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Comprendre la révolution woke, de Pierre Valentin

Dans l’essai Comprendre la révolution woke publié chez Gallimard, Pierre Valentin, connu pour ses travaux sur le wokisme, approfondit son analyse afin de comprendre les racines intellectuelles du phénomène woke et son rôle dans l'histoire de la pensée critique. Pour l'auteur, le wokisme se définit principalement par une « pure négation », une idéologie qui ne sait que détruire et déconstruire, mais reste dans l’incapacité de proposer des pistes de reconstruction.

Comprendre la révolution woke, de Pierre Valentin

Pierre Valentin s’est fait connaître du grand public en 2021 par la publication de deux notes sur le wokisme pour la Fondapol. Depuis, il a approfondi sa recherche par la publication de Comprendre la révolution woke chez Gallimard au sein de la collection « le débat ». Dans cet essai, il s’attache à comprendre quelles sont les sources intellectuelles du phénomène woke et sa place dans l’histoire de ce qu’on a appelé la pensée critique. L’essai est fouillé, parsemé de témoignages édifiants et de données précises nous permettant de comprendre l’ampleur de la dérive idéologique que constitue le wokisme, particulièrement aux États-Unis, épicentre du phénomène.

La thèse principale de l’ouvrage tient dans cette phrase : « l’idéologie woke n’est qu’une pure négation, et sa spécificité réside dans le fait que c’est justement là sa seule affirmation ». Dans le premier chapitre, intitulé « La grande négation », il passe en revue les grands thèmes du wokisme et montre que celui-ci ne sait que détruire, déconstruire, sans pouvoir reconstruire derrière une nouvelle société. Notamment, il montre en prenant pour exemple les déclarations de Houria Bouteldja que le discours sur la diversité (un des trois totems de la trinité woke avec l’inclusion et l’équité) ne fait pas l’éloge du pluralisme (ce qui serait une affirmation) mais de la disparition du groupe considéré comme dominant (c’est-à-dire les Occidentaux blancs, hétérosexuels par exemple). La diversité n’est « donc pas la mise en place d’une forme de pluralisme, mais simplement la dissolution d’une norme initiale ». L’équité quant à elle aurait comme objectif de « nier toute notion de mérite, d’excellence et de compétence ».

Dans le chapitre suivant intitulé « La psychologie du dissident », l’auteur brosse un portrait au vitriol de la « génération woke », sans pour autant verser dans une interprétation purement psychologique du phénomène. Cette génération (les wokes ont essentiellement moins de 35 ans) est née dans un contexte de grand confort et de grande sécurité matérielle, mais dans un monde déstructuré et fluidifié, avec une explosion du nombre de divorces, une ouverture des sociétés « occidentales » à tous les flux, une surexposition aux écrans et aux stupéfiants. L’explosion des problèmes de santé mentale de la jeunesse occidentale est parfaitement mesurée et attestée par de nombreuses études et sondages. 25 % des adolescentes américaines en 2020 ont déjà connu un épisode dépressif majeur, 62 % des 18-24 ans en Europe disent avoir eu des pensées suicidaires en 2022. Nous observons par ailleurs une surreprésentation de personnes autistes dans les demandes de transition. La surprotection des jeunes dans l’éducation (notamment les plus favorisés) serait aussi en cause. Moins préparés émotionnellement à affronter l’adversité, ils vivent les désaccords comme des « micro-agressions » et obtiennent dans les universités « safe spaces » (espaces sécurisés) et « trigger warnings » au début des romans. La culture de la victimisation est aussi citée comme une des causes psychologiques facilitant la révolution woke. Celle-ci s’accompagne sur les campus américains d’une explosion des systèmes permettant des délations anonymes.

La troisième partie de l’ouvrage s’intitule « Généalogie d’une révolution ». L’auteur s’attèle ici à retracer la généalogie intellectuelle de la révolution woke. Sont-ils des marxistes ? Des héritiers de la French theory ? Le texte montre comment les thèmes woke sont éminemment foucaldiens (le savoir comme pouvoir, la folie comme désignation arbitraire du pouvoir en place, la surveillance par le système pour ne citer qu’eux). Autre jalon, Judith Butler, « papesse du mouvement queer » : son essai Trouble dans le genre a tué le sujet unitaire. Pour échapper à la domination masculine, la femme ne doit plus être définie de manière stricte afin d’échapper à une dualité et une essence qui lui seraient imposées par les hommes. Le dernier maillon du wokisme proviendrait de l’école de Francfort et sa théorie critique. Parmi les pères intellectuels de Mai 68 et des radical sixties aux États-Unis, il y a précisément le philosophe Herbert Marcuse, parti en exil et qui fit l’essentiel de sa carrière d’après-guerre dans des universités américaines.. Son rapport au temps est ce qui nous intéresse ici. En 1939, Marcuse publiait Raison et révolution : Hegel et la naissance de la théorie sociale, qui fut selon le sociologue Robert Castel dans sa préface au livre, « une défense et une illustration de la fonction critique, et partant révolutionnaire, de la pensée théorique ». Toute pensée philosophique se devait d’être porteuse de révolution sociale et de critique de l’ordre établi. Le pire problème selon Marcuse (Raison et révolution, pp. 166-167) est de « faire preuve de complaisance » envers le monde tel qu’il est. La pensée critique doit « briser l’assurance et le contentement de soi du sens commun, […] saper la confiance funeste dans la puissance et le langage des faits ». De manière significative, Marcuse interprète le progrès de manière négative et glisse dangereusement sur la pente de l’idéologie et de la sortie du réel, en témoignent le phénomène trans et les accusations d’inventions de faits d’un certain nombre d’études sociologiques woke. Reprenant une métaphore de Hegel, Marcuse écrit dans Raison et révolution « la jeune pousse est la négation déterminée de la graine, et la fleur, la négation déterminée de la pousse », ajoutant qu’il « faut que le nouveau soit vraiment une négation de l’ancien, et non une simple réforme ou amélioration ». Cette interprétation particulière de la dialectique de Hegel qui abolit la troisième étape de dépassement (le concept bien connu d’Aufhebung) est au cœur du wokisme. Pour Marcuse et donc pour les wokes, le progrès n’est permis que par négation d’une situation précédente, sous la forme d’une libération. Ce qui est issu du passé est donc toujours perçu comme un poids plutôt que comme un héritage positif.

L’auteur en conclut que le wokisme s’autodétruira du fait de sa nature de négation pure. L’année 2024 a vu un reflux aux États-Unis du soutien au wokisme, signe que l’auteur avait vu juste. De récents scandales nationaux comme les événements du campus d’Evergreen ont notamment participé à sensibiliser la société à ce phénomène. Le wokisme a par ailleurs participé à antagoniser la nation américaine, déjà nettement fracturée. Si la génération issue de Mai 68 en France s’est largement notabilisée, l’essai se termine toutefois sur une note de pessimisme. Quel héritage à venir pour la jeunesse militante biberonnée à la victimisation, au dogmatisme et à une vision de la société et des rapports humains réduite à une lutte entre dominants et dominés ? Si l’âge a tendance à rendre conservateur, il est à craindre une infiltration de cette génération dans de nombreuses institutions comme l’a fait la génération issue de Mai 68 (universités, médias, éducation…).

Gabriel Piniés
11/01/2025

Pierre Valentin, Comprendre la révolution woke, Paris, Gallimard, 2023, 224 p.