Les Romains et leurs religions, de John Scheid
Dans cet ouvrage, John Scheid étudie la relation des Romains avec leurs dieux et explore notamment l’aspect communautaire du culte dans la Rome antique. Une relation qui balance donc entre son cadre collectif et la possibilité de rapports personnels d’un individu avec un dieu.
Plutôt que de « la religion », entendue au sens protestant-libéral comme un sentiment reliant la conscience individuelle à Dieu, John Scheid, dans son dernier livre, nous présente « les religions » des Romains, à savoir les multiples rites de piété reliant « au quotidien » l’homme romain à ses dieux.
En effet, le principal objet polémique du livre concerne le rapport des Romains à leurs dieux. Les études sur la religion romaine connurent une période où il était habituel de la disqualifier pour son formalisme, ou tout au moins de la situer dans une progression téléologique, dont le terme aurait été le christianisme, conçu comme « religiosité », « relation directe avec son créateur, indépendamment des rites et d’un médiateur institutionnel ». Par la suite, cependant, en prenant mieux en compte sa diversité, il s’agit davantage de faire ressortir, dans certaines de ses composantes, tout ce qui semblait trahir une relation plus personnelle à la divinité et rejoindre ainsi le mouvement d’idées qui accompagne les progrès du christianisme : on invoque dans ce sens le culte d’Esculape qui s’adressait directement aux malades venus chercher la guérison. Plutôt que d’aligner ainsi un phénomène complexe sur une idée simple, Scheid préfère mettre en évidence « l’altérité religieuse qui est celle des Romains ».
Au-delà des questions sur l’évolution de la personne et la « construction de sujet », où l’on se fourvoie vite et dont on peut être reconnaissant à Scheid de nous synthétiser l’essentiel, le concept même de croyance est à interroger, dans une religion sans révélation. Au cours du premier chapitre, l’épigraphie votive fournit un outil précieux pour entrer dans l’intériorité des individualités. Dans ce domaine, les inscriptions magiques font voir un aspect de la piété privée, assurément bien plus caractéristique que les témoignages où l’on a voulu voir des « prodromes de la christianisation ». On trouve certes une grande diversité de cultes privés, mais à des fins terrestres, plutôt que dans une perspective sotériologique.
Dans le deuxième chapitre, l’auteur met en évidence l’interaction constante du public et du privé, dans le cadre des prêtrises familiales par exemple, auxquelles les obligations publiques savent s’accommoder (contre une vision « totalitaire » de la cité antique). Le « cadre collectif » du rituel est souligné, y compris pour ce qui est le plus étroitement privé, comme la naissance, les différentes cérémonies de la majorité, le mariage ou les funérailles. De surcroît, le cadre en est la communauté familiale, « tissu rituel » diversifié, mais nettement hiérarchisé et différencié, où le paterfamilias exerce un rôle d’interprète de la jurisprudence en cas de vice de forme.
Le troisième chapitre aborde les rites funéraires, constatant que ces derniers sont l’affaire de la famille et non des prêtres. Ce n’est pas une affaire strictement privée pour autant : mettant en parallèle deuil public et privé (par exemple à la mort de l’empereur), l’auteur souligne la « distanciation mise en scène par les rites », indiquant un changement d’identité durant le temps des funérailles, pour permettre plus facilement de reprendre le cours normal de la vie à l’issue de celles-ci. « L’espace funéraire » est caractérisé comme un entre-deux pour la famille, délimité par des seuils rituels précis, où l’on définit la nouvelle position du défunt. Scheid polémique contre la lecture eschatologique de Franz Cumont, remise en lumière par une réédition des œuvres de ce savant : plutôt qu’une lux perpetua, l’outre-tombe est une nox perpetua, sous la terre plutôt que dans les cieux, dans une demi-, voire quasi-existence. Scheid décrit une situation de « chacun chez soi », la religion traduisant les relations des vivants avec les morts et les dieux, mais sans proposer de discours fixé sur le sujet : les divinisations « à la carte » font voir une théologie privée plus qu’un corps de doctrine.
