Hillbilly Élégie de J. D. Vance
J. D. Vance, colistier de Donald Trump, aura fait figure de candidat original à la vice-présidence des États-Unis. Diplômé de l’école de droit de Yale, ancien chargé de communication au sein du Corps des Marines, le sénateur républicain est d’abord un enfant de la classe populaire blanche du Midwest. Figure du courant national-conservateur (NatCons), Vance a livré dès 2016 le précieux témoignage d’une enfance au sein de l’Amérique déclassée « des Hillbillies, des rednecks ou des white trash ». Hillbilly Élégie a été adapté sur Netflix (Une ode américaine, 2020).
L’enfance de James David Vance se déroule dans les Appalaches, dans un environnement radicalement contrasté. Les exploitations agricoles, les rangées de mobil-homes, les fast-foods des petites agglomérations s’imbriquent dans un paysage dont « les montagnes tout autour étaient un paradis ». Les chasses aux tortues, serpents, grenouilles, poissons, écureuils et autres créatures en compagnie de ses cousins y constituent l’une des activités de prédilection du jeune Vance. Autant d’épisodes protecteurs au sein d’un cadre général où l’auteur distingue « mon adresse » et « ma maison », suivant le soutien affectif qu’il est susceptible d’y trouver et la réputation dont il est susceptible d’y bénéficier : « À Jackson, j’étais le petit-fils de la femme la plus coriace que quiconque connaissait et du meilleur mécanicien auto de la ville [600 habitants]. Dans l’Ohio, j’étais le fils d’un homme qui m’avait abandonné et que je connaissais à peine, et d’une femme que j’aurais préféré ne pas connaître. »
Sans pseudo-romantisme, complaisance ou mépris, Vance s’attache à décrire un parcours conduisant du risque perpétuel de l’échec à la possibilité de la réussite. Pourquoi parvient-il à intégrer Yale quand tant de ses connaissances succombent aux addictions et aux mirages incapacitants ? Vance retrace et évalue : l’instabilité affective chronique de sa mère, les ravages de l’alcool et des drogues au sein de sa « famille » et du groupe de pairs, la logique de la réputation poussée jusqu’à l’absurde et les vendettas, les esclandres et actes délictuels au cœur de la vie quotidienne, la nécessité des emplois sans rapport avec sa future formation de juriste… Vance évoque le « ressentiment », qu’il dut âprement et longuement combattre. Il évoque les représentations faussées ou parcellaires de la réalité, conduisant ses proches à se méfier d’authentiques voies d’ascension. On doute ainsi dans sa famille — déconnectée du reste de la société plus que rongée par le syndrome de la forteresse assiégée — qu’il est possible d’intégrer Yale sans mentionner sur son dossier que l’on est « Noir » et de « Gauche ». Tout se joue ainsi au plan local : quoi qu’il arrive, « les gens d’ici » ne sont-ils pas autant de « bons gars » et de « travailleurs honnêtes », à l’exception des « assistés héréditaires » issus de familles intrinsèquement problématiques ? La part de la classe populaire blanche décrite par Vance est certes victime des politiques structurelles. Elle est d’abord prisonnière de ses propres illusions : « Dans des endroits comme Middletown [lieu de naissance de Vance ; 50 000 habitants], les gens parlent tout le temps de travail. Vous pouvez traverser une ville dont 30 % des hommes jeunes bossent moins de vingt heures par semaine sans trouver personne qui ait conscience de sa propre fainéantise. »
On a pu accuser Vance de réduire les Appalachiens à quelques stéréotypes propres à des milieux circonscrits (Appalachian Reckoning. A Region Responds to Hillbilly, 2019). De fait, leur région occupe une place spécifique dans l’imaginaire américain, comme en témoignent encore les récents polars de David Joy, représentatifs du « rural noir » (Ce lien entre nous, 2020). Il semble cependant difficile de nier la sincérité du sénateur de l’Ohio, en dépit des contradictions inhérentes à la vie politique : si Vance a rejoint Trump — dont il se montra un temps critique —, l’électeur-type de ce dernier n’est pas économiquement démuni. Encore est-il généralement peu ou pas diplômé, révélant une fracture déterminante valant a minima pour l’essentiel de l’espace occidental. L’hypothèse de l’opportunisme et du marketing politique — d’un J.D. Vance servant de simple caution white trash à l’héritier Trump [auteur de The Art of the Deal, 1987, ou de Think Like a Champion. An Informal Education in Business and Life, Running, 2010] – semble improbable. Une analyse relativement complexe et risquée parcourt en effet Hillbilly.
