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Le revenu universel : révolution utopique ou nouvelle dystopie dans le monde du travail ?

Ce texte de Gepetto Felini, universitaire italien et correspondant du Pôle Études de l'Institut Iliade, est tiré numéro du hors-série de la revue Livr'Arbitres "Penser le travail de demain", actes du colloque annuel de l'Institut Iliade, printemps 2025.

Le revenu universel : révolution utopique ou nouvelle dystopie dans le monde du travail ?

Assez peu évoqué dans les médias grand public, le « revenu universel », aussi appelé « revenu de base », est un serpent de mer qui attise régulièrement les débats sur le travail et son revenu parmi les économistes et les philosophes, comme au sein du monde politique, notamment à gauche*. C’est en effet une proposition innovante (dans le sens où elle n’a jamais véritablement été mise en application à grande échelle) qui consiste à garantir à chaque citoyen un revenu minimum sans condition, c’est-à-dire indépendant de la situation professionnelle, économique et sociale des individus : tout le monde devrait le percevoir, qu’il travaille ou qu’il ne travaille pas, qu’il soit riche ou qu’il soit pauvre.

L’objectif premier du revenu universel est généralement d’assurer une certaine forme de « dignité humaine » à tous, en offrant un filet de sécurité financier à chacun, afin de répondre aux défis économiques, sociaux et technologiques du monde moderne. L’idée sous-jacente est alimentée par la prise de conscience des déséquilibres économiques croissants, des dérèglements du marché du travail et des complexités des systèmes d’aides sociales, mais également par une volonté de redistribution des richesses fondée sur l’idée qu’il n’existe plus aujourd’hui de rapport strict entre le travail fourni par une personne et le revenu qu’elle peut espérer en tirer. Toutefois, les bases théoriques du revenu universel sont relativement nombreuses, issues de différentes écoles de pensée économiques, sociales et politiques. Paradoxalement, il est à la fois soutenu par les théoriciens du courant progressiste, héritier du socialisme utopique, et par les adeptes plus conservateurs des théories libérales.

Théorie sociale

Dans une approche progressiste, le concept de « justice sociale » est au cœur des débats sur le revenu universel. Il s’inspire des théories qui cherchent à combattre les inégalités sociales et économiques. Sur la base de travaux philosophiques montrant que la notion de justice ne doit pas être réduite à une simple égalité des droits ou des chances, il devient nécessaire de prendre en compte aussi la redistribution des richesses pour permettre aux moins bien lotis de mener leur vie avec dignité. Selon le philosophe politique américain John Rawls, une société juste serait celle qui organise ses institutions de manière à maximiser les avantages des plus défavorisés. Dans sa conception d’une « justice comme équité »[1], il plaide pour une redistribution des richesses qui améliorerait les conditions de vie des plus vulnérables, à travers un revenu universel qui deviendrait l’instrument central d’une redistribution équitable, garantissant un minimum vital pour tous, et donc une réduction significative des inégalités sociales.

Dans le même ordre d’idées, le philosophe indien Amartya Sen, prix Nobel d’économie, introduit une vision plus humaniste du développement économique[2]. Il soutient que la justice sociale ne doit pas se limiter à la simple redistribution de richesses matérielles, mais qu’il faut aussi tenir compte des capacités des individus à mener une vie qu’ils ont envie et raison de valoriser. Le revenu universel s’inscrit dans cette perspective car il doit permettre à chacun de disposer de la liberté matérielle nécessaire pour réaliser ses aspirations personnelles et professionnelles. Ainsi, plutôt que de mesurer la justice et l’équité uniquement à l’aune des revenus financiers, Sen propose un modèle plus global de justice sociale, où le bien-être et l’épanouissement humain priment.

Théorie libérale

Dans un contexte très différent, une autre justification du revenu universel provient des théories économiques libérales, incarnées par des économistes comme le prix Nobel américain Milton Friedman (même si ce dernier n’a jamais directement soutenu le concept sous sa forme la plus connue). Pour lui, le revenu universel prendrait plutôt la forme d’un « impôt négatif » (Negative Income Tax) et permettrait une distribution plus simple et plus efficace des aides sociales. Au cours des années 1960, Friedman propose en effet un « revenu garanti » qui serait attribué à chaque citoyen, mais dont le montant serait amené à diminuer progressivement, à mesure que les revenus de l’individu qui le perçoit augmentent. L’« impôt négatif » apparaît donc comme une forme de revenu de base conditionnel, qui diffère du revenu universel tel qu’on le conçoit aujourd’hui puisqu’il ne concerne que les individus dont les revenus sont inférieurs à un certain seuil : plus une personne gagne peu, plus elle perçoit des aides de la part de l’État, et ce jusqu’à un certain niveau de revenu. Au-delà de ce niveau, l’individu paye à nouveau des impôts comme dans un système fiscal classique. Théoriquement, ce modèle vise à simplifier le système de prestations sociales. Au lieu de multiplier les programmes d’assistance sociale complexes, l’impôt négatif doit finalement permettre à l’État de distribuer un revenu de base à ceux qui en ont besoin, tout en incitant progressivement à gagner plus en travaillant plus. Parallèlement, il permettrait aussi de distribuer des aides en maintenant un cadre fiscal efficace et équitable.

