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Qu’est-ce que l’infrapolitique

Dans cet article, Jean Goujon, auditeur de la promotion Saint Exupéry, développe la notion d’infrapolitique, une forme d’engagement qui diffère de la politique classique et de la métapolitique. Désobéissance civile, mouvements de base, initiatives communautaires… l’infrapolitique conduit des familles, des groupes informels ou des communautés à s’engager dans une résistance préventive face aux formes autoritaires de gouvernance et à penser des ordres alternatifs, indépendamment de l’emprise idéologique des élites.

Qu’est-ce que l’infrapolitique

Où commence et se termine le politique ? Le politique se manifeste de différentes manières et ne se limite pas à sa dimension institutionnelle. Est-ce que ce sont les idées qui mènent le monde ? Suffit-il de construire une contre-hégémonie culturelle pour renverser les structures de domination et conquérir le pouvoir étatique ? La dissolution du politique et la perte de confiance actuelle dans les institutions déplacent les contours du politique vers de nouvelles orientations d’édification du commun. De nouvelles formes d’engagement collectif apparaissent se situant en dessous du politique sans pour autant être métapolitiques. Par quels moyens une puissance existe-t-elle si elle n’est pas narrative ou politique ? Face à une désillusion généralisée et une érosion de la citoyenneté, le désengagement civique constitue une forme d’infrapolitique, car il implique une prise de distance, une défiance et une résistance souterraine face à des institutions représentatives jugées insatisfaisantes. Nous explorerons dans un premier temps les différents niveaux du politique, en définissant et distinguant les concepts d’infrapolitique et de métapolitique. Par la suite, nous démontrerons l’importance de l’infrapolitique dans les luttes politiques actuelles. Enfin, nous détaillerons les types de résistance infrapolitique.

I. Qu’est-ce que l’infrapolitique ?

« Jusqu’à fort récemment, la plus grande partie de la vie politique active des groupes dominés a été ignorée parce qu’elle a lieu à un niveau qui est rarement reconnu comme politique. […] l’action politique au grand jour est loin de constituer la totalité de l’action politique en général. »
James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance (1990)

1. L’émergence de la notion d’infrapolitique

1.1 Présentation de Pierre Clastres

Pierre Clastres est un anthropologue français dont les travaux ont porté sur l’étude des sociétés indigènes semi-nomades en Amérique du Sud et les formes non institutionnelles du politique. Clastres a mis en avant l’idée que dans de nombreuses sociétés dites primitives, le pouvoir et l’organisation politique existent sans être centralisés ni coercitifs. Selon Clastres, ces sociétés ne seraient pas simplement sans État par accident ou par sous-développement, mais s’opposeraient activement à l’État, mettant en place des mécanismes sociaux et culturels pour empêcher l’émergence de structures étatiques. Ainsi, l’absence de l’État n’équivaut nullement à une absence d’ordre, il y a bien un espace politique dans les sociétés sans État. Clastres rejette la réduction du pouvoir à la seule forme de l’État, qu’il considère comme un concept historiquement déterminé, et non comme un fondement universel.

Clastres est considéré comme un précurseur de l’anthropologie anarchiste parce qu’il offre une vision des sociétés humaines qui démontre que des structures sociales autonomes sans État existent et fonctionnent. Ses travaux anticipent la notion d’infrapolitique par une analyse des résistances préventives face aux formes autoritaires de gouvernance. L’analyse de Clastres sur la nature du pouvoir et les moyens de le contester préfigure les réflexions sur les formes cachées de résistance politique. Ces résistances structurelles et culturelles correspondent à l’idée d’infrapolitique, où des sociétés acéphales, très peu hiérarchisées maintiennent néanmoins des modes de vie autonomes et organisés qui échappent à tout contrôle centralisé.

1.2 Présentation de James C. Scott

James C. Scott est un universitaire américain interdisciplinaire qui a étudié les formes de résistance quotidienne des individus et des groupes sociaux à l’égard des mécanismes de domination. Influencé par les travaux de Clastres, Scott a examiné les stratégies de dissimulation et de contournement adoptées par les populations marginalisées, notamment en Asie du Sud-Est, à travers des enquêtes anthropologiques. Scott a introduit la notion d’infrapolitique pour désigner les pratiques de résistance discrètes et dissimulées, qui constituent la vie politique des dominés. En révélant ces dimensions souvent négligées ou ignorées de la vie sociale, il a mis en lumière leur influence sur les relations de pouvoir et les dynamiques de la société.

