Réalisme politique : rencontre avec Antoine Dresse
Dans cet entretien pour la Revue Générale, Christopher Gérard interroge Antoine Dresse, auditeur de la promotion Tolkien, formateur, responsable du pôle éditorial de l'Iliade et encadrant de la vingtième promotion de la formation générale Iliade en Belgique. L’occasion pour ce passionné de culture européenne de revenir sur son dernier ouvrage et de nous éclairer sur les règles et les finalités propres du politique.
La parution d’un lumineux essai dû à la plume d’un jeune penseur liégeois était l’occasion de mieux faire connaître un itinéraire non conformiste et comme à rebours du siècle. Créateur de la chaîne YouTube Ego non, Antoine Dresse s’est attelé à un ambitieux projet de redécouverte d’un continent perdu de la pensée européenne, de Cicéron à Berdiaeff.
Dans Le réalisme politique. Principes & présupposés, Antoine Dresse analyse avec autant de rigueur que de finesse les rapports complexes entre idée et politique – ce dernier terme étant ici masculin, le politique, comme « art des possibles » (Aristote), que nous distinguerons de la politique, par essence contingente. Depuis l’Antiquité, depuis au moins Platon, Aristote et même l’Indien Kautilya, des penseurs tentent de clarifier cette tendance récurrente de soumettre le politique à des dogmes plus ou moins rigides, de l’enfermer dans les rets de l’idée, bref à comprendre en quoi consiste le hiatus entre morale et politique afin d’éviter toute confusion. Machiavel, Hobbes et Schmitt sont ici conviés pour mieux définir le caractère autonome du politique, qui ne se réduit ni à l’économie, ni à la morale, ni à l’esthétique. Loin de proposer un quelconque éloge du cynisme, Antoine Dresse propose des pistes de libération intellectuelle d’avec les dogmes moralisateurs qui, paradoxalement, peuvent justifier le cynisme. Être machiavélien permet en effet de décoder les propagandes machiavéliques des « libérateurs » et des « révolutionnaires », qui n’aboutissent souvent, malgré leurs présupposés en apparence généreux, qu’à la guerre de tous contre chacun.
CG : Pouvez-vous vous présenter et retracer votre itinéraire intellectuel et philosophique ?
AD : Je suis né à Liège en 1996 et j’y ai vécu jusqu’à mes dix-huit ans. L’amour de la littérature et de l’art m’a été inculqué très tôt dans ma famille. Pour reprendre une belle expression de Joseph de Maistre, j’ai découvert le monde antique enfant, « sur les genoux de ma mère », à travers les récits qu’elle me faisait de la mythologie grecque pour m’endormir. « Et c’est ainsi, écrivait Maistre, que mes oreilles, ayant bu de bonne heure cette ambroisie, n’ont jamais pu souffrir la piquette. » Toutes proportions gardées, j’ai un peu le même sentiment que le comte savoisien ! La culture grecque n’est en effet pas anodine, elle vous communique pour toujours, et à jamais, le sens d’une hiérarchie des valeurs face auxquelles de nombreux slogans modernes n’apparaissent que comme des simulacres de valeurs.
Passionné par la culture européenne, j’ai appris l’anglais, l’allemand et le russe quand j’étais adolescent. À l’âge de 18 ans, avant de commencer l’université, j’ai décidé de passer plusieurs mois à Heidelberg, en Allemagne, et à Saint-Pétersbourg, en Russie, pour perfectionner la connaissance de ces langues et pour découvrir la mentalité de ces pays. Cette expérience a sans nul doute contribué à consolider en moi un attachement extrêmement fort à l’Europe. À mon retour, j’ai suivi des études de philosophie à Bruxelles, ainsi qu’à Fribourg, en Suisse, pour une année. Dans le cadre de mes études, je me suis spécialisé dans la philosophie médiévale : mon travail de fin de cycle ainsi que mon mémoire portaient respectivement sur la Providence chez Saint Augustin et sur le concept de déification (Θέωσις) chez Jean Scot Érigène, un grand esprit de la renaissance carolingienne. Mais mes lectures personnelles étaient loin de se limiter à ce domaine. C’est pendant ces années universitaires que je me suis véritablement formé intellectuellement de mon côté, en lisant tout ce que je pouvais trouver comme vieux livres dans les bouquineries de la capitale. Mes lectures étaient assez diverses, m’intéressant aussi bien à Rousseau qu’à Joseph de Maistre, à Proudhon qu’à Bossuet ou à Nietzsche qu’à Kierkegaard. En littérature, j’eus alors aussi des coups de foudre pour des auteurs comme Chateaubriand, Balzac, Barbey d’Aurevilly, Anatole France, Dante, Mistral ou Schiller par exemple.