Cette façon de faire apparaît dès lors comme une solution libérale permettant de remplacer une large panoplie de prestations sociales existantes, complexes et administrativement lourdes, telles que les allocations chômage, les aides au logement ou les prestations familiales. Dans cette optique, le revenu universel simplifie radicalement les dispositifs de soutien à la population, avec une gestion qui serait plus fluide et plus transparente. L’un des arguments majeurs des économistes libéraux est donc justifié par une réduction de l’intervention de l’État qui, dans ce modèle, ne joue plus qu’un rôle minimal, se contentant de fournir un revenu de base sans interférer outre mesure dans la vie économique des ménages. Il en découlerait une autonomie économique plus flexible pour les citoyens, qui seraient aussi plus libres de choisir leurs activités, de créer leur entreprise ou de se réorienter professionnellement sans craindre de perdre leurs moyens de subsistance.

Théorie technologique

Parallèlement, une dernière série d’arguments en faveur du revenu universel provient d’une théorie qui met en jeu les évolutions technologiques. Ces évolutions, en particulier l’automatisation et la robotisation croissantes dans le monde du travail, peuvent en effet réduire de manière importante les besoins de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, notamment parmi les métiers peu qualifiés. Des emplois de simples opérateurs de production ou d’ouvriers sont progressivement remplacés par des machines, rendant de nombreux postes obsolètes. Dans ce contexte, le revenu universel apparaît comme une réponse palliative à la précarisation du travail. De surcroît, dans une époque où les formes d’emploi atypiques et précaires ( freelance, travail à temps partiel, emplois intermittents) sont de plus en plus nombreuses, il permettrait également de garantir une sécurité financière stable et indépendante. Cette mesure renforcerait alors l’adaptabilité des employés face aux mutations économiques, permettant aux individus de se former ou de se reconvertir sans subir une pression financière immédiate. Dans cette optique, la liberté individuelle constitue de fait un pilier essentiel de la théorie du revenu universel.

Dans sa forme la plus radicale, le revenu universel permettrait en effet à chaque individu d’exercer une « liberté véritable », sans la contrainte économique immédiate du travail obligatoire pour subvenir à des besoins de base. Ainsi, selon le philosophe et économiste belge Philippe Van Parijs, le revenu universel représente une manière de renforcer l’autonomie individuelle, en permettant à chacun de poursuivre ses objectifs personnels, que ce soit dans le domaine artistique, culturel ou scientifique, sans être contraint par la nécessité de gagner sa vie[3]. La possibilité de choisir librement ses activités, de se lancer dans des projets entrepreneuriaux ou de se consacrer à des activités créatives, loin des pressions du marché du travail, pourrait engendrer une société plus épanouie, plus diverse et plus innovante. En offrant à chacun les moyens de se réaliser pleinement, le revenu universel pourrait donc devenir un levier puissant pour l’émancipation sociale.

Avantages ou utopie ?

L’un des principaux avantages du revenu universel résiderait donc dans sa capacité à réduire les inégalités sociales. En offrant un revenu garanti à chaque citoyen, il assurerait une certaine « égalité de base », en particulier pour les individus les plus vulnérables. Comparativement aux systèmes d’aides sociales existants, qui sont souvent fragmentés et soumis à des critères d’éligibilité complexes, le revenu universel simplifie le dispositif de soutien à la population, en offrant à chacun une allocation unique qui remplacerait plusieurs sources d’aides sociales conditionnelles, telles que les allocations chômage, le Revenu de solidarité active (RSA) en France, ou encore les aides au logement. Il contribuerait donc à une forme de « démystification » des aides sociales, évitant les stigmates associés à la perception de ces prestations comme des subventions pour « personnes assistées ».