Dans son ouvrage La Domination et les arts de la résistance paru en 1990, Scott étend sa théorie de la domination à tous les groupes sociaux qui subissent des formes de coercitions, en étudiant les différentes modalités de résistance. L’auteur utilise les notions de « texte public » et de « texte caché ». Le « texte public » représente une manifestation de l’autorité et de sa légitimité, englobant les discours officiels, les règlements formels et les lois écrites, qui incarnent les normes, les valeurs et les politiques officielles des institutions du pouvoir. Le « texte caché », en revanche, se réfère aux significations et pratiques qui ne sont pas explicitement exprimées, mais qui sont néanmoins présentes dans la vie politique et sociale quotidienne. Ces « textes cachés » incluent les normes sociales non écrites, les traditions orales, les pratiques culturelles subversives et les stratégies de résistance. Scott utilise ces notions pour mettre en évidence les formes de connaissance et de pouvoir informelles qui existent en dehors des structures officielles. L’opposition dialectique entre « texte public » et « texte caché » permet de révéler les contradictions et les tensions entre le pouvoir et les groupes dominés.

1.3 L’anthropologie anarchiste et les théories de la résistance

L’anthropologie anarchiste est un champ de l’anthropologie politique qui s’intéresse spécifiquement aux sociétés sans État ou en lutte contre des structures étatiques. Ce courant a émergé principalement à partir des travaux de Clastres et de Scott, les deux figures centrales ayant analysé les dynamiques de pouvoir dans les sociétés « primitives » et marginalisées. Initialement centrée sur la critique des structures de pouvoir, l’anthropologie anarchiste a évolué vers une étude approfondie des formes de résistance et des mouvements sociaux dans les sociétés contemporaines.

Les théories de la résistance sont une branche de la sociologie critique qui a émergé dans les années 1960. Elle a pour objet d’étude les mécanismes de domination et les formes discrètes de résistance. Dans les années 1980 et 1990, sous l’impulsion de Scott, ces théories supposent de penser les capacités de résistance des sujets face à un monde normé et de mettre en évidence les compétences critiques des sujets, qui ne sont jamais aussi soumis qu’il n’y paraît. Reprenant en partie les analyses marxistes d’hégémonie culturelle, les théories de la résistance mettent l’accent sur la diversité des formes de résistance, allant de la résistance individuelle et informelle au quotidien jusqu’à la contestation politique organisée. Selon les théories de la résistance, dans toutes les sociétés, les groupes dominés disposent de ressources symboliques leur permettant de penser des ordres alternatifs, indépendamment de l’emprise idéologique des élites.

2. Différences entre métapolitique, politique et infrapolitique

2.1 Niveau d’intervention

La métapolitique se situe en amont de la politique conventionnelle. Elle vise à influencer les idées, les valeurs, la culture et les normes qui sous-tendent les décisions politiques. Elle se concentre sur la formation de l’opinion publique et la promotion d’idées politiques à travers des discours, des récits, des médias et des mouvements culturels.

La politique se concentre sur le processus de prise de décision et de mise en œuvre des politiques publiques. Elle implique les structures officielles que sont les institutions gouvernementales, les partis politiques, les processus électoraux et législatifs. L’État incarne l’action politique et la société civile, l’action métapolitique et infrapolitique.

L’infrapolitique se réfère aux stratégies de lutte et d’organisation sociale qui se situent en aval du politique, mais qui ne sont pas métapolitiques. Elle concerne les activités politiques qui se déroulent en dehors des institutions politiques formelles. Il s’agit d’actions concrètes, telles que la désobéissance civile, les mouvements de base, les initiatives communautaires, qui visent à structurer les groupes et établir des liens entre les membres.

2.2 Nature de l’engagement

La métapolitique implique un engagement intellectuel, culturel et idéologique. Elle vise à changer les perceptions