Après avoir obtenu mon « Master » en philosophie, je me suis installé en Pologne, à Varsovie, où j’ai vécu un peu plus de deux ans. Là, j’ai développé mon activité de vidéaste, que j’avais amorcée à la fin de mes études, et j’ai commencé à collaborer avec la revue Éléments ainsi qu’avec l’Institut Iliade, dont je suis devenu le responsable éditorial. En Pologne, je me suis aussi bien sûr familiarisé avec l’histoire politique et littéraire polonaise, qui m’a permis de mieux comprendre la perspective de cette « Europe centrale » encore trop méconnue. Et enfin, je suis revenu vivre dans les environs de Liège récemment.
CG : Vous considérez-vous comme antimoderne, et si oui, comment définir ce terme rendu célèbre par le stimulant essai d’A. Compagnon (si réserves sur ce livre, expliquez) ? Quelles sont à vos yeux les principales nuisances idéologiques actuelles ?
AD : La question est délicate en raison de l’ambiguïté même du mot « modernité ». Et au fond, le terme mis en avant par Antoine Compagnon n’échappe pas non plus à cette ambiguïté. Comme l’écrivait très justement cet auteur : « les véritables antimodernes sont aussi, en même temps, des modernes, encore et toujours des modernes, ou des modernes malgré eux. » Et il ajoutait ceci, qui me plaît beaucoup : « Les antimodernes […] ne seraient autres que les modernes, les vrais modernes, non dupes du moderne, déniaisés. » Selon cette perspective, les antimodernes participeraient d’autant plus à la modernité qu’ils en auraient compris le cœur sans se laisser abuser par ses idéaux.
En ce sens, donc, je me reconnais – modestement ! – dans la galaxie des penseurs « antimodernes » qui, bien que critiques farouches de leur temps, n’en étaient pas moins les fils. Pour autant, plus le temps passe et moins je revendiquerais pour moi-même ce qualificatif. Penser « contre » – anti – m’intéresse moins que penser « avec », « au cœur » de la modernité, et d’en assumer le caractère double et ambigu.
En effet, la modernité renvoie d’abord aux idéaux émancipateurs de la nouvelle vision du monde universaliste et égalitaire du xviiie siècle. De même que l’ère chrétienne avait été « moderne » par rapport à l’antique, l’époque contemporaine sera « moderne » en sécularisant les idéaux du christianisme par rapport aux sociétés de l’Ancien Régime. Mais n’est pas moins « moderne » la réaction philosophique qui est née en face, avec des penseurs comme Giambattista Vico, Herder ou Edmund Burke, par exemple : insister sur l’ancrage culturel de l’homme, sur l’importance de l’histoire et de la société dans la constitution de son esprit et penser la tradition comme un concept politique sont, paradoxalement, des discours modernes, eux aussi. Zeev Sternhell parlait d’ailleurs d’une « autre modernité », et cette formule me paraît fort heureuse.
