Corporations et corporatisme : entretien avec Guillaume Travers
Économiste, Guillaume Travers tâche de réhabiliter la notion de « communs » dans ses travaux. Il est notamment l’auteur d’un Corporations et corporatisme (éditions La Nouvelle Librairie, 2021) dans lequel il revient sur la doctrine corporatiste et ses diverses applications historiques.
Cet entretien avec Guillaume Travers est à retrouver dans dernière livraison des Écrits de Rome (n° 16, janvier 2025)*.
« Le rétablissement de formes corporatives ne peut se faire qu’avec un certain protectionnisme : ceux qui veulent privilégier des standards plus élevés doivent être protégés des pures lois de la concurrence. »
Vous rappelez avant tout que, « si le corporatisme comme pensée de l’ordre social n’apparaît qu’avec la modernité, il fait bien évidemment référence à une institution médiévale – la corporation » : que sont donc les « corporations » sur le plan historique ?
Le terme même de « corporation » n’est popularisé, de manière péjorative, qu’au XVIIIe siècle, pour désigner une institution qui structure le monde du travail en Europe depuis le Moyen Âge : les communautés de métiers. Celles-ci, historiquement connues sous des noms très divers (jurandes, etc.), organisent la vie des hommes en milieu urbain, et leur sens profond ne peut être compris qu’au sein du cadre bien plus vaste de la pensée sociale médiévale. Pour le dire simplement, le Moyen Âge se représente le monde social comme constitué d’un as-semblage de com-munautés, toutes dis-tinctes mais com-plémentaires. Toutes ces communautés forment un grand « corps », selon une métaphore alors commune. Dans le monde rural, les communautés villageoises organisent les travaux des champs, les fêtes et les rites religieux, etc. Avec la renaissance des villes, dès les XIe-XIIe siècles, un nombre croissant d’hommes se trouvent coupés des communautés villageoises : en plus d’être des centres paroissiaux, les villes sont le lieu où s’agrègent des artisans spécialisés. La communauté de métier est l’institution qui donnera un cadre communautaire à ces hommes liés surtout par l’exercice d’un « art ». Certes, ces « corporations » ont un rôle économique et professionnel – elles fixent les tarifs, les méthodes de production, limitent la concurrence, organisent l’apprentissage, etc. – mais elles sont aussi des communautés de vie : elles organisent des fêtes et des processions, ont leurs blasons et leurs saints-patrons, organisent les funérailles, prennent soin des artisans invalides, etc.
« La vision du travail qui prévaut dans le monde corporatif est avant tout qualitative : il s’agit de veiller à produire selon des règles très exigeantes. »
La Modernité capitaliste et libérale a détruit les corporations de métier. On comprend ici que le modèle corporatif n’est pas seulement une institution économique, mais qu’il porte aussi une certaine vision de l’homme. En quoi cette vision est-elle contradictoire avec celle de la Modernité ?
Là où la pensée médiévale – et les pensées prémodernes plus généralement – pensent l’homme comme un être de communauté, structuré par ses appartenances collectives, la Modernité libérale vient à le représenter comme un individu, un atome défini avant tout par ses choix et sa capacité à se libérer de toute appartenance nécessaire. Dans ce contexte, les corporations n’ont plus lieu d’être, et doivent laisser place à un vaste marché du travail dans lequel chacun doit être libre d’acheter et de vendre la force de travail. Le bouleversement est capital. Par exemple, la vision du travail qui prévaut dans le monde corporatif est avant tout qualitative : il s’agit de veiller à produire selon des règles très exigeantes ; ce qu’un apprenti doit produire pour devenir maître est d’ailleurs ce que l’on nomme le « chef d’œuvre », qui atteste de sa maîtrise parfaite d’un « art ». Avec le capitalisme, ce qui est valorisé est ce qui se vend en grande quantité, indépendamment des règles de production. Le rapport à la division du travail est aussi modifié par ce bouleversement anthropologique. Dans le monde prémoderne, on pense la division du travail ex ante : il y a un certain nombre de métiers à occuper, chacun avec leurs domaines et leurs règles propres, et le but de l’apprentissage est de perpétuer ce découpage du monde social en métiers. Dans le monde capitaliste, la division du travail est pensée comme un résultat ex post : ex ante, tous les individus sont identiques, et ce sont les forces du marché qui, de manière anonyme, font que certains se retrouvent à occuper un travail ici ou là.
« En Italie, au Portugal et dans la France de Vichy, trois régimes autoritaires, on a tenté de les recréer « par le haut », qui plus est avec un contrôle très important de l’État ou du parti selon les cas. Ces « corporations » étaient donc très différentes de leurs ancêtres historiques – et apparaissent rétrospectivement comme des échecs. »
L’« idée corporative » n’a jamais été abandonnée – les catholiques sociaux, par exemple, en ont fait l’une de leurs idées phares. Et elle est même réapparue avec force au XXe siècle avec l’instauration d’« États corporatifs », principalement en Italie, au Portugal et en France. Pourriez-vous revenir sur la nature de ces trois régimes ?
