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Les Européens face aux différentes cultures du travail

Intervention de Philippe d’Iribarne le samedi 5 avril 2025 à La Maison de la Chimie.

Les Européens face aux différentes cultures du travail

Honneur, contrat, consensus, les Européens face aux différentes cultures du travail

Dans une Europe marquée par une forte interdépendance économique entre les divers pays qui la composent, avec des situations très voisines en matière d’évolution de la concurrence, de vieillissement de la population, de modes managériales, de développement des outils informatiques, etc., on observe des rapports au travail nettement différents d’un pays à l’autre. Ainsi, le refus massif des Français de reporter l’âge de la retraite à 64 ans, alors qu’il paraît normal dans nombre d’autres pays européens qu’il atteigne 67 voire 68 ans, est spectaculaire. Pour comprendre ces différences, il est nécessaire de considérer la diversité des cultures du travail. Comparer la France avec d’autres pays européens, telle l’Allemagne, ou héritiers de cultures européennes, tels les États-Unis, est particulièrement éclairant.

La volonté de travailler moins est le produit d’une rencontre entre une culture au sein de laquelle l’affirmation du rang, la recherche exigeante de l’excellence, avec la fierté qui les accompagne, constituent un ressort essentiel de l’action et la combinaison de facteurs qui ne sont pas propres à la France :  une idéologie « inclusive » ennemie de l’exigence, le poids d’une logique managériale d’inspiration américaine, l’efficacité croissante des outils de contrôle de l’activité des « exécutants », le hiatus pour beaucoup entre le niveau de sortie de l’appareil éducatif et leur niveau d’insertion dans l’appareil de production.

Une diversité de cultures du travail

Dans tous les pays acquis aux idéaux démocratiques, la question sociale a représenté et  représente toujours un défi majeur : comment accorder la figure souveraine du citoyen, libéré des rapports de dépendance de l’Ancien Régime, avec la persistance des relations de subordination liant les salariés à leur employeur et à ses représentants. La première réaction à cette antinomie, au temps des Lumières et de la Révolution française, a été de considérer que, du fait de leur situation de dépendance, les salariés ne pouvaient être des citoyens à part entière.

Mais très vite, cette exclusion a paru insupportable car la promesse d’accès à la citoyenneté s’adressait à tous. Il a paru impératif de transformer les rapports de travail de façon telle que la condition de salarié devienne compatible avec le statut de citoyen. Dans chaque pays, cette tâche s’est révélée redoutable. Les écarts entre la radicalité de la promesse et la réalité des rapports de travail ont suscité, dans la dernière partie du XVIIIe siècle, durant tous les XIXe et XXe siècles, d’innombrables conflits sociaux, lesquels sont loin d’avoir disparu.

Celui qui dirige, l’employeur ou son représentant, a à sa disposition, s’il entend être légitime, deux costumes dont il fait plus ou moins usage selon les temps et les lieux. On trouve celui du client qui passe commande d’un produit bien spécifié à un producteur indépendant dans le cadre d’un contrat clair et honnête. On trouve également celui du responsable d’une communauté morale qui prêche le bien à ses ouailles et leur montre l’exemple. Corrélativement, le subordonné peut se sentir correctement traité dans la mesure où il revêt un costume complémentaire :

En dépit du caractère commun de cette question, les voies empruntées pour tenter d’y répondre ont été propres à chaque pays. Les droits du travail qui ont été élaborés sont loin d’être partout identiques. Il en est de même des rapports concrets d’autorité au sein des entreprises. Quand on s’intéresse à l’évolution de la question sociale depuis la fin du XVIIIe siècle, on voit prendre du relief, au-delà des aléas de l’histoire, des figures contrastées, déjà présentes dans la période pré-moderne, de celui qui travaille pour autrui sans occuper pour autant une position servile et des figures complémentaires des détenteurs d’une autorité. C’est, de manière sans cesse renouvelée, en référence à ces images que chaque pratique, chaque institution, chaque politique prend sens. Et c’est ce qui la rend ou non susceptible d’être acceptée par les acteurs concernés. Côté américain, une logique du contrat celui du fournisseur qui s’organise à son gré pour fournir le produit qui lui a été commandé et celui du membre d’une communauté qui contribue à la prospérité de celle-ci en même temps qu’il s’emploie à la maintenir dans le droit chemin.