Il serait donc trop facile, à mes yeux, de rejeter unilatéralement la modernité, qui est en fait fondamentalement ambiguë. Ambiguë, car elle semble porter en elle-même, dans son sein, le contraire des idéaux qu’elle avait mis au pouvoir. Plus juste me semble donc la position de Heidegger qui apercevait dans les temps modernes nihilisme et lueur. Car qu’est-ce que l’essence de la modernité en effet sinon une mise en mouvement du monde ? Ce « mouvement » a peut-être mis à bas l’ancien monde, mais il ne va pas s’arrêter de si bon chemin. Tel le fleuve d’Héraclite, il continue de couler, et ce sont les idéaux universalistes eux-mêmes, portés par la modernité, qui sont aujourd’hui menacés par cette dernière. C’est d’ailleurs pourquoi l’on voit désormais fleurir toutes sortes d’utopies régressives dans « le camp de l’émancipation », qui vantait jadis le progrès et la confiance en des lendemains meilleurs, et qui contemple maintenant l’avenir avec inquiétude.
Les modernistes d’hier deviennent donc les obscurantistes et les frileux d’aujourd’hui. Face à ces derniers, je ne pense donc pas qu’il faille recourir à l’image d’un passé idéalisé, il faut plutôt laisser le mouvement les emporter. « Ce qui veut tomber, il ne faut pas le retenir ; il faut encore le pousser », écrivait Nietzsche. Le futur, qui était si souriant pour les idéologies dominantes, devient aujourd’hui lourd et menaçant. Mais à l’inverse, il devient à nouveau « ouvert » pour les esprits inactuels.
CG : Vous avez créé une chaîne YouTube, Ego Non, où vous présentez une série de penseurs un peu oubliés (Cicéron) ou à contre-courant (Burke ou Oswald Spengler). Pourquoi « Ego Non » et quel est votre objectif ?
AD : Ego Non est la fin d’une locution latine : Etiam si omnes, ego non, qui signifie « même si tous, moi pas ». Historiquement, cette locution fut la devise de la famille française des Clermont-Tonnerre, une famille de la noblesse française. Mais on peut retrouver un écho de cette devise dans la fameuse réponse que fit saint Pierre au Christ dans les Évangiles : si omnes scandalizati fuerint in te ego numquam scandalizabor.
Si j’ai choisi ce nom en particulier, c’est parce qu’il représente assez bien, je crois, l’esprit que je voudrais insuffler dans cette chaîne YouTube, à savoir le refus de toute compromission idéologique et l’idée que tout combat commence d’abord et avant tout par une reconquête intérieure. On peut trouver un écho frappant à cet esprit chez Soljenitsyne quand il disait : « Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas PAR MOI ! »
Comme beaucoup de gens, je fais le constat depuis des années d’une certaine sclérose de la vie intellectuelle et politique en Belgique comme dans bien d’autres pays occidentaux. Avec la grande déculturation qui affecte nos contemporains et le politiquement correct qui criminalise toute forme de pensée non conforme, les débats publics sombrent trop souvent dans de plates réactions manichéennes. Avec la chaîne « Ego Non », j’ai donc fait le pari de renouer avec les idées et, sans égard pour la pensée unique, d’exhumer des penseurs parfois en décalage avec les valeurs ou les idéaux de notre temps. J’ai donc effectivement déjà abordé des auteurs « classiques » comme Cicéron, Machiavel ou Tocqueville, par exemple, mais aussi des penseurs plus obscurs ou à contre-courant comme Nicolas Berdiaev, Oswald Spengler, ou Ernst Kantorowicz. Dans chacune de mes vidéos, j’essaie d’exposer un concept ou une idée majeure d’un auteur, en essayant à chaque fois de le relier, d’une façon ou d’une autre, à une problématique politique contemporaine. Je ne prétends nullement à la neutralité, bien au contraire. Le choix des idées que je présente reflète naturellement une orientation politique, même si je ne partage pas forcément toutes les pensées de l’auteur dont je parle. Je poursuis donc un double but :
- 1) Susciter la curiosité intellectuelle des spectateurs en faisant découvrir certains auteurs ou certaines idées
- 2) Offrir un nouvel angle pour repenser ou recentrer une problématique politique contemporaine
CG : Parmi ces penseurs que vous affectionnez, Tocqueville, Ortega y Gasset et Gehlen. L’intérêt de lire ces auteurs aujourd’hui ?
AD : Les trois auteurs que vous citez me sont effectivement très chers et sont, à mes yeux, incontournables pour comprendre le monde moderne.
