La Source pérenne, de Christopher Gérard
C’est un « parcours païen » auquel nous donne d’assister Christopher Gérard, la redécouverte progressive et fascinante d’une façon d’être au monde tellement étrangère à nos habitudes de chrétiens relapses que nous devons à présent, comme des enfants, en découvrir à la fois les mots et la grammaire. La tâche est ardue mais elle en vaut la peine, car tout empierrée qu’elle soit, la source du paganisme n’a jamais réellement cessé de couler.
Sous le règne de Tibère, un pilote nommé Thamous naviguait près de l’île de Paxos, dans les parages de l’archipel des Échinades. Alors qu’il était en mer, une voix mystérieuse s’éleva et l’appela par son nom :
« Thamous ! Quand tu seras arrivé près de Palodes, annonce que le grand Pan est mort ! ».
Troublé et hésitant, Thamous ne sut que faire. Mais lorsque son navire fut proche du lieu indiqué, il obéit et cria à haute voix : « Le grand Pan est mort ! ». Aussitôt, raconte Plutarque, on entendit des gémissements et des cris de lamentation qui semblaient venir des bois, des collines et des rivages. Une terreur religieuse saisit l’équipage et ceux qui l’entendirent. Les dieux anciens, manifestation immanente des puissances qui régissaient le monde, venaient soudain de mourir, liquidés par l’irruption d’une déité qui n’était plus de ce monde et qui prenait son assise ailleurs, dans le hors-lieu et l’éternité de la transcendance. Mais cette histoire n’est pas finie. Deux mille ans plus tard, une autre péripétie la complète, ajoutée comme un codicille par la plume géniale de Nietzsche. C’est encore une voix dans la forêt que nous entendons, celle du prophète Zarathoustra qui, en descendant de la montagne, y croise la route d’un ermite. « Que fait le saint dans la forêt ? », lui demande Zarathoustra. « Avec des chants, des pleurs, des grondements et des rires, je loue le Dieu qui est mon Dieu », répondit l’ermite. Poliment, Zarathoustra attendit que le vieil homme se fût éloigné, avant de parler ainsi à son cœur : « Serait-ce donc possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! ». Le temps avait accompli son œuvre, vouant au même destin de pierre et d’oubli celui qui avait été le fossoyeur des antiques dieux de la forêt.
Il y aurait peut-être une morale hâtive à tirer de ce double certificat de décès, le genre de leçon facile qui nous prescrivait d’aller désormais de l’avant et de laisser tranquillement les morts enterrer les morts. Puisque tous les dieux sont morts, les petits comme le grand, n’en sommes-nous pas réduits à vivre lucidement dans ce que Pascal nommait le « silence éternel des espaces infinis » ? Qui, aujourd’hui, prendrait encore au sérieux la question du divin, sinon toutes ces âmes inquiètes heurtées par les arrêtes inclémentes d’une terre brutale et indifférente qui les inciteraient, de temps à autre et sans réel esprit de système, à se réfugier dans les royaumes apaisants de l’imagination ? Ce genre de discours est devenu commun, il octroie à la religion la légitimité ou du moins l’acceptabilité que l’on confère à une cautèle. Faute de prendre encore au sérieux la croyance au divin, on respecte ainsi du moins avec la plus scrupuleuse tolérance le besoin et l’envie que nous avons tous plus ou moins, et selon nos saisons, d’y croire encore. Après avoir peuplé le monde, puis après en être sorti comme un extraterrestre, le divin a trouvé, semble-t-il, son dernier refuge dans le for intime d’une subjectivité accueillante et plutôt capricieuse. Là seulement son existence demeure toujours valide, puisqu’il ne dépend que de nous d’y croire, si nous le voulons. Mais garde à celui qui prétendrait investir à nouveau ce divin d’une existence publique, hors des replis chauds de sa propre intimité, dans ce monde ou hors du monde !