C’est donc tout naturellement que le chapitre 4 aborde le comportement des « individus isolés » : certaines relations personnelles existent entre un homme et un dieu mais se modèlent sur les rites publics. L’auteur corrige encore la philosophie romantique de l’histoire : ainsi, la Mater Magna ne fut pas importée pour « répondre à des besoins eschatologiques », mais de façon très pragmatique, pour conclure la deuxième guerre punique. Certains cultes sont dus à l’initiative individuelle, mais sanctionnés par une invitation officielle qui en permet l’installation durable (ainsi pour Isis). Magie et religion ne présentent pas de nette dichotomie, conceptuelle ou chronologique : malgré sa dimension anti-communautaire, la magie s’exprime par l’inversion des rites de la religion, témoigne d’un même esprit « contractuel », use des mêmes formulations caractéristiques (répétitions, précautions onomastiques). Bien plus, les rituels exécratoires se trouvent aussi dans la religion publique, comme dans la devotio ou le sacrifice humain du forum Boarium. Dans les deux cas, les objectifs sont essentiellement temporels.
Le chapitre 5 dépeint la vie associative au sein des collegia : ces derniers ont tous une dimension religieuse, se réunissent autour d’un autel, ont un dieu pour patron, en plus de se vouer souvent à une activité concrète. Tout à fait traditionnels, ils ne s’inscrivent nullement dans un vaste mouvement conduisant vers le monachisme. Grand roman du « sentiment religieux », les Métamorphoses d’Apulée se concluent sur l’insertion historique du collège des pastophores : même un culte étranger comme Isis se trouvait agrégé à la pratique communautaire traditionnelle des collegia, avec son encadrement juridique plutôt que charismatique.
De manière générale, le livre s’efforce d’apprécier la religion romaine pour ce qu’elle était et non pour ce qu’elle aurait dû être selon une orientation « christianocentrique » : « les Romains étaient autres, et ils avaient le droit de l’être » ; l’interprète de leur religion doit donc refuser la « réduction de tout sentiment religieux à une religion intériorisée du salut de l’âme ». Si une caractéristique se dégage nettement de cette religion, il s’agit de son aspect communautaire, même lorsqu’il est subverti. Scheid discerne encore une profonde analogie entre religion privée et publique, avec une « prééminence absolue du ritualisme ». Le livre tout entier est animé d’un balancement constant entre singulier et pluriel : « les religions » des Romains présentent la même mentalité, déclinée à différents niveaux. On ne trouve nulle part de réelles traces d’une quête de la transcendance.
Que sont donc les religiones à Rome ? Sans doute « l’ensemble des obligations rituelles ». Malheureusement, les rites traversent moins les siècles que les livres ; ils constituent pourtant la plus grande partie de la religion vécue et Scheid se donne pour but de faire parler leurs vestiges. De manière récurrente, l’archéologie vient suppléer au mutisme des sources sur la piété au quotidien, montrer la diversité des coutumes et la coexistence des pratiques, là où un présupposé rationaliste voudrait voir une évolution rectiligne, suivant un mouvement des idées.
Par conséquent, il s’agit d’un livre pour le lecteur averti, qui ne se contente pas de données textuelles : Scheid ne donne pas un simple descriptif, mais intervient dans des querelles de spécialistes, que ce soit sur la signification du passage de l’incinération à l’inhumation, sur l’usage de Paul Diacre comme source, le sens de l’os resectum, etc. Ainsi, près de cinq pages sont consacrées au mot ustrinum (p. 181-189) et cinq pages évoquent la disposition de la vaisselle funéraire dans la tombe… Nous entrons ainsi dans l’atelier du chercheur qui avoue souvent des apories, présente un état de la question plus qu’une synthèse des certitudes.
Vincent Smith
29/08/2024
John Scheid, Les Romains et leurs religions. La piété au quotidien, Éd. du Cerf, 2023, 329 p.