pas nous prétendre supérieurs aux Espagnols par le nombre, ni aux Gaulois par la force, ni aux Carthaginois par l’habileté, ni aux Grecs par les arts, ni même aux Italiens et aux Latins par les qualités natives propres à cette race et à cette terre ; c’est par la piété et par la religion, oui, par cette sagesse privilégiée qui nous a fait comprendre que tout est dirigé et gouverné par la puissance des dieux, que nous avons montré notre supériorité sur tous les peuples et sur toutes les nations. »
C’est ainsi. Es ist so, constatait Hegel, sans doute frappé, lors de son excursion dans les Alpes, par d’imposantes masses granitiques qui bouchaient l’horizon, voilant tour à tour le futur des hommes et le paysage chargé de signes qui allument d’improbables feux, aux diverses couleurs d’un destin incertain. En mon sein, au cœur d’une âme en proie aux ribotes maléfiques, une âme sans cœur palpable où un sang immatériel innerve des combustions interminables, des dieux ennemis se disputaient avec de puissantes flammes. L’un chantait « tout s’écoule » et c’était alors la douce rumeur d’une rivière cascadant avec allégresse qui me forgeait de paisibles félicités. L’autre dessinait des vertiges échappés de Ginungagap, l’Abîme-Béant des hommes du Nord, en crachant un lugubre « tout s’écroule », telle une sentence héraclitéenne revisitée par Spengler et Hartmann.
J’étais alors rivé au port, stèle flottante de mon tourment dressée dans la nuit, sur la rive du fleuve Léthé, fleuve de l’oubli. Platon me donnait la clé pour me secourir :
« Et c’est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l’oubli et ne s’est point perdu. Il pourra nous sauver nous aussi si nous y ajoutons foi ; nous passerons alors dans de bonnes conditions le fleuve du Léthé et nous ne souillerons pas notre âme. »
Je voyais flotter des ondes folles, d’erratiques clapotis, sur la surface de ma stupeur immobile. Tout près du « dernier couac » qui entraîna Rimbaud, fantassin du Rêve tissé de Soleil et de Chair, dans les profondeurs du règne d’Erèbe. L’éparpillement de la Terre « désenchaînée de son Soleil », selon le mot de Nietzsche, avait produit le grand déclassement de l’Europe, l’anarchie des atomes, la déterritorialisation. Les eaux stagnantes en répandaient les miasmes, exhalaisons d’une défaite inédite de l’esprit, de l’âme et du corps, tripartition d’une unité ontologique brisée.
Rilke, Quatrième Élégie : « Mais pour nous, aussitôt que nous pensons entièrement l’Un, déjà le faste de l’autre est sensible. L’inimitié, c’est ce que nous avons de plus proche. » Oui, Hölderlin dit vrai, toujours, jusque dans sa folie : « Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure. » Hermann Hesse de compléter sur un mode mineur, plus nocturne, laissant planer sur nous l’Ombre Jungienne, Dans le brouillard : « En vérité, personne n’est sage qui ne connaît l’obscurité. » Alors cette inimitié, cet éclatement de l’Un originel, cher à Plotin, sonna à mes oreilles comme une promesse : promesse de force, de lutte et de victoire. Je ne saurais parler qu’en énigmes de ces choses-là, Orphisme valant toujours mieux que mutisme…
Je comptais bien sur une chiquenaude du destin pour me tirer de ce bourbier. Hegel, s’arrachant au romantisme de la jeunesse, comprenant l’obsolescence de certaines idées auxquelles il s’agrippait en pure perte jusqu’alors, écrivit dans une lettre à Niethammer du 5 juillet 1816 : « Je m’en tiens à cette idée que l’esprit du temps a donné l’ordre d’avancer. » C’était annoncer le programme de toute une vie spéculative. Je percevais pourtant quelques interférences dans cet esprit du temps, qui s’exprimait dans une confusion totale. Ce qui se prenait pour une superfine sagesse n’était souvent que l’expression mécanique d’une courte vue. Des quiproquos étaient savamment entretenus pour tout brouiller, les esprits et les volontés tout uniment. Des paléo-germanophobes entonnaient l’adage du prussien Bismarck : « Qui parle de l’Europe ment » et s’employaient à confondre identitaires européens et macronistes et autres européistes bruxellois cosmopolites. L’Europe en tant que civilisation devenait un mythe, était identifiée à l’Union européenne, comme si Ursula von der Leyen était l’héritière de Dominique Venner, comme si les États-nations étaient dirigés par de preux Aragorn brimés par un Sauron européen totalitaire. Oui l’Europe est un mythe, un mythe mobilisateur !
Dominique Venner, dans son Histoire et tradition des Européens, ne nous semble pas susceptible d’être identifié à ces cosmopolites fossoyeurs de notre identité, lorsqu’il écrit : « Que l’européanité soit une réalité, cela se manifeste déjà au niveau primaire des sensations. Au contact de l’altérité se perçoit l’identité. Mais l’européanité est attestée aussi par l’histoire et le caractère transnational des grands faits de culture. Au-delà d’un art rupestre spécifique à toute l’Europe voici déjà 30 000 ans, au-delà des pierres levées et des grands poèmes fondateurs, ceux des Hellènes, des Germains ou des Celtes, il n’y a pas une seule grande création collective qui, ayant été vécue par l’un des peuples de l’espace carolingien, n’a pas été vécue également par tous les autres. Tout grand mouvement né dans un pays d’Europe a trouvé aussitôt son équivalent chez les peuples frères et nulle part ailleurs. À cela on mesure une communauté de culture et de tradition que ne peuvent démentir les conflits inter-étatiques. Les poèmes épiques, la chevalerie, l’amour courtois, les libertés féodales, les croisades, l’émergence des villes, la révolution du gothique, la Renaissance, la Réforme et son contraire, l’expansion au-delà des mers, la naissance des États-nations, le baroque profane et religieux, la polyphonie musicale, les Lumières, le romantisme, l’univers faustien de la technique ou l’éveil des nationalités… »
Guillaume Faye, dans son Manifeste de la Résistance européenne, mettait déjà en garde contre cet amalgame pernicieux, fustigeant ceux qui « selon le mot de De Gaulle, « sautillent comme des cabris criants : Europe ! Europe ! Europe ! », ne parlent que de sa « renaissance » [un certain parti se reconnaîtra] mais qui, concrètement, défendent des valeurs de décadence, de laxisme, de renoncement et n’ont finalement de l’Europe à venir que l’image d’un Disneyland « tolérant », ouvert à tous vents, un pandémonium ethnopluraliste sans identité centrale, sans ordre intérieur et sans volonté de puissance. » Toute une rhétorique malveillante, ces derniers temps, se met sournoisement en place pour identifier des positions diamétralement opposées, ennemies pour trancher le mot. Et pour conclure sur ce point, Faye ajoutait : « La Grande Europe que j’évoque de mes vœux ne saurait être en aucun cas « le premier pas vers un État mondial », mais une Nouvelle Nation, fédérale et impériale, assise sur la base de grandes régions et non plus sur les insuffisants États actuels, et dotée d’une unité ethnique globale. »
Certains partisans d’un nationalisme agressif entre nations européennes me paraissent reconduire l’erreur de Maurras qui souhaitait non seulement restaurer la monarchie en France, mais aussi « jeter en république », selon son expression, toutes les autres nations européennes, afin de les affaiblir. Or, c’est, à mon sens, un très mauvais calcul, déjà du temps de Maurras, bien plus encore du nôtre. La France pour s’épanouir a, au contraire, besoin d’un environnement sain autour d’elle, n’étant ni une enclave ni un isolat. Rendons justice à Maurras, ceci étant dit, de ce qu’il n’a jamais nié, par nationalisme obtus, malgré son antigermanisme d’époque que d’aucuns voudraient anachroniquement et artificiellement ressusciter, la réalité civilisationnelle de l’Europe. Il évoque, en effet, dans un poème de La Musique intérieure les « Pères sacrés de notre Europe/ Fondateurs de la Chrétienté. »
L’Histoire, tragique et sévère, grand théâtre des métamorphoses, a fâcheuse tendance à nous retirer nos biens périssables, entités finies arrachées à l’Absolu sans pitié, aussi sûrement que les Parques trancheront le fil, qu’Éole emportera dans son souffle les navires pris dans les tempêtes. La dualité entre entendement et raison chez Hegel nous paraît propre à illustrer ce qui se joue dans ce grand brassage des réalités finies. « Dans l’Encyclopédie, nous explique Jean-François Marquet, Hegel comparera l’entendement et la raison à la bonté et à la justice de Dieu : la bonté de Dieu fait qu’il nous donne quelque chose et nous permet d’en jouir quelque temps ; de même l’entendement fait que nous pouvons garder une idée, un concept, et le considérer pour lui-même, avant qu’il ne se change en son contraire. Mais l’entendement est subordonné à la raison comme en Dieu la bonté est subordonnée à la justice : Dieu finit toujours par m’arracher ses cadeaux en ce monde, car je ne suis pas fait pour les garder éternellement, parce qu’il faut qu’ils passent de génération en génération. »
Gardons-nous des « rétenteurs étroits de la destinée » selon l’expression de Gustave Thibon, mais plus encore des liquidateurs de notre identité. Car l’identité est le socle ontologique de toute destinée, la condition métaphysique de l’existence. « L’identité est la nature de l’existence », déclare Stéphane Ferret dans l’introduction à son anthologie dédiée à cette notion. « Je tiens pour un axiome, a écrit Leibniz, cette proposition identique qui n’est diversifiée que par l’accent : que ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être. » Et l’américain Willard Van Orman Quine d’en produire un axiome : « No entity without identity.» D’aucuns voudraient nier l’unité identitaire européenne, faisant prévaloir la diversité profonde en son sein, ne craignant pas d’emprunter aux pires cosmopolites leurs arguments éculés sur la France qui n’existerait pas, eu égard à sa propre diversité, ne pouvant concevoir autrement l’identité que sur un mode « figé et monolithique », selon leurs propres termes, finalement très parménidien, en dépit de leurs dénégations sur ce point.
Nous avons commencé par une citation de Valéry, nous conclurons, comme il se doit, par une autre citation de Valéry qui résume bien l’aporie soulevée ici :
« L’Europe avait en soi de quoi se soumettre, et régir, et ordonner à des fins européennes le reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et les hommes qui les avaient créés. Fort au-dessous de ceux-ci étaient ceux qui disposaient d’elle. Ils étaient nourris du passé : ils n’ont su faire que du passé. L’occasion aussi est passée. Son histoire et ses traditions politiques ; ses querelles de village, de clochers et de boutiques ; ses jalousies et rancunes de voisins ; et, en somme, le manque de vues, le petit esprit hérité de l’époque où elle était aussi ignorante et non plus puissante que les autres régions du globe, ont fait perdre à l’Europe cette immense occasion dont elle ne s’est même pas doutée en temps utile qu’elle existât. Napoléon semble être le seul qui ait pressenti ce qui devait se produire et ce qui pourrait s’entreprendre. Il a pensé à l’échelle du monde actuel, n’a pas été compris, et l’a dit. Mais il venait trop tôt ; les temps n’étaient pas mûrs ; ses moyens étaient loin des nôtres. On s’est remis après lui à considérer les hectares du voisin et à raisonner sur l’instant. »
Jean Montalte – Promotion Léonidas
Photo : Le Dernier Voyage du Téméraire (détail), huile sur toile de William Turner (1838 ou 1839). Coll. National Gallery. Licence : Domaine public