Pour évidente qu’elle puisse paraître, cette solution moderne a tout de la mauvaise plaisanterie. Plutôt que de se débarrasser une bonne fois du cadavre, elle lui accorde le sursis dérisoire d’une existence fantomatique, lui permettant de hanter indéfiniment les lieux qu’elle avait jadis habités de sa voix puissante. À la vérité, ou bien le divin existe ou bien il n’existe pas, mais on ne saurait trouver d’issue à cette alternative en postulant qu’il aurait la vertu d’exister « pour vous » tandis qu’il n’existerait pas « pour moi ». Tertium non datur. Au fond, ce régime du divin est plutôt une lente agonie qu’une reviviscence. Dieu n’est peut-être pas mort, mais il n’en finit pas, et depuis des siècles, d’être mourant. Il se survit à lui-même comme une ombre et sa présence d’ectoplasme ne saurait réellement empêcher l’inexorable progression de cette nouvelle race d’hommes que Nietzsche appelle méchamment les « derniers hommes », parce qu’ils sont à la fois les tard venus et ceux qui ne laisseront après eux aucune postérité :
« La terre est devenue petite et dessus sautille le dernier homme, qui rapetisse tout. »
Le dernier homme, nous y sommes, c’est celui qui vit dans le monde mutilé d’une terre sans ciel, d’un espace unidimensionnel où tout se joue à hauteur de ventre. « Qu’est-ce que l’Amour ? Désir ? Étoile ? » demande le dernier homme en clignant des yeux. Homme rétréci, voué à la médiocrité d’un appétit de confort, allergique à toute espèce de souffrance, incapable de vouer sa vie à un idéal et faisant donc naturellement de sa petite vie son ultime idéal, notre contemporain.
Il est bon que, de temps à autre, certaines voix se fassent entendre pour nous rappeler à temps que ramper n’est pas notre condition. Avoir les pieds sur terre n’a jamais exclu, bien au contraire, de projeter sa tête vers les cieux. Cette verticalité qui nous fait un devoir de ne jamais ployer l’échine n’est pas seulement une donnée physiologique : autour d’elle se configure naturellement la topographie d’un monde ordonné sur les noces de Gaïa et d’Ouranos. Parce qu’elles figurent toujours ce qu’il y a de plus élevé pour un animal qui se tient droit, les régions célestes sont naturellement pour nous la réserve des plus hautes aspirations et des plus nobles idéaux. Tout ce pour quoi nous sommes disposés à vivre et du même coup tout ce qui justifierait en même temps que nous donnions notre vie. Cette aptitude au sacrifice, ce respect inconditionnel devant ce qui est tenu pour le plus pur et le plus noble, c’est cela qui définit la présence du sacré. L’exact répondant du couple formé par la terre et le ciel, c’est le couple indissoluble formé par les hommes et les dieux, les mortels et les immortels. Ensemble ils constituent ce que Heidegger nommait le « quadriparti », les quatre dimensions constitutives de notre être-au-monde. C’est ainsi que Platon l’exprimait dans le Gorgias :
« Les doctes affirment que le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont liés ensemble par l’amitié, le respect de l’ordre, la modération, la justice et pour cette raison ils appellent le monde le tout des choses et non désordre et dérèglement. »
Sous ce rapport, le divin est bien du monde et de ce monde. Entendons par là qu’il n’est pas davantage ce qui se niche dans l’intimité de notre for intérieur que ce qui se cacherait au-delà des cieux, plus haut encore, dans d’inaccessibles arrière-mondes. « C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs », ironisait Apollinaire. « Il détient le record du monde pour la hauteur ». Le divin fait partie de l’équipage de ce monde, parce qu’il ne saurait y avoir aucun monde, ni cité ni patrie, tant que l’espace où nous sommes ne se trouve pas ordonné et structuré par un panthéon qui assignerait à toute chose sa place et sa valeur propre. Sans divin, notre espace habitable ne formerait qu’un chaos et non pas encore un cosmos. Le lieu naturel du divin n’est donc pas dans la conscience évanescente d’un sujet rentré en lui-même, mais dans les pierres et les ponts, dans les ruisseaux et les arbres, dans l’âtre du foyer et dans les niches des temples, dans cette première topographie élémentaire qui partout et toujours commence par poser cette limite qui sépare nos espaces sacrés des espaces profanes. Héraclite s’adressa un jour à des voyageurs arrêtés sur le seuil de sa demeure pour le regarder se chauffer à l’âtre :
« Ici aussi, dit-il en les invitant à entrer, ici aussi il y a plein de dieux ».