Parallèlement, on peut également penser que le revenu universel aurait comme dernier avantage d’améliorer les conditions de travail. En offrant à chacun une sécurité financière de base, il permettrait aux travailleurs de sélectionner et d’exercer des emplois qui leur conviennent réellement (c’est-à-dire des emplois porteurs d’un sens durable pour eux), sans être obligés, par moments, de s’engager dans des tâches peu rémunérées ou peu gratifiantes simplement pour survivre temporairement (emplois « alimentaires »). Cette perspective conduirait ainsi à une meilleure qualité de vie et à une plus grande satisfaction au travail, avec une motivation et une implication plus élevées, chacun étant plus libre de travailler à des tâches ou des activités qui mettent plus directement en valeur ses talents et aspirations personnelles.

Enfin, en garantissant un revenu minimum à tout le monde, le revenu universel pourrait permettre d’augmenter le pouvoir d’achat global de la population, stimulant ainsi la consommation de biens et services. Cette stimulation de la demande favoriserait alors la croissance économique globale, avec comme conséquence positive de dynamiser différents secteurs d’activité. De même, le revenu universel ouvrirait également la possibilité de diversifier les formes d’activités économiques, puisque les individus, libérés de la contrainte financière immédiate, pourraient s’engager dans des activités entrepreneuriales, culturelles ou communautaires même si ces dernières ne sont pas immédiatement rentables. Une telle diversification constitue ici aussi un moteur important pour l’innovation, encourageant l’émergence de secteurs économiques nouveaux et possiblement prometteurs. Toutefois, l’expérience finlandaise[4] a montré que, bien que les participants aient signalé une amélioration de leur bien-être psychologique, une réduction du stress et une meilleure confiance en l’avenir, le revenu universel n’a pas eu un impact significatif sur l’emploi. L’un des objectifs du programme était de stimuler l’emploi en permettant aux bénéficiaires de mieux se concentrer sur la recherche d’un travail ou d’activités entrepreneuriales. Cependant, les taux d’emploi des participants n’ont pas significativement augmenté par rapport à ceux des personnes qui ne recevaient pas ce revenu de base.

Risques ou dystopie ?

L’un des plus grands obstacles à la mise en œuvre du revenu universel réside évidemment dans son coût financier. Pour le garantir à l’ensemble de la population, il serait en effet nécessaire de procéder à une ré-allocation substantielle des ressources publiques, selon une redistribution qu’il est difficile de concevoir sans une augmentation notable de l’imposition. Et il est probable que le modèle économique actuel, notamment en Europe occidentale où la redistribution des richesses sans alourdissement de la dette extérieure constitue déjà un défi en elle-même, peinerait à supporter une telle charge. On aboutit donc à une killing question bien connue : qui va payer ? Le Canada, notamment la province de l’Ontario, a lancé un projet pilote en 2017, mais il a été annulé en 2018. Bien que le revenu de base ait été soutenu par de nombreux économistes, certains critiques ont jugé que les coûts de mise en œuvre du programme étaient trop élevés. Le financement du programme nécessitait des dépenses importantes, et certains se sont inquiétés de l’impact budgétaire à long terme sur les finances publiques de la province. En Finlande, bien que l’expérience pilote ait été importante pour mieux comprendre les effets de ce système, la mise en place d’un revenu universel à l’échelle nationale aurait également nécessité un financement considérable, difficile à justifier dans le cadre des priorités budgétaires du pays.

Parallèlement à la question du financement, d’autres critiques du revenu universel interviennent dans le domaine social, en faisant valoir qu’un revenu garanti pour tous pourrait inciter les individus à ne pas chercher d’emploi, ou à réduire sensiblement leur activité professionnelle. Selon cette vision des choses, une partie de la population serait donc tentée de se reposer sur ce revenu sans ressentir la nécessité de contribuer activement à la société par le travail. On comprend aisément qu’une telle dynamique (pour ne pas parler d’absence de dynamique) conduirait, à terme, à une baisse dangereuse de la productivité globale dans un contexte de concurrence internationale. Au Canada, certains ont estimé qu’un tel programme découragerait le travail, et que des travailleurs trop dépendants de l’État pourraient affecter la productivité de la population active.

Enfin, la troisième inquiétude concerne la hausse possible des prix. En augmentant le pouvoir d’achat des individus par le biais du revenu universel, la demande se trouverait naturellement stimulée, en particulier pour les biens et les services de première nécessité. Cette demande entraînerait alors mécaniquement une augmentation des prix, avec une inflation importante dans les secteurs où l’offre est la plus limitée. En toute logique, cette inflation contribuerait à réduire l’impact effectif du revenu universel, et peut-être même à l’annuler, notamment pour les populations les plus vulnérables, qui verraient finalement leur pouvoir d’achat diminuer par rapport à leur situation antérieure.

