Trois bougies sacrées au cœur de la nuit du solstice d’hiver
À l’occasion des préparatifs de la fête traditionnelle du solstice d’hiver, nous savons que vous êtes souvent à la recherche de textes, de contes, d’histoires qui viendront avantageusement animer la veillée et inviteront aux rêves et à l’imagination. Nous vous proposons cet extrait de Les Vikings, rois des tempêtes de Jean Mabire.
Chez les Vikings de Jomsborg, on reste farouchement fidèle aux vieux usages. La grande expédition d’été terminée, se préparent les longues fêtes du solstice d’hiver.
Les réjouissances vont durer douze jours et surtout douze nuits. Car l’essentiel du rite doit se célébrer dans les grands halls de parade, à la lueur des foyers et des torches. De toutes les veillées la dernière, celle qui marque la nuit la plus longue de l’année, sera la plus grandiose. Les ténèbres succèdent vite au jour gris et triste qui n’a duré que quelques heures. Dans tout le camp de Jomsborg retentit le fracas des épées qui frappent les boucliers sur un rythme lancinant. Et puis monte un cri sans cesse répété, que scandent des voix puissantes, ivres de joie et de force :
– Jul ! Jul ! Jul ! (prononcez : « Youl »)
Les Vikings font trois fois le tour de la table avant de s’asseoir pour le grand banquet qui marque les heures les plus importantes de toute l’année noroise. Un premier tonneau d’hydromel est aussitôt mis en perce. Les rires fusent. Les chants s’élèvent. Dans cette longue nuit d’hiver, isolés sur leur île de Wollin, les Vikings de Jomsborg vont célébrer le disque d’or du soleil invaincu.
Un immense brasier est préparé au centre du hall d’honneur où s’entassent des centaines de guerriers. Deux des hommes de Palnatoki apportent une énorme bûche garnie de rubans multicolores (*). Ivar, un Suédois malgré les lois de l’Ordre, continue à servir à Jomsborg bien qu’il ait dépassé le demi-siècle ; il a naguère combattu sur les fleuves de l’Est et jusqu’en mer Noire. Thorvald, un jeune Danois, arrive d’Angleterre ; il affirme qu’il compte bien les dix-huit ans réglementaires, mais tous ses compagnons se doutent qu’il ne doit guère dépasser sa quinzième année. Le plus jeune et le plus vieux des membres de l’Ordre déposent l’énorme rondin dans le foyer central. Palnatoki prend alors un tison qu’il gardait précieusement depuis le solstice d’été et lance d’une voix puissante, tandis qu’il allume le feu :
– Que cette flamme venue du jour le plus long de l’année nous éclaire pendant la nuit la plus longue ! Qu’avec elle le soleil revienne à jamais parmi nous !
Puis le chef s’approche d’un énorme chandelier de fer qui supporte trois bougies, grosse chacune comme le poignet d’un guerrier. Il approche un brandon. La mèche grésille et commence à éclairer d’une lumière chaude les Vikings de Jomsborg.
– J’allume cette flamme, dit Palnatoki, en souvenir de tous les guerriers de notre Ordre morts au combat outre-mer et qui reposent aujourd’hui sous les flots écumeux ou en des terres étrangères.
Le chef fait un geste. Le vieux Suédois et le jeune Danois s’approchent. Le plus âgé accomplit à son tour le geste rituel :
– J’allume cette flamme, dit Ivar, en l’honneur de tous les nôtres qui ne peuvent être parmi nous cette nuit. Ceux qui veillent sur les côtes ou sur les bateaux, ceux qui hivernent en pays lointain, ceux qui montent la garde aux portes du camp.
Le plus jeune s’approche maintenant de la troisième bougie.
– J’allume cette flamme, dit Thorvald, en espérance de tous les futurs compagnons qui rejoindront un jour notre Ordre et partageront alors notre foi dans le retour de la lumière.
Le repas commence par des coquillages. Les Vikings aiment les huîtres et les ormeaux qu’ils appellent « gofiches ». Ils lampent à pleine bouche le jus salé de la mer, leur vraie patrie, et lèvent leur corne à boire pour le premier toast :
– Buvons à la santé du dieu Thor ! Qu’il nous apporte la force dans nos combats !
Puis arrivent les porcs, rôtis à point, dégoulinants de graisse, bourrés de farce à en éclater. Ce sont des animaux sacrés qu’il faut dévorer à belles dents, accompagnés de larges rasades de bière bien fraîche et mousseuse.
– Buvons à la santé du dieu Freyr ! Qu’il nous apporte la fécondité dans nos travaux !
Voici enfin les laitages et les fromages. Les barbes blondes ruissellent de crème fraîche. L’eau-de-vie fouette l’appétit de tous.
– Buvons à la santé du dieu Odin ! Qu’il nous apporte la sagesse dans nos audaces !
Jean Mabire
Extrait du livre Les Vikings, rois des tempêtes, Éditions Versoix, 1978, p.171-173
(*) NDLR : La bûche de Yule est de chêne, et dans les temps anciens, elle était conservée tout au long de l’année dans un endroit sacré car elle représente le feu sacré, la lumière de la Terre. La bûche traditionnelle devait brûler pendant 12 heures, pour porter chance. Maintenant que bien des maisons n’ont plus de foyer pour brûler la bûche, celle-ci prend place sur la table, en gâteau roulé.