Les rites, les prières et les cérémonies n’ont pas d’autre fonction que celle de nous lier les uns aux autres par le renouvellement périodique d’une commune adhésion à ce monde, monde qui ne saurait valoir comme tel s’il n’avait encore l’insigne privilège de nous être commun. La prière n’est pas la proclamation d’une quelconque croyance personnelle, mais un acte formel d’adhésion, d’inscription dans un ordre. « Pour un païen, écrit l’écrivain belge Christopher Gérard, ce terme de croyant est dépourvu de sens car lui ne croit pas : il adhère ». En revenant à la source même du divin, ne se pourrait-il pas en effet que nous fussions sur le point, sans y prendre bien garde, de réveiller la source pérenne de l’antique dieu Pan ? Qui a dit que le « paganisme » était une vieille lubie dépassée ? Il faut certes un certain courage pour pousser le raisonnement jusqu’à ce point, en se proposant de redonner vie au vieux cérémonial oublié des druides gaulois, pour se déclarer soi-même « païen » à une époque qui se fait encore honneur d’avoir désenchanté le monde en le vidant de toutes les puissances occultes et de tous les esprits médiateurs qui le peuplaient jadis. Il y a quelque volonté provocatrice aussi, sans nul doute, à brandir comme un nouveau talisman religieux l’antique rouelle arrachée aux vestiges gallo-romains, à proclamer fièrement son allégeance au dieu Mithra, Mithras Invictus. Tout cela pourrait faire penser à une fanfaronnade d’écolier, si ne s’y joignait en même temps la conscience modeste et lucide que tout nous est à réapprendre, patiemment, au milieu des ronces et des branchages qui encombrent le chemin de l’ancienne voie païenne. C’est un « parcours païen », au sens plein du terme, que ce chemin auquel nous donne d’assister Christopher Gérard, la redécouverte progressive, et fascinante, strate après strate, d’une façon d’être au monde tellement étrangère à nos habitudes de chrétiens relapses que nous devons à présent, comme des enfants, en découvrir à la fois les mots et la grammaire. On doit se refaire une nature en passant par les voies arides de l’artifice, en s’appuyant sur tout ce qui pourrait aider à la reviviscence d’une source depuis trop longtemps tarie. Voilà ce qui explique l’apparent désordre de ce parcours païen, composé de textes multiples mûris par l’auteur au cours des années où il dirigeait la revue Antaios, fondée au départ par Mircea Eliade et Ernst Jünger. À une lectrice qui lui demande pourquoi il se réfère à Shiva, « qui ne fait pas partie de notre imaginaire », Gérard répond : « Il ne s’agit pas d’imiter servilement des rites bizarres, mais bien de s’inspirer de ces traditions plurimillénaires ». C’est un « parcours païen » parce qu’on y trouvera moins un système du paganisme qu’un témoignage édifiant : celui d’un homme qui tente de se tenir debout en se refaisant l’âme païenne.
La tâche est ardue, mais elle en vaut la peine. Car tout empierrée qu’elle soit, la source du paganisme n’a jamais réellement cessé de couler. « Source pérenne », oui, et le beau succès de cet ouvrage qui en est déjà à sa troisième édition en est probablement un premier témoignage. Source pérenne, parce que sous des guises diverses et clandestines, le paganisme a accompagné le développement du monothéisme. Le coup de force du christianisme fut sans doute moins de proscrire l’antique paganisme qui l’avait précédé que d’en capter à son profit l’étonnante vitalité. Quoi de commun entre le discours des théologiens et la pratique effective du catholicisme telle qu’elle s’est poursuivie durant si longtemps dans les campagnes et jusqu’à nos jours dans les convictions et les usages spontanés de tous les croyants ? Rebaptisées, les anciennes fêtes cosmiques n’en ont pas moins conservé tout leur prestige. Trop distant et trop abstrait, le dieu du monothéisme n’eût jamais été si bien accepté sans le truchement d’un polythéisme honteux qui se jouait au plus proche de la vie paroissiale, dans le culte des saints indigènes. Peter Brown, le grand spécialiste de l’Antiquité tardive, affirmait en ce sens : « La christianisation, si elle a vraiment eu lieu, a dû être un processus lent, condamné à l’inachèvement. » Le paradoxe est peut-être, comme le suggère Gérard, que ce processus n’a été possible que par une habile captation de la source pérenne du paganisme. Ses eaux ne se sont jamais taries, elles ont été simplement détournées. Mais c’est encore la vigueur du paganisme qui sommeille dans les plus belles réalisations du christianisme : « Ces cathédrales, ces retables et ces cantates, ces épopées témoignent du génie de nos ancêtres. Ils sont le réceptacle d’une présence, celle des dieux inspirateurs ». Anima naturaliter pagana.