Depuis mai 2020, suite à la pandémie Covid, l’Espagne expérimente un « revenu minimum vital » (qui n’est pas universel mais garanti pour les familles les plus pauvres) variant de 460 à 1 100 euros par mois environ, en fonction des revenus et de la composition des ménages. Ce programme pilote n’a pas encore de longévité suffisante pour que les chercheurs puissent évaluer pleinement ses effets à long terme. Ils ont néanmoins montré des résultats positifs sur la santé mentale et la qualité de vie des bénéficiaires, même si les économistes et les décideurs politiques ont estimé qu’il était encore trop tôt pour en tirer des conclusions définitives à grande échelle. Suite à l’expérimentation de 2017-2018, le gouvernement finlandais a quant à lui décidé de revenir à des solutions mieux connues pour lutter contre la pauvreté et pour soutenir l’inclusion sociale, plutôt que de s’aventurer dans une aide inconditionnelle, estimant que des programmes sociaux plus ciblés, comme les allocations pour les plus vulnérables ou les subventions au logement, restent finalement plus efficaces et moins coûteux.

Malgré ces incertitudes, le revenu universel est une proposition radicale, nourrie de justice sociale, d’économie libérale ou de préoccupations légitimes sur l’avenir du travail dans une société technologiquement avancée. Bien qu’il offre des avantages possiblement significatifs en termes de réduction des inégalités et de simplification des aides, sa mise en œuvre soulève des questions complexes, notamment sur son financement, ses effets sur le marché du travail et sur l’inflation. Dans un contexte libéral, il est perçu comme une alternative prometteuse pour réformer les aides sociales et encourager l’autonomie des citoyens. Sa mise en œuvre est difficilement concevable sans une révision en profondeur des structures économiques et administratives existantes, qui pourrait marquer un tournant majeur dans la manière dont les sociétés modernes abordent les questions de solidarité, d’égalité et de liberté individuelle. Elle reviendrait à réduire l’intervention de l’État dans la gestion de ses prestations. Comparativement aux aides sociales conditionnelles, même si elles sont parfois stigmatisantes, le revenu universel offrirait donc une solution qui peut sembler plus directe et moins intrusive, mais qui masque également un désengagement subtil de l’État, ce dernier restant totalement maître de la redistribution des cartes, et capable pour ce faire d’imposer les contreparties politiques qu’il souhaite.

Gepetto Felini

Notes

*En France, l’idée d’un « revenu universel d’existence » a été proposée par Jean-Luc Mélenchon (La France Insoumise) lors de la campagne présidentielle de 2017, afin de garantir un minimum vital à chaque citoyen, de lutter contre la pauvreté et de renforcer le pouvoir d’achat. Ce modèle n’était toutefois pas tout à fait inconditionnel puisque seuls les individus à bas revenu en auraient bénéficié. Lors de la même présidentielle en 2017, Benoît Hamon (Parti Socialiste) a également fait du revenu universel l’une de ses propositions principales pour lutter contre les inégalités et répondre aux enjeux de l’automatisation du travail, fondant par ailleurs l’Institut du revenu de base, un think tank dédié à la promotion de cette idée. Enfin, l’économiste et homme politique Pierre Larroutrou (socialiste) défend lui aussi le revenu universel en France, et propose de le financer par une réforme fiscale (taxe sur la richesse) pour faire face aux défis économiques liés à la transition énergétique.
[1] John Rawls (trad. de l’anglais), La justice comme équité : Une reformulation de Théorie de la justiceJustice as Fairness: A Restatement »], Paris, La Découverte, 2008 (1ère éd. 2001), p. 288.
[2] Amartya Sen (trad. de l’anglais), L’idée de justice, Paris, Flammarion, Champs Essais, 2012 (1ère éd. 2009), p. 558.
[3] Philippe Van Parijs, Yannick Vanderborght (trad. de l’anglais), 2019, Le revenu de base inconditionnel. Une proposition radicale, La Découverte, Coll. « L’horizon des possibles », p. 588.
[4] En Finlande, le revenu de base a fait l’objet d’une expérience intéressante sur la période 2017-2018. Son montant était alors fixé à 560 euros par mois pour les bénéficiaires, c’est-à-dire un panel de 2000 chômeurs auxquels il était versé de manière inconditionnelle (même si cet adjectif n’a évidemment pas beaucoup de sens dans le cadre d’une expérience limitée dans le temps pour un public cible déterminé). Cette somme ne devait pas nécessairement permettre de couvrir tous les besoins des bénéficiaires sélectionnés, mais simplement de leur offrir une sécurité financière de base.

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