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La défaite de l’Occident, d’Emmanuel Todd

Dans cet ouvrage, Emmanuel Todd bouscule les a priori du camp occidental et annonce les grands virages politiques à venir. Les États-Unis et l’Occident jouent plus gros qu’ils ne le pensent dans le conflit ukrainien, compte tenu notamment de leur état de décomposition et de leur dépendance économique au reste du monde qui pourraient annoncer une défaite cuisante, au détriment des Européens.

La défaite de l’Occident, d’Emmanuel Todd

Deux ans après le début de la guerre en Ukraine, Emmanuel Todd publie un livre explosif sur la situation de l’Occident, à contre-courant des discours majoritaires sur les enjeux du conflit. L’essayiste a certes habitué ses lecteurs à des propos plutôt décapants et souvent pertinents, mais ce dernier opus apparaît particulièrement audacieux. Il pose une question grave pour tous les Européens, qui s’apprêtent à vivre, selon lui, la fin de l’Occident, et l’entrée du monde dans une nouvelle ère géopolitique entraînée par la dynamique des nouvelles alliances autour de la Russie. L’analyse d’Emmanuel Todd ne manque pas de bousculer, sans aucune complaisance, les a priori trop bien installés dans le camp occidental. Elle fait d’ores et déjà de La défaite de l’Occident un livre important, qui annonce les grands virages politiques à venir.

Commençons par le cadre d’analyse qu’utilise Emmanuel Todd pour arriver à ses conclusions. Premièrement, afin d’évaluer la « santé » des États, il ne se fonde pas uniquement sur des critères économiques (comme le PIB que de nombreux analystes estiment dépassé). Il intègre au contraire des indicateurs sociétaux nettement plus concrets : le taux d’ingénieurs mobilisables pour l’industrie et l’armement face à la fuite des cerveaux vers le monde immatériel de la finance et du droit, la mortalité infantile et le taux d’incarcération comme révélateurs du niveau de vie, ou encore l’obésité comme marqueur d’un manque individuel d’autodiscipline et d’une perte de repères. Deuxièmement, il introduit des prismes qui lui sont chers, permettant selon lui d’expliquer certains comportements d’un point de vue anthropologique : la structure familiale (parenté bilatérale ou patrilinéaire), le concept de nations « actives » ou « inertes », et la place de la religion dans les sociétés. Cette dernière, en particulier pour le protestantisme occidental (WASP), est étudiée selon une dégradation qu’Emmanuel Todd structure en trois stades : stade actif quand les pratiques sociales sont conformes à la tradition religieuse, stade « zombie » quand elles prennent leurs distances malgré un culte qui reste présent, puis stade « zéro » quand elles se rendent incompatibles (cas caractérisé par la reconnaissance légale du mariage pour tous). Enfin, Emmanuel Todd tente de décrypter les comportements et les stratégies à travers la progression du « nihilisme », qu’il entend comme une forme de « destruction de la vérité » interdisant toute description raisonnable du monde : prétendre par exemple, contre toute démonstration génétique, qu’un homme peut devenir une femme, apparaît comme un acte intellectuel typiquement nihiliste qui consiste « à affirmer le faux ».

À travers ce cadre d’analyse, Emmanuel Todd étudie ensuite les différences de points de vue qui séparent la Russie de l’Ukraine, puis de l’Occident et de ses alliés, en tentant d’expliquer pourquoi chacun traite mutuellement l’autre de « fou ». Il montre tout d’abord que la Russie est aujourd’hui un pays relativement stable et plutôt raisonné, produit par une longue histoire et non par un seul homme (Poutine). Si la Russie s’est arrêtée à la Crimée en 2014, c’est qu’il lui était indispensable de se préparer d’abord à la déconnexion du système Swift, le régime de sanctions occidentales agissant sur elle comme un moteur de reconversion économique lui permettant de retrouver une autonomie croissante. Si elle est entrée en Ukraine en 2022, c’est parce qu’elle disposait à ce moment-là d’une fenêtre stratégique pour maintenir son intégrité territoriale et politique compte tenu de sa démographie déclinante. Selon Emmanuel Todd, cette politique répond à une logique annoncée et réfléchie qui relève plus de la cohérence et du réalisme que de la folie dictatoriale. Il note par ailleurs que si la politique homophobe et anti-transgenre de la Russie choque l’Occident, elle constitue bel et bien un élément de soft power auprès de nombreux pays conservateurs qui sont autant de nouveaux alliés potentiels, notamment la Chine, l’Inde et le monde arabe. A contrario, pour Emmanuel Todd, l’Ukraine reste une énigme politique : l’émigration y témoigne d’un système oligarchique qui peine à trouver un équilibre durable, dont la seule spécialisation économique semble résider dans la « gestation pour autrui » vendue aux « couples » occidentaux ; un État de corruption opaque qui condamne sur son territoire l’usage du russe au nom d’une guerre culturelle dissymétrique sans véritable feuille de route idéologique. Autant dire que la comparaison est sèche et qu’elle détone…

Car dans le sillage des États-Unis, qu’Emmanuel Todd estime de moins en moins capables de tolérance vis-à-vis de la diversité du monde depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Occident s’est interdit toute vision réaliste vis-à-vis de la Russie. L’Amérique est devenue une véritable oligarchie, dont le « blob » dirigeant, « dépourvu d’attaches intellectuelles ou idéologiques extérieures à lui-même », intervient pleinement dans le système politique occidental. Tout juste capable d’hystérie sur les problèmes de race et de préférence sexuelle, l’Occident n’est plus capable de dépasser le stade des bavardages sur les problèmes fondamentaux de l’écologie, du statut des femmes ou du réchauffement climatique. Se considérant comme supérieur par essence, il ne voit pas qu’il est ici face à de vrais adversaires, qu’il s’agisse de la Russie ou, derrière elle, de la Chine, qui lui sont déjà supérieures sur de nombreux points. Quant à l’Union européenne, elle n’est plus, dans ce contexte, qu’une « usine à gaz » dont les institutions tournent à vide, et dont les Américains ont programmé la mort géopolitique, à travers cette logique inconsciente de l’OTAN qui consiste plus à contrôler l’Europe qu’à la protéger.

Comme le reconnaissent de nombreux analystes, la guerre actuelle n’oppose donc pas la Russie à l’Ukraine, mais la Russie aux États-Unis et à leurs alliés, qui délèguent leur guerre occidentale à un « pays à bas coût ». Mais, ajoute Emmanuel Todd, les États-Unis et l’Occident jouent certainement plus gros qu’ils ne le pensent dans ce conflit, au moment même où leur société se décompose et où leur dépendance économique au reste du monde est devenue immense. Todd prédit que la guerre en cours débouchera sur une défaite de l’Occident et une désintégration de fait de l’OTAN. Il n’est pas impossible qu’il ne se trompe pas, et que La défaite de l’Occident apparaisse comme un livre majeur pour comprendre la nouvelle balance géopolitique mondiale qui est en train de s’installer au détriment des Européens.

Olivier Eichenlaub
10/07/2024

Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Paris, Gallimard, NRF, 2024, 373 p.