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La Chute d’Arthur : quand Tolkien ressuscite un mythe fondateur

Figure fondatrice de l’imaginaire européen, le roi Arthur renaît sous la plume de J.R.R. Tolkien dans un poème inachevé et méconnu. Par-delà le mythe, c’est une méditation sur la fin des mondes, la fidélité aux origines et la transmission de la mémoire que propose l’auteur du Seigneur des Anneaux. Une œuvre sombre et magnifique, où résonne l’écho d’une Europe blessée.

La Chute d’Arthur : quand Tolkien ressuscite un mythe fondateur

Il est des figures qui traversent les siècles avec la force d’un symbole : Arthur en est l’un des plus puissants. Héros de la Matière de Bretagne, roi-guerrier et garant de l’ordre, il incarne cette synthèse européenne où se croisent Rome, la chevalerie chrétienne et l’imaginaire celtique. Ce personnage-limite, à la frontière du mythe et de l’histoire, n’a jamais cessé de nourrir la littérature et la mémoire européennes. Sa persistance dans l’imaginaire témoigne d’une aspiration profonde à l’unité perdue, au roi juste, au monde régi par l’honneur et le sacré.

Tolkien face à Arthur : un héritage réactivé

Spécialiste de littérature médiévale à Oxford et auteur d’essais philologiques sur les langues germaniques, Tolkien est un médiéviste passionné, qui puise dans les textes anciens bien plus qu’une matière poétique : une sagesse, un ordre du monde, une architecture de sens. Sa relecture d’Arthur ne procède pas d’un caprice littéraire, mais d’un ancrage profond dans la tradition européenne.

C’est en connaisseur des traditions germaniques et celtiques qu’il s’empare, dans les années 1930, de la figure d’Arthur. L’auteur, déjà reconnu comme philologue et poète, compose alors un long poème allitératif en vieil anglais, La Chute d’Arthur, dans lequel il entreprend de représenter le roi non dans sa jeunesse glorieuse, mais au crépuscule de sa vie. Publié bien des années plus tard, en 2013, par son fils Christopher, ce texte mérite d’être reçu comme bien plus qu’une curiosité littéraire. Il s’agit d’une véritable réactivation d’un héritage millénaire au seuil des temps modernes. Dans une Europe blessée par deux guerres mondiales, déchirée entre les vestiges de la chrétienté et les défis du monde industriel, Tolkien choisit de revenir à l’une des plus anciennes matrices de notre imaginaire : le cycle arthurien.

Une forme archaïque pour un monde effondré

Ce qui frappe d’abord est le décalage assumé entre la forme choisie par Tolkien et les goûts littéraires de son temps. Dans les années 1930, le vers allitératif anglo-saxon — forme poétique antique, sans rime, structurée autour de la répétition de consonnes initiales — apparaît comme un archaïsme délibéré. Mais ce choix n’est pas esthétique seulement : il est politique. En renouant avec la langue des poètes-guerriers du haut Moyen Âge, Tolkien restitue au mythe arthurien sa dimension nordique, pré-chrétienne et guerrière. Il délaisse les codes courtois du roman du Graal, les subtilités de Chrétien de Troyes ou les enchantements de Merlin, pour revenir à une épopée rude, austère, héroïque. Le poème se rapproche alors plus de Beowulf ou de la tradition des sagas islandaises que des romans arthuriens postérieurs.

Chez Tolkien, l’imaginaire est une pédagogie du réel. La Chute d’Arthur n’est pas un rêve, mais une vision — une manière de rappeler ce que nous risquons de perdre en abandonnant les formes anciennes de la loyauté, du sacrifice et de la souveraineté. En cela, le poème s’inscrit dans une logique de réactivation culturelle : il veut ranimer, non pas répéter. Loin d’un repli nostalgique, La Chute d’Arthur participe d’une entreprise de ressourcement. Tolkien y rappelle, par la forme même du poème, qu’une culture vit de ce qu’elle sait préserver, transmettre et réinterpréter.