Le secret de cette étonnante vitalité réside dans ce qui fait de nous, qu’on le veuille ou non, des êtres irrémédiablement situés. La logique même du monothéisme nous engage au contraire à la pensée d’un universel qui doit être conquis de haute lutte sur toutes les appartenances tribales. À la trivialité vécue d’une existence indigène, le monothéisme a donc voulu substituer le modèle d’une existence détachée, où la coupure ontologique entre le Créateur et sa Création trouve sa réplique en l’Homme dans la séparation radicale de son âme et de son corps, de l’esprit et de sa chair. Il en a résulté toute une série de dualismes encombrants qui travaillent de l’intérieur l’histoire de la métaphysique occidentale. Ce dualisme a fait de nous des individus abstraits, aspirant aussi bien intellectuellement que politiquement et moralement à vivre l’illusoire existence d’individus hors sol. Ce n’est pas le moindre mérite de Gérard que d’entreprendre de défaire patiemment, comme une soigneuse orthopédie intellectuelle, cette masse accumulée d’illusions qui font obstacle au bon sens. À commencer par notre façon presque instinctive de concevoir la connaissance et le rapport à la vérité. Car en ce domaine plus qu’en tout autre, une prime est donnée spontanément aux vertiges de l’abstraction. Le modèle même de la connaissance universitaire, avec laquelle Christopher Gérard entend rompre, suppose, sous couvert d’objectivité, un curieux détachement, une neutralité de bon aloi où toute la vie intestine des passions et des émotions est invitée poliment à prendre la porte. Pensée désincarnée, s’il en est, où les idées sont devenues de simples objets de spéculations, vidées de toute efficacité motrice et transformatrice. Ces idées sans chair et dénervées n’ont plus rien, assurément, de l’antique idéal de la connaissance, qui se voulait renaissance, et elles sont bien éloignées en tout cas de l’étymologie de la theoria, qui n’était rien de moins que contemplation du divin. Il est douteux qu’aucune grande idée, aucune grande découverte scientifique, avec tout ce qu’elle demande d’effort passionné et acharné, de sacrifices consentis, de cérémonies strictes, ait jamais pu germer dans la tête d’un pur esprit. En ce domaine comme en beaucoup d’autres, pour notre plus grand bénéfice, notre pratique dément tout ce que notre discours recommande. Gérard ne se fait pas d’illusion, il assume jusque dans sa manière d’écrire, dans son style si peu universitaire, d’alimenter ses idées les plus subtiles à l’auge des souvenirs les plus personnels.