Alexis de Tocqueville, pour commencer, n’est assurément pas un inconnu. Depuis sa redécouverte dans les années 50, notamment grâce aux efforts de Raymond Aron, on ne cesse d’admirer sa prescience, en vérifiant que nombre de ses prédictions ou de ses intuitions se sont révélées exactes au cours du siècle écoulé (en particulier celle selon laquelle l’avenir appartiendrait à ces deux puissances nouvelles que seront l’Amérique et la Russie !). Mais l’intuition tocquevillienne qui m’intéresse le plus est celle concernant « l’avènement prochain, irrésistible, universel de la démocratie dans le monde ». Mieux que quiconque avant lui, Tocqueville a compris que le processus démocratique et égalitaire était devenu « l’horizon indépassable de notre temps », pour paraphraser Sartre. Telle était sa plus ferme conviction, il y a maintenant près de deux siècles, et l’actualité la plus immédiate semble lui donner raison. Pas un jour ne passe sans que cette exigence hypertrophiée pour la reconnaissance de l’égalité des droits ne se fasse entendre. Et ce mouvement vers toujours plus de démocratie, entendue comme « égalisation des conditions », ne se limite pas à la pointe la plus avancée du monde occidental, il gagne progressivement le reste du monde. Mais loin de s’en réjouir béatement, Tocqueville a bien vu que cette aspiration universelle pour l’égalité portait les germes d’un despotisme nouveau, bien plus terrible que ceux qui l’avaient précédé. « Cette passion, écrivait-il, tend à élever les petits au rang des grands, mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. » Dans le second tome de la Démocratie en Amérique, Tocqueville est alors conduit à imaginer à quoi ressemblerait ce despotisme futur, menaçant les sociétés démocratiques :
« Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. […] Au-dessus de ceux-là, s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leurs jouissances, et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance […] Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière […] ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »
Loin d’être un auteur dépassé, Tocqueville m’apparaît donc au contraire, plus que jamais, comme un de ces penseurs incontournables pour penser le paradigme égalitaire dans lequel nous vivons.
José Ortega y Gasset, le plus grand penseur espagnol du XXe siècle, s’inscrit au fond lui aussi dans cette filiation tocquevillienne quand il écrit La révolte des masses, en 1929. La grande nouveauté de notre époque, disait-il, c’est que l’âme médiocre, se sachant médiocre, a la hardiesse d’affirmer les droits de la médiocrité et de les imposer partout. C’est ce qu’il nomme « l’avènement des masses au plein pouvoir social ». Mais il ne faut pas entendre ce mot de masse dans un sens strictement politique ni socio-économique. La masse dont parle Ortega n’est pas la « masse ouvrière » ni la « masse populaire », et l’opposition masse-élite ne doit pas être comprise comme l’opposition marxiste prolétaires-possédants. La masse fait référence à un type humain auquel peuvent appartenir le banquier inculte, l’industriel ignare ou encore le prolétaire abruti : la masse est dévoreuse d’énergies, mais n’en produit aucune qui soit créative. Or, nous avons assisté, au XXe siècle, à une prise de pouvoir par la masse, dit-il. La masse, sans cesser d’être masse, s’est mise à supplanter l’élite. Ainsi qu’il le note :
« La masse, c’est l’homme moyen. C’est ainsi que ce qui était une simple quantité – la foule – prend une valeur qualitative : c’est la qualité commune, ce qui est à tous et à personne, c’est l’homme en tant qu’il ne se différencie pas des autres hommes et n’est qu’une répétition du type générique. »
L’analyse qu’Ortega fait dans son livre de cette « invasion verticale des barbares » est une des plus fines qu’il m’ait été donné de lire et j’invite toute personne désireuse de comprendre ce phénomène contemporain à s’y plonger à son tour. Mais l’œuvre d’Ortega ne se réduit pas à ce chef-d’œuvre bien sûr. On lira aussi avec profit Le thème de notre temps, L’Espagne invertébrée, ses Études sur l’amour ou Une méditation sur l’Europe, par exemple. De plus, Ortega allie à sa profondeur philosophique un réel talent d’écrivain, ce qui rend ses œuvres très plaisantes à lire et aucunement jargonnantes. L’une de ses devises était en effet : La claridad es la cortesía del filósofo [la clarté est la courtoisie du philosophe] !