Le roi blessé : une figure tragique

La langue elle-même porte cette gravité, empreinte de lenteur et de solennité, comme si chaque mot pesait du poids de la mémoire et du sang. Ce n’est pas un Arthur jeune et conquérant que nous découvrons ici, mais un roi vieillissant, déjà atteint dans son corps et dans son autorité, rassemblant une dernière fois ses fidèles pour affronter l’inéluctable. Loin du souverain auréolé de lumière, il apparaît comme un homme usé par les luttes, replié sur le souvenir d’un ordre désormais ébranlé.

Tolkien insiste sur la solitude du roi. Il « marchait en silence sous les cieux gris, son regard dur fixé sur l’horizon, là où le monde vacillait ». L’image récurrente de la mer et du vent dans le poème accentue ce sentiment de déclin : Arthur regarde son monde vaciller sans pouvoir le retenir. Une autre strophe le montre « en armure encore fière, mais le cœur las », marchant vers son destin avec la certitude d’une fin sans retour. Son autorité persiste, mais elle n’est plus portée par l’espérance : elle est le dernier rempart contre le chaos. Tolkien donne ainsi au roi breton les traits d’un survivant, non d’un sauveur. Ce faisant, il en fait une figure plus humaine, mais aussi plus tragique — celle d’un homme dont la grandeur ne suffit plus à sauver ce qui s’effondre autour de lui.

La désintégration de l’ordre

Dans cette perspective, la chute d’Arthur n’est pas tant l’effondrement d’un règne que celui d’une vision du monde. C’est la fin d’une souveraineté enracinée, rituelle, virile, qui maintenait ensemble des peuples divisés. Arthur, chef de guerre et père du royaume, est aussi une figure sacerdotale : il fonde et tient l’ordre, par la parole, le rite et l’épée. Sa mort n’est pas un simple fait historique : c’est un basculement anthropologique. La Table Ronde, à l’origine lieu d’égalité et d’honneur, se désagrège sous l’effet des passions individuelles et de la perte du sens du sacrifice. Lancelot et Guenièvre, figures jadis nobles de l’amour courtois, deviennent ici le ferment d’une décadence.

Guenièvre, Mordret : les agents de la rupture

La trahison amoureuse n’est pas anodine : elle est fondatrice de la fin. Arthur sait qu’il a déjà perdu avant même de reprendre la mer. Dans une scène saisissante, Guenièvre fuit : « elle s’enfuit, effrayée, devant les flammes de la honte » — vers d’une puissance sèche, où le déshonneur précipite le destin. Chez Tolkien, la honte est plus tragique que la haine. Plus loin, elle se terre dans un monastère, consumée de remords, « muette parmi les pierres, le regard perdu, hantée par l’ombre du roi ».

Mordret, quant à lui, ne symbolise pas simplement la trahison. Il est l’incarnation du monde nouveau : un monde où la force s’affranchit de la légitimité, où l’ordre ancien est défié par des ambitions individuelles, sans foi ni loi. En cela, il est le double négatif d’Arthur, son fils dans certaines versions, et toujours son miroir déformant. L’affrontement entre les deux hommes, loin d’être un duel personnel, condense un combat symbolique. Il oppose deux manières d’être au monde : la fidélité contre la révolte, la transmission contre la rupture, la durée contre la déréliction. Le conflit Arthur/Mordret n’est pas seulement un drame familial ou dynastique, mais la figure archétypale d’une modernité sans filiation. Mordret n’est pas un simple félon : il incarne le règne de l’individualisme sans dette.