Dès son apparition, le capitalisme a suscité des oppositions très importantes. Sur le terrain des luttes sociales, bien entendu, car les conditions de travail dans les mines ou les industries textiles étaient d’une dureté à peine imaginable aujourd’hui. Mais ces oppositions sont aussi apparues sur le terrain conceptuel. Naturellement, beaucoup ont vite senti le contraste entre ce qu’ils quittaient – le monde des corporations – et ce qui émergeait – le monde du marché. Une nostalgie des corporations est apparue et, pendant un temps, les tentatives de créer des syndicats ou de penser le monde social (notamment au sein de l’Église catholique) ont été fortement inspirées par les anciennes images du monde corporatif. Au XXe siècle, les trois États que vous citez ont prétendu recréer des corporations. La tâche était incroyablement difficile : historiquement, les corporations sont des communautés locales, qui ont émergé « par le bas ». Comment les recréer une fois qu’elles ont disparu ? En Italie, au Portugal et dans la France de Vichy, trois régimes autoritaires, on a tenté de les recréer « par le haut », qui plus est avec un contrôle très important de l’État ou du parti selon les cas. Ces « corporations » étaient donc très différentes de leurs ancêtres historiques – et apparaissent rétrospectivement comme des échecs.
« Dans un monde dominé par la grande entreprise, par la production de services, il est difficile d’imaginer ce que peut être une corporation viable. Imagine-t-on une corporation des employés de bureau ? Une corporation des télémarketeurs ? »
Vous considérez ces diverses expériences corporatistes comme ayant globalement échoué : pour quelles raisons ? N’ont-elles pas eu le mérite de montrer qu’il existait une troisième voie possible entre capitalisme et marxisme ?
Le corporatisme a un immense attrait théorique comme philosophie sociale, comme alternative possible à la fois au capitalisme et au marxisme. Mais la question de sa mise en œuvre pratique, dans un monde qui est incroyablement différent du monde médiéval, reste ouverte. Dans les années 1930, juste après le grand krach boursier de 1929, la vogue du corporatisme était considérable. De nombreux ouvrages ont été publiés, des colloques organisés. C’était alors la grande idée à la mode. La lecture de ces ouvrages reste souvent un peu décevante : la philosophie est superbe, mais on se demande « que faire ? » pour faire advenir l’institution en question. La réponse est nécessairement très compliquée. Il me semble qu’une institution ne peut sainement exister que sur un substrat anthropologique et sociologique plus large. Dans un monde dominé par la grande entreprise, par la production de services, il est difficile d’imaginer ce que peut être une corporation viable. Imagine-t-on une corporation des employés de bureau ? Une corporation des télémarketeurs ?
« Le monde prémoderne s’efforçait de relier entre eux les divers pans de la vie humaine. Le corporatisme jouait un rôle central dans ce processus. »
Vous écrivez en conclusion que, « plus qu’une institution à rétablir, la corporation peut néanmoins servir d’idéal régulateur » : concrètement, quels éléments du modèle corporatif pourraient être repris au-jourd’hui ? Une entreprise ayant le désir de sortir de la logique libérale pourrait-elle, par exemple, s’inspirer de ce modèle ?
Le monde libéral est marqué par la dissociation de la vie en différente « sphères » : nous avons notre vie professionnelle, distincte de notre vie personnelle, distincte de nos choix religieux, distincte de nos choix politiques, etc. Cette dissociation générale est l’une des racines du malaise moderne : à quoi sert-il de travailler si notre activité n’est plus reliée à rien d’autre, si plus rien de supérieur ne donne de sens à nos efforts ? Le monde prémoderne, au contraire, s’efforçait de relier entre eux les divers pans de la vie humaine. Le corporatisme jouait un rôle central dans ce processus. C’est cette idée qui peut aujourd’hui nous guider et nous aider à transformer notre relation à la vie économique. Dans nos activités économiques, nous pouvons toujours poser la question du sens, de la qualité, de la communauté bien comprise. Bien sûr, si une telle démarche résulte de choix isolés, indépendamment de tout changement politique, elle se heurtera tôt ou tard à la logique du profit – qui est souvent impitoyable pour une entreprise. C’est pourquoi je pense que le rétablissement de formes corporatives ne peut se faire qu’avec un certain protectionnisme : ceux qui veulent privilégier des standards plus élevés doivent être protégés des pures lois de la concurrence. En conclusion du livre, je cite un exemple qui me semble être un grand succès : les appellations d’origine contrôlée, qui me semblent être du corporatisme presque à l’état pur. Ce sont des producteurs qui se mettent d’accord pour suivre des règles très strictes, valoriser en commun un produit, organiser des fêtes et des événements locaux en commun, etc.
Propos recueillis par Louis Furiet
Note
*Écrits de Rome est une revue d’idées mensuelle “civilisationnelle, européenne, chrétienne”. Son numéro 16 (janvier 2025) est disponible au prix de 10 euros. Pour en savoir plus : ecritsderome.fr