Quant à Arnold Gehlen, enfin, il s’agit d’une figure assez différente. Avant d’être un philosophe, Gehlen était un sociologue et un anthropologue allemand, né en 1904 et mort en 1976. Encore peu connue dans le monde francophone, son œuvre est appelée à être davantage lue pour mener une méditation en profondeur sur la technique moderne, sur le rôle des institutions humaines et sur les effets que produit la société industrielle sur la vie humaine.
Reprenant la définition de Herder selon laquelle l’homme serait un Mängelwesen, un « être de manque », Gehlen, lui, a conclu que l’homme était par nature un être de culture. Son opus magnum, L’Homme – traduit pour la première fois en français en 2021 ! – est ainsi une œuvre ambitieuse, représentative de l’anthropologie philosophique, visant à étudier scientifiquement l’homme de manière globale, en établissant la synthèse de l’anthropologie culturelle et de l’anthropologie biologique. En quelques mots, l’anthropologie biologique est l’étude de l’homme du point de vue biologique (la génétique et les lois de l’hérédité). L’anthropologie culturelle, elle, part des sciences humaines et étudie les phénomènes culturels en eux-mêmes et les variations comportementales que l’on peut observer à partir d’une même base génétique. Dotés d’une constitution génétique identique, les hommes peuvent en effet adopter des comportements fort différents à travers leur dressage culturel. L’anthropologie philosophique de Gehlen vise donc à définir une conception totale de l’homme sans occulter aucune de ces deux dimensions.
Il est donc très important que les autres textes de Gehlen soient traduits à l’avenir comme Urmensch und Spätkultur ou Die Seele im technischen Zeitalter. Fort heureusement, son livre Morale et Hypermorale a aussi été traduit en 2023, et offre peut-être une meilleure porte d’entrée, plus accessible, à sa pensée. Ce livre permet surtout de penser philosophiquement un pluralisme éthique et de comprendre « l’hypertrophie » de la morale que nous connaissons aujourd’hui.
CG : Vous venez de publier Le Réalisme politique. Principes et présupposés. Peut-on y voir une défense de deux penseurs méconnus, Machiavel et Schmitt ?
AD : De manière adjacente, oui, mais telle n’était pas mon intention première. Mon but était véritablement de circonscrire ce que j’entendais par cette expression de « réalisme politique » Pour dire les choses très simplement, le réalisme politique désigne cette démarche qui vise à éclairer les règles et les finalités propres du politique. En d’autres termes, le réalisme politique consiste à aborder le phénomène politique comme s’il s’agissait d’une réalité autonome, possédant des moyens et des finalités différents d’autres domaines de l’existence humaine. Or, si tout le monde admet volontiers que le but de l’économie n’est pas celui de l’art, de la morale ou de la science, la simple idée que le but de la politique soit différent de celui de la morale, par exemple, suscite généralement des émois. Indépendante des lois morales, la politique ne serait-elle alors que cynisme, opportunisme ou pragmatisme ?
La question est effectivement délicate et il convient de l’examiner avec prudence, ce que j’essaie de faire dans cet essai. Agir moralement n’est pas la même chose qu’agir politiquement : l’enfer est pavé de bonnes intentions et, malheureusement, l’homme le plus moral du monde peut s’avérer un piètre dirigeant. Dans certaines circonstances, l’homme d’État doit effectivement être capable de mettre entre parenthèses sa morale privée au nom d’un plus grand bien, collectif. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’homme d’État doive toujours être immoral et cynique. Cela, c’est une mésinterprétation du machiavélisme. Et c’est pour montrer cela que j’ai articulé mon livre autour de quelques idées essentielles de Machiavel, de Thomas Hobbes et de Carl Schmitt.