La chute comme révélateur

La manière dont Tolkien reconfigure la matière arthurienne mérite donc toute notre attention. En centrant le récit sur la fin d’Arthur plutôt que sur la Quête, il fait de la chute un moment révélateur. Arthur, en chef militaire rompu à la stratégie comme au commandement, devient une figure tragique, conscient de l’effondrement de son monde. Il incarne alors l’Européen aux prises avec une histoire qui lui échappe, confronté à la désintégration de l’ordre, des valeurs et de l’unité qu’il perd peu à peu. Ce choix de structure n’est pas celui d’un testament, mais d’un prélude : le poème n’est pas une fin, mais un commencement. Il annonce l’effort de Tolkien pour bâtir une mythologie cohérente et enracinée, articulée autour de figures tragiques et de lieux de mémoire.

Une œuvre de transmission

Dans ce combat, Tolkien mêle le poids de l’histoire à celui de l’épopée. Le passé y est convoqué non comme simple toile de fond, mais comme champ de bataille symbolique. La Bretagne romaine, les Saxons envahisseurs, les Frisons païens : tous deviennent les figures d’un affrontement plus large, entre ordre et chaos, fidélité et trahison, lumière et ténèbres. Il n’y a pas ici de maniérisme littéraire ni de goût de l’exotisme : il y a une poignante intuition de ce qui se joue, pour notre continent, dans la perte d’une tradition fondatrice.

Loin de se réduire à une réécriture d’érudit, La Chute d’Arthur s’inscrit dans le projet profond de Tolkien : transmettre, par la fiction et la poésie, les structures archaïques de l’imaginaire européen. Certaines notes laissent entrevoir une continuité avec son propre légendaire : Avalon, l’île où repose Arthur, pourrait être liée à Tol Eressëa, l’île des Elfes. Cette connexion entre le monde arthurien et la cosmogonie de la Terre du Milieu révèle une volonté d’enracinement narratif, où tous les mythes convergent dans une mémoire unifiée.

Un poème inachevé, un message entier

Il faut lire La Chute d’Arthur comme on explore une ruine sublime : ce qui est absent y parle plus fort que ce qui est dit. Inachevé, le poème laisse en suspens des arcs narratifs entiers, mais c’est dans ce silence que gît aussi sa force. Christopher Tolkien a édité le texte avec minutie, y ajoutant des fragments, des notes, des pistes pour ce qu’aurait pu être l’achèvement. Il y a dans ces vestiges quelque chose du chantier d’Avalon : une œuvre que l’on n’achève pas, mais qui veille, au bord du monde.

Se souvenir pour se relever

C’est ici qu’intervient la pleine mesure de la résonance contemporaine de l’œuvre. La chute d’Arthur n’est pas une simple fin. Elle peut aussi apparaître comme une alerte. L’effondrement d’un monde précède parfois la refondation d’un autre. Tolkien, en chantre des épopées perdues, nous rappelle qu’il n’est pas de grandeur sans mémoire, et pas de mémoire sans transmission. « Le monde vacillera, la parole sera perdue » — dit un des vers du poème. À moins que l’on ne s’en souvienne.

Dans un monde qui chancelle, où l’ancien cède sans qu’un nouveau ne surgisse encore, Tolkien rappelle que le récit de la chute peut être aussi un appel à se relever. Ce n’est pas un hasard si ce poème fut écrit dans les années 1930 : à l’heure où l’Europe sombrait dans les ténèbres de la guerre et du nihilisme, Tolkien faisait entendre, à travers la langue perdue des bardes, la voix d’Arthur. Celle d’un roi prêt à mourir, mais jamais à renoncer. La chute n’est pas ici un échec, mais un passage. Comme dans tout mythe fondateur, ce qui meurt ne disparaît pas : il prépare un réveil. Arthur ne revient pas — mais son souvenir structure encore notre attente.

Marion du Faouët – Promotion Dante

Illustration : La mort du roi Arthur, huile sur toile de John Mulcaster Garrick, ca 1862. Source : Wikimédia (Domaine public). Les bords de la composition originale ont été légèrement agrandis à l’aide de l’IA générative.