Une logique différente prévaut en Allemagne et dans les pays d’Europe du nord. La figure de l’homme libre, et donc celui qui exerce un travail digne d’un homme libre, qui fait référence est celle du membre d’un groupe de pairs qui a voix au chapitre dans la détermination des orientations prises collectivement par celui-ci, et qui respecte ces orientations. De plus, depuis Luther, le rapport du salarié à sa tâche donne une grande place à l’idée de vocation (Beruf ), laquelle donne une aura de dignité à des activités qui, observées d’un point de vue français, peuvent paraître peu reluisantes.

Côté français, une logique de l’honneur prévaut. L’employeur ou son représentant a à sa disposition, s’il entend être légitime, le costume du souverain qui fait appel à ses sujets pour qu’ils concourent à des œuvres communes, tout en respectant les privilèges coutumiers inhérents à la position — au rang — que chacun d’eux occupe dans la société. Le subordonné a à sa disposition le costume de celui qui défend bec et ongles les privilèges attachés à son rang, tout en remplissant avec zèle les devoirs qui lui sont associés et concourt volontiers à une œuvre commune dans la mesure où elle lui offre une occasion de se grandir.

On a là de grands repères qui ont traversé l’histoire, dont on trouve déjà la trace au Moyen-âge (pour les États-Unis dans l’héritage britannique) et qui ont survécu au cours des siècles aux plus grands bouleversements économiques, sociaux, politiques, idéologiques, dont l’éclosion des Lumières, la révolution industrielle et la mondialisation libérale. Ces repères ont été déterminants dans l’élaboration, dans chaque pays, des constructions institutionnelles et des pratiques quotidiennes qui ont eu, et ont toujours, pour objet, au long d’une riche histoire, d’encadrer les rapports de travail. Cette histoire a été et demeure d’autant plus tourmentée qu’en toute rigueur la tâche était et reste impossible, tant l’idéal politique du citoyen jure avec la réalité sociale du travailleur salarié.

Dans la France contemporaine, la difficile rencontre d’une idéologie égalitaire et d’une culture aristocratique

Lors de la Révolution française, la hiérarchie du « sang » a été mise à bas, mais nullement la logique d’une société hiérarchique, avec la fierté du rang, les devoirs que celui-ci impose de remplir sous peine de déchoir. Les sources légitimes de distinction sont devenues, dans les termes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les « capacités », les « vertus » et les « talents »I. L’effort, l’exigence, le mérite ont été célébrés. Cette vision exigeante a été particulièrement cultivée après la Seconde Guerre mondiale, dans un rejet de l’esprit de défaite, des compromissions de la collaboration, du jeu des petits intérêts qui ont marqué la période de l’Occupation. Il s’est agi de retrouver, individuellement et collectivement, la grandeur perdue.

Cette vision exigeante a marqué un système d’enseignement donnant une grande place à l’« élitisme républicain ». Encore, en 1944, le Programme du Conseil national de la Résistance exigeait « la possibilité effective, pour les enfants français, de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance, mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires ». La réussite dans les études, couronnée par un succès au certificat d’études, au baccalauréat, comme aux diplômes du supérieur, était une grande source de fierté.

Cette référence à une société de rangs s’est retrouvée dans le monde du travail. Une « aristocratie ouvrière » a pris forme au XIXe siècle. La catégorie des « cadres », s’affirmant bien distincts des « simples employés », a émergé dans les années 1930. La défense de son statut par chaque catégorie professionnelle est allée de pair, pour ceux qui avaient un « vrai métier », avec une grande fierté professionnelle et un vif engagement dans leur travail.