Quant à la Vérité, nous devons au monothéisme d’être devenus incapables de la décliner autrement qu’au singulier. Toute déclinaison multiple nous rendrait immédiatement suspects de verser dans un odieux relativisme. Non seulement la vérité ne peut exister qu’au singulier, comme Dieu, mais nous présumons aussi que, comme Dieu encore, elle ne peut exister que placée sous l’égide de l’éternité : sub specie aeternitatis. Hors temps et hors lieu de la Vérité, notre plus vieille idole. Comme le rappelle Gérard, ce n’est pourtant pas nier la valeur de la vérité que de prétendre la rapatrier dans les conditions spatiotemporelles d’un monde auquel il n’est donné à personne de pouvoir échapper. Ce n’est pas dire qu’il n’existe aucun invariant, aucune loi qui vaudrait pour tous et pour tous les temps. Simplement, la connaissance de ces lois, la façon même dont elles sont appréhendées puis formulées, est indissociable d’une situation insubstituable qui forme le génie propre de chaque peuple. Aucun ne possède le privilège outrecuidant d’une transcendance, par quoi il pourrait revendiquer contre les autres le droit de délivrer l’unique bonne version de la vérité. On sait que, en matière religieuse, le paganisme ne connut jamais les errements d’intolérance fanatique qui ont scandé la marche en avant du monothéisme. Gérard cite bien à propos son maître en paganisme que fut l’hindouiste Alain Daniélou :
« La plupart des problèmes du monde actuel proviennent des idéologies monothéistes, répandues par des prophètes qui se croient ou se disent inspirés et prétendent détenir la vérité. Ceci est évidemment une absurdité, car la vérité n’est pas une. La réalité du monde est multiple et insaisissable. Seuls ceux qui sauront se libérer des monothéismes, des dogmatismes, des croyances aveugles, du christianisme, de l’islam, du marxisme pourront se rapprocher de la multiplicité du divin, remettre l’homme à sa place dans la Création et trouver la voie de la tolérance, de l’amour ainsi que l’amitié des bêtes, des hommes et des dieux ».
En tout état de cause, une vérité qui naît sous l’égide de l’éternité est dès le départ une vérité morte. Elle ne bouge pas, ne change pas, ne varie pas, demeure telle et pour toujours dans son immobilité marmoréenne. Le dogme n’est pas seulement cette vérité qu’il nous faut forcer à croire, puisqu’elle ne vient pas de nous comme peut jaillir spontanément de nous l’amitié que nous éprouvons pour le soleil et la lune. Le dogme est aussi cette vérité figée, qui ne connaîtra jamais l’inépuisable générosité des mythes. « Revenons aux mythes qui irriguent notre imagination, insiste Gérard, et laissons là les dogmes qui le stérilisent. Seuls les mythes induisent, par une voie allégorique ou symbolique, une connaissance réelle qui libère celui qui l’acquiert ; les dogmes, quant à eux, n’enseignent jamais que l’ignorance et la soumission ». Parce que le mythe est une vérité dont la formulation est inépuisablement à retrouver et à réinventer, il reste toujours actuel, se prêtant généreusement aux modulations de chaque époque. Son oblicité est le meilleur garant de sa capacité à traverser le temps. Rien de tel avec le dogme, qui se veut révélation d’une vérité définitive dont toute modification reçoit la valeur d’une intolérable adultération.
Ce fixisme du dogme le rend en même temps incapable de toute authentique tradition. Car une tradition, qu’est-ce sinon le lien qui unit en principe les générations successives, lien qui empêche que la mort régulière des uns et la naissance des autres n’aboutissent à la sempiternelle répétition de l’identique. Chaque génération, ainsi l’exige la permanence d’un monde, doit transmettre à la suivante l’héritage qu’elle aura constitué. De ce passage de main en main naît en principe l’unité d’une histoire parcourue de multiples péripéties. Pour rester vivant, le dépôt d’une tradition doit non seulement être transmis, mais il doit aussi trouver sa respiration propre ou le souffle des vivants. Or, rien de tel ne se passe jamais avec cette vérité au cul de plomb qu’on prétend définitive. Elle ne peut constituer aucune tradition, parce qu’elle ne se propose pas, comme tout être vivant, de traverser modestement le temps. Elle ambitionne plutôt, mais sans jamais y parvenir, d’échapper au temps qui passe. La seule option qu’elle a de se rendre consistante est de projeter au point d’arrivée ce qu’elle posait au point de départ. De ce point de vue, le culte du progrès n’a rien de spécifiquement moderne. La pensée d’une histoire en progrès, qui avancerait inexorablement dans une direction fixée par avance vers une apothéose finale, est un pur produit de la pensée monothéiste. Il est une façon de faire de l’hémorragie du temps une préparation joyeuse à l’éternité. Le paganisme n’offre pas cette commodité, il ne peut vivre que sur le fil d’une tradition toujours menacée de se rompre :
« C’est ce qu’il y a de plus fascinant, observe Gérard, dans l’aventure indo-européenne : la fidélité aux origines alliée à une capacité d’adaptation à peu près infinie. Le génie indo-européen consiste bien en cette confiance dans le renouvellement plutôt que dans la césure, dans une démarche inclusive plutôt qu’exclusive, dans une souplesse dont feraient bien de s’inspirer certains traditionalistes. Voilà l’authentique source pérenne. ».