L’apport de ces trois penseurs est en effet aussi considérable qu’est sulfureuse leur réputation. Ils ont en commun d’avoir osé analyser phénoménologiquement la vie politique, indépendamment de tout a priori moral, et c’est pourquoi on les regarde généralement avec suspicion. Machiavel, en particulier, possède une place centrale dans l’histoire du réalisme politique. On peut bien sûr lui trouver des précurseurs, mais il fut sans doute le premier à affirmer avec autant de force cette distinction entre morale et politique. Désireux de « libérer l’Italie des barbares », il comprit qu’il n’était plus temps de rêver à une politique de l’idéal et se mit en quête de la verità effettuale, de la « vérité effective ». Ainsi, sa particularité fut de se pencher presque exclusivement sur l’action politique elle-même, sur sa dimension métamorphique mais aussi sur son caractère récurrent, afin d’en tirer des règles d’action. Et ce faisant, il nous donne à voir l’essence scandaleuse du politique, qui la distingue des autres domaines de l’activité humaine, à savoir que la politique est une lutte absolue où tous les coups sont permis tant que la victoire est de notre côté. Certes, un mensonge reste un mensonge et un meurtre un meurtre, mais aucun arbitre n’est là pour disqualifier le vainqueur de la lutte.
Thomas Hobbes, lui, se concentre moins sur l’action en tant que telle que sur l’institution politique et sa légitimité. Là où la philosophie classique se demandait à qui il fallait obéir (au roi, aux nobles, à la communauté du peuple), Hobbes, lui, se demande pourquoi obéir. Ce qu’il met ainsi en lumière, avec cette expérience de pensée qu’est « l’état de nature », c’est la structure dialectique sous-jacente de toute communauté politique à travers les âges : la dialectique du commandement et de l’obéissance. Notre époque a beau moquer les notions d’ordre et d’autorité, il n’en demeure pas moins que nous obéissons, aujourd’hui encore, à des structures de commandement dans notre société. Et Hobbes nous permet de nous interroger sur la raison de cette permanence de l’obéissance, qu’il explique par le besoin d’être protégés. Toute la légitimité du pouvoir souverain vient de là, de sa capacité à maintenir la cohésion sociale et la paix intérieure. Protego ergo obligo.
Carl Schmitt, enfin, s’inscrit dans une époque où la notion même de politique est attaquée de toutes parts : on veut en finir avec le politique en le dissolvant dans l’économie ou en réalisant une unification cosmopolite du monde. Or, Carl Schmitt ne croit pas en la disparition possible du politique. Son ambition sera donc, lui aussi, de clarifier la question et de déterminer le critère, le signe qui permet de reconnaître qu’un problème est politique ou non, de discerner, en d’autres termes, les présupposés de ce qui est purement politique, indépendamment de toute autre relation. À titre de comparaison, les présupposés fondamentaux dans l’ordre moral sont les notions de bien et de mal, dans l’ordre esthétique, ce sont le beau et le laid, ou encore le rentable et le non-rentable dans l’économique. Or, dans l’ordre politique, montre-t-il, ces distinctions fondamentales sont celles de l’ami et de l’ennemi. Le but de la politique n’est pas vraiment de « désigner l’ennemi », comme on l’entend dire parfois, il s’agit plutôt de dire que la possibilité d’un ennemi est la réalité éventuelle qui gouverne, selon un mode propre, la pensée des hommes politiques. Quiconque pense politiquement ne peut faire comme si l’ennemi n’existait pas.
Ces considérations peuvent peut-être choquer les esprits contemporains. L’hypertrophie de la morale, dénoncée par Gehlen, occulte aujourd’hui généralement les finalités propres du politique en ramenant sempiternellement ce dernier à des considérations humanitaristes ou moralisantes. Mais ces auteurs nous rappellent chacun les dangers qu’il y a à ignorer les règles et les constantes de la vie politique…
Propos recueillis par Christopher Gérard
Bruxelles, mai 2024
Antoine Dresse, Le réalisme politique. Principes et présupposés, La Nouvelle librairie, 64 pages.