J.D. Vance souligne que son livre ne relève pas de l’étude universitaire. Il ne s’en appuie pas moins sur une série d’auteurs — de William Julius Wilson (spécialiste des ghettos noirs) à Raj Chetty (spécialité des inégalités et de la mobilité sociale) — dont on peine logiquement à trouver l’équivalent francophone. L’influence de Robert Putnam (Bowling alone. The Collapse and Revival of American Community, 2000) est ici patente. La notion de « capital social » constitue la clef des analyses émaillant le témoignage de l’enfant de la Rust Belt. À la suite de Putnam, il ne s’agit pas ici d’évaluer les ressources héritées mobilisables par un individu au sein d’une société largement étatisée — comme le voudrait la sociologie française inspirée par Bourdieu —, mais ses capacités communautaires effectives (aptitudes démontrées, affects, affinités relationnelles…). Vance s’inscrit ainsi dans le sillage d’auteurs soucieux des évolutions concrètes de la population américaine, irréductibles aux aléas des politiques économiques de l’État. S’il est parfaitement conscient des effets de la désindustrialisation sur les Appalaches ou de la nécessité des services sociaux, l’auteur considère une population et des individus concrets. En d’autres termes, Vance s’intéresse d’abord à une base anthropologique et à une multiplicité de destins contradictoires.
Il est révélateur que la question de l’immigration ne s’impose à aucun moment. Il n’est d’ailleurs pas plus fait mention de conflits ethniques. Si l’Américain James David Vance constate qu’une « dimension ethnique sert de contexte à mon histoire », son souci premier est d’écarter une identification strictement raciale. Vance n’appartient évidemment pas au groupe des WASP. Le monde de son enfance n’est pas plus celui de la seule « classe ouvrière », sans distinction d’ethnicité. Il est précisément celui des « millions de Blancs d’origine irlando-écossaise de la classe ouvrière américaine qui n’ont pas de diplômes universitaires ». La mention de Charles Murray appelle dès lors un traitement distancié. Vance se réfère vraisemblablement moins à l’universitaire tentant d’expliquer la stratification sociale américaine par les capacités cognitives d’origine génétique (The Bell Curve. Intelligence and Class Structure in American Life, 1994), qu’au politologue décrivant le déclin des classes populaires américaines blanches (Coming Apart. The State of White America. 1960-2010, 2012). N’ont-elles pas rejoint durant les dernières décennies, au plan économique, social, politique et plus encore anthropologique (instabilité familiale, addictions, criminalité…) les classes populaires afro-américaines ?
C’est dire que le risque de contre-sens est grand. À la lumière de son témoignage, J.D. Vance n’est pas plus un « nationaliste blanc » qu’un démagogue. Il n’est pas non plus évident de l’identifier à « une sorte de Christophe Guilluy américain » (Eugénie Bastié), sauf à multiplier les nuances : la « classe populaire » du sénateur de l’Ohio n’est pas détentrice d’une légitimité morale supérieure. Elle ne peut prétendre être la pièce centrale du jeu politique. La spécificité du propos de Vance réside sans doute dans son refus d’ériger la figure de la victime en signe de ralliement ou totem. Si les institutions s’avèrent indispensables à l’ascension sociale, l’État ne peut pas plus se confondre avec la société qu’il ne peut se constituer en Léviathan. L’environnement social brisé de Vance peut s’avérer habituellement incapable d’accompagner le développement serein d’un individu. Il n’en doit pas moins faire sens — coûte que coûte — pour qui prend encore au sérieux le « rêve américain ». Non qu’il soit d’ailleurs ici question d’accomplissement ou de bonheur.