Et puisque le paganisme ne se projette dans aucune espèce de parousie, il n’offre de ce fait aucune garantie de bonheur terminal ni aucune promesse de salut individuel. Il ne propose pas d’alternative au monde, ne se propose pas d’exfiltrer les âmes en souffrance ni d’amoindrir le scandale de leur perte insupportable. Ce qui mène le monde n’est pas une Providence qui prendrait soin de notre destin comme un scénariste caché derrière son théâtre de marionnettes. Tout porte plutôt à penser que la roue du destin est une force parfaitement impersonnelle, qui frappe au hasard, aveuglément, sans aucune intention de rétribution : « Ces puissances impersonnelles et inflexibles, rappelle Gérard, sont l’ordre inviolable du monde. Elles se placent au-dessus des dieux, comme le rappelle Homère : « Même les dieux, dit Athéna, ne peuvent écarter la mort de l’homme qu’ils chérissent quand la fatale Moïra l’en frappe ! » Le tragique est précisément acceptation du destin : amor fati. Il est aussi la conscience aiguë des limites et le refus lucide de toute consolation facile, indigne d’un homme libre ». L’atmosphère dans laquelle baigne le paganisme, c’est cette conscience aiguë du tragique, cette volonté lucide d’adhérer au monde dans ce qu’il offre également de plus rugueux, conscient qu’il est qu’on ne peut séparer ce qui forme une trame sans couture : guerre et paix, haine et amour, vie et mort… tous ces contraires que la pensée dualiste nous a appris à dresser comme d’infatigables adversaires, le paganisme les a systématiquement pensés comme puissances complémentaires. La meilleure et la seule façon de se prémunir contre la douleur térébrante du deuil, ce serait de se priver de la joie immense d’avoir aimé celui qu’on a perdu. On ne peut défaire ce que l’ordre du monde tient inévitablement uni. Il faut tout prendre, douleurs et joie mêlées, ou bien tout rejeter en bloc. C’est cela aussi, l’éthique religieuse du paganisme. Elle ne fonctionne pas comme une gare de triage qui sépare le bon grain de l’ivraie. Dans le cœur de chaque homme, les puissances contraires se tiennent par la main, rivales et complices.
Du paganisme, Christopher Gérard a raison, nous ne sommes jamais réellement sortis. Il représente l’hygiène naturelle d’une pensée que tous les poisons intellectuels n’ont jamais pleinement réussi à offusquer. Tout ce qu’il y a de vigoureux dans les monothéismes lui a emprunté sa force, qu’il s’agit simplement, désormais, de lui rendre. Depuis Platon, nous savons bien que la beauté est la manifestation visible et sensible du divin. C’est à la beauté que les plus grandes religions ont toujours emprunté leur charme. Mais peut-on jamais imaginer une beauté qui ne serait pas sensible ? À quoi ressemblerait la beauté s’il n’y avait pas un monde pour lui servir de support ? Là contre, le monothéisme est logiquement travaillé par une tentation iconoclaste, parce que le principe divin n’y saurait jamais emprunter le visage d’une chose de ce monde. Si cette tentation iconoclaste avait triomphé, le paganisme n’aurait jamais été vaincu. Il a fallu que, dans les plus belles réalisations de l’art religieux, il prête volontairement la main à ses fossoyeurs… car tout artiste, par nature et vocation, est un païen qui n’a d’yeux que pour le monde. Christopher Gérard, indiscutablement, en est :
« Le monde n’est pas plus désenchanté qu’il y a dix mille ans. Un coucher de soleil en forêt, la contemplation de la lune dans une clairière enneigée, un grand feu demeurent des expériences du sacré. C’est plutôt le regard de certains contemporains qui est épuisé, ce sont les instincts qui leur font défaut, d’où leur radotage. »
René Rebioller
Christopher Gérard, La Source pérenne. Un parcours païen, La Nouvelle Librairie, 2025, 266 p.