Cette mutation a affecté en profondeur le système éducatif. Le culte de l’excellence a été largement abandonné au profit de celui de la réussite pour tous. Conditionner les récompenses scolaires, les notes, les passages d’une classe à la classe supérieure, l’obtention des diplômes, à la réalisation de performances a été vu comme incompatible avec un traitement égal de tous les élèves. L’incitation à l’effort, l’exigence ont été vues comme mortifères, dans la ligne des théories, plus ou moins bien comprises, de Françoise Dolto. Le « pédagogisme » a prôné l’attention au plaisir de l’élève aux dépens du « dressage ». La discipline durant le temps de classe a été déclarée attentatoire à la liberté. Le « collège unique » a été mis en place en 1975, « l’objectif 80 % de bacheliers » énoncé en 1985. Le nombre de diplômés du supérieur a connu une croissance vertigineuse. L’enseignement professionnel a été revu en profondeur en mettant en cause l’acquisition d’une vraie compétence professionnelle dans un domaine « étroit » au profit d’une formation générale.

À partir des années 1960, cet attachement à la hiérarchie des rangs et à l’exigence d’être à la hauteur de la place que l’on occupe a été radicalement dénoncé au nom d’un impératif d’égalité. Les ci-devant « élites » ont été requalifiées en « dominants ». Toute volonté de « distinction » a été réprouvée. La récompense du mérite a été déclarée source de « discrimination » envers ceux qui échouaient et de « stigmatisation » de ceux- ci.

Dans le domaine du travail, la fierté de l’œuvre accomplie s’est trouvée dévalorisée, ce qui a conduit d’autant plus à se plaindre de la charge que celui-ci représente. Cela est déjà bien apparu dans les slogans de mai 1968, avec le refus de « perdre sa vie à la gagner ». On a vu monter l’idée de « droit à la paresse », la valorisation de la redistribution grâce à de multiples allocations. Le RMI, instauré en 1988, puis le RSA qui lui a succédé, ont relevé de cette logique. L’idée de les assortir de véritables exigences est jugée insupportable. Le « progrès » n’est pas vu comme la possibilité largement offerte de s’épanouir dans un travail exigeant, mais comme celle de réduire son temps de travail, avec l’abaissement par la gauche de l’âge de départ à la retraite (1982) et l’instauration des 35 heures (1988).

Cette mutation idéologique a rencontré la réalité d’un monde économique hautement compétitif, dans un contexte de mondialisation et de concurrence exacerbée. Les titulaires de diplômes généreusement distribués se sont trouvés mis en demeure de faire preuve de leur capacité à contribuer efficacement à des activités productives. L’existence d’une masse de sortants du système éducatif à la fois peu compétents et peu habitués à la discipline et à l’effort a conduit à la fois à un niveau élevé de chômage et au développement d’activités peu exigeantes, peu productives et mal rémunérées, avec un personnel bénéficiant en compensation d’allocations généreuses.

Simultanément, l’évolution du management, avec l’effacement de la figure de l’homme de métier et la montée en puissance de celle du manager, implique pour beaucoup d’être sans cesse contraint de suivre à la lettre des procédures conçues par d’autres et d’être étroitement contrôlé, à grands coups d’outils informatiques, dans la manière dont ils suivent celles-ci.

Ceux qui ont à appliquer ces procédures ont souvent le sentiment que les concepteurs les considèrent comme des « exécutants ». Cela est vrai en particulier pour les cadres autres que dirigeants qui trouvent souvent que les décisions d’importance sont prises par les grands chefs et que, dès qu’on descend dans la hiérarchie, on est bon pour exécuter. Or, estiment les « exécutants » en question, ils sont les seuls à connaître vraiment leur métier et savoir traiter des situations réelles toujours plus complexes que les situations théoriques pour lesquels les procédures sont conçues. Ils se sentent ainsi à la fois méprisés et dépossédés de ce qui fait l’intérêt de leur travail.