Si l’ascension sociale reste possible, son âpreté prolonge l’impact de la pauvreté matérielle et spirituelle des enfants des Américains les plus pauvres. Quoi qu’il arrive, constate et confie Vance, « les démons que nous avons fuis continuent de poursuivre ceux d’entre nous qui ont assez de chance pour vivre ce rêve ». Nulle contradiction cependant, si le « Blanc d’origine irlando-écossaise de la classe ouvrière américaine » ne se conçoit pas essentiellement comme un agent social pourvu de droits, aux récriminations politiques nécessairement légitimes. Plus que l’État et en dépit de la déficience des Églises — par trop éloignées de la question sociale —, Dieu surplombe encore l’Amérique du colistier de Donald Trump. Celui qui déclare avoir « traversé une phase d’athéisme furieux » s’est converti au catholicisme après la publication de son témoignage, alliant désormais conceptions théologiques et politiques à la lecture de saint Augustin.
Aucune solution ne viendra des seules politiques publiques. De même que l’espérance « de la foi chrétienne ne s’enracine pas dans une conquête à court terme du monde matériel », ce n’est pas « en recevant la Grâce que l’on passe soudainement d’une mauvaise personne à une bonne personne. On travaille constamment sur soi-même. C’est ce qui me plaît. J’ai l’impression qu’il est assez difficile d’être une bonne personne » (propos recueillis par Rob Dreher, The American Conservative, 11 août 2019). On comprend que ni le darwinisme social ni la social-démocratie ne constituent pour Vance des réponses — a fortiori si l’on note que ces propos rappellent étonnamment la leçon qu’il tire de son passage au sein des Marines en Irak (2003-2007). Confronté aux conditions de vie des enfants irakiens, le chargé de communication du Corps semble vivre une première conversion : « Je décidai alors de devenir l’un de ces hommes qui sourient quand on leur offre une gomme. Je n’y suis pas encore parvenu, mais sans ce jour en Irak je n’y songerais même pas » (Hillbilly Élégie).
Redonner sens à l’Amérique n’implique donc pas de venger, de mobiliser, ni même de tendre par principe à l’égalité des conditions. J. D. Vance promeut plus simplement d’accepter l’existence d’une classe populaire qui doit avant tout cesser « d’accuser Obama, Bush ou des entreprises sans visage » pour espérer améliorer ses conditions d’existence. Si les solutions esquissées par Hillbilly sont peu nombreuses, le colistier de Trump a depuis précisé sa vision du monde. Rompant avec la doctrine politique et économique « orthodoxe » du parti républicain, Vance s’est sensiblement inspiré des orientations « illibérales » du Vieux continent — et singulièrement de la Hongrie de Viktor Orbán (Project 2025, Heritage Foundation). Il n’en resterait donc pas moins un paradoxal outsider. Atypique héritier des « hommes des collines », son programme semble désormais celui d’une minoritaire « troisième voie » d’inspiration européenne. Nous sommes ainsi d’autant plus fondés à prendre au sérieux l’une des confessions de James David Vance :
« Mais j’aime ces gens, y compris ceux auxquels j’évite de parler pour préserver ma santé mentale […] Car il n’y a pas de méchants dans cette histoire. Il y a juste une drôle de bande de Hillbillies qui luttent et cherchent leur voie — pour eux et, par la grâce de Dieu, pour moi aussi. »
Benjamin Demeslay
26/09/2024
J. D. Vance, Hillbilly Elégie, Paris, LGF, 2017, 330 p.