Des rapports au travail diversifiés

Cette situation d’ensemble engendre en France des rapports très diversifiés au travail. La fierté liée à la qualité du travail accompli demeure pour certains. C’est le cas pour nombre de ceux qui sont passés par les grandes écoles les plus réputées, après un parcours scolaire réalisé dans les établissements élitistes qui demeurent. On les voit réussir aussi bien dans la City et la Silicon Valley que dans la création de startups en France. Nombre de membres des professions libérales, médecins, avocats, sont eux aussi dans une telle logique. Appartiennent également à cet ensemble des artisans hautement qualifiés, à l’image de ceux qui sont engagés dans la restauration de Notre-Dame.

Par contre, ce rapport fier au travail tend, à des degrés divers, à s’émousser pour d’autres. Certains, spécialement parmi les cadres de grandes entreprises, seraient prêts à s’engager avec enthousiasme dans leur métier s’ils n’étaient dissuadés par un management qui les traite en « exécutants ». Ils profitent au maximum du télétravail, tendent à se recentrer sur leur vie de famille. D’autres ont été en échec scolaire ou sont passés par un enseignement professionnel préparant mal à l’exercice d’un métier qualifié et n’ont pas été éduqués à la discipline et à l’effort. Payés au niveau du salaire minimum ou guère plus s’ils ont trouvé un emploi, ils ne risquent guère d’être fiers d’un travail peu estimé par la société. L’attachement au travail est également douteux chez ceux qui sont hautement diplômés (Bac+5 et au-delà) mais dans des formations peu exigeantes qui ne débouchent guère sur des emplois de niveau correspondant, que ce soit en terme de statut ou de rémunération et qui ont le sentiment d’être déclassés. On en voit obtenir, spécialement pour ceux qui travaillent dans les collectivités locales, des durées hebdomadaires du travail nettement inférieures à 35 heures. Ils sont en pointe dans les revendications de réduction du temps de travail et d’abaissement de l’âge de départ en retraite.

On trouve enfin une grande ambivalence au sein d’un ensemble d’artisans, de commerçants, d’ouvriers professionnels, qui ont le sentiment de travailler dur sans pour autant parvenir à bien gagner leur vie et entretiennent un fort ressentiment à l’égard des « assistés », qu’ils voient comme gorgés de privilèges indus en matière d’allocations et d’accès aux HLM. Concernant l’âge de la retraite, ils ne voient pas pourquoi ils continueraient à travailler longtemps pendant que d’autres profitent. Ces diverses réactions se comprennent en référence à une culture du travail qui accorde une place considérable à la fierté du métier et oppose de manière radicale l’homme de métier, qui connaît « son travail » et entend avoir une grande marge d’action dans sa manière de s’adapter à la diversité des situations concrètes, à « l’exécutant » qui ne fait qu’appliquer « bêtement » des consignes. Dans un contexte américain, où la clarté du contrat et donc la précision des instructions reçues font référence, et où la figure du manager a éclos, on n’a pas les mêmes frustrations. Et on ne les trouve pas non plus dans un contexte allemand, où il est satisfaisant de s’adonner à la tâche que le groupe auquel on appartient a contribué à définir.

Philippe d’Iribarne

À propos de l’intervenant

Philippe d’Iribarne est ingénieur général des Mines et directeur de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur la rencontre entre la modernité et la diversité des cultures et des religions, notamment dans le domaine du travail. Il a publié une vingtaine d’ouvrages avec des traductions en dix langues dont La logique de l’honneur (Seuil) et Le grand déclassement (Albin Michel) ainsi que, récemment, Au-delà des fractures chrétiennes (Salvator).

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Passé-Présent avec Philippe d’Iribarne : Du Moyen Âge à l’entreprise moderne : honneur, contrat ou consensus ?

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Aujourd’hui, nous allons explorer ces questions passionnantes, en remontant le fil des histoires sociales et culturelles de pays aux trajectoires uniques, mais liés par des systèmes de valeurs profondément ancrés dans leur passé. Nous allons découvrir comment des événements historiques majeurs, des luttes pour la liberté, ou des héritages médiévaux ont façonné notre manière de travailler, de nous organiser et de respecter l’autorité. Pour nous éclairer, nous avons interrogé l’un des plus grands spécialistes de ces sujets : l’anthropologue Philippe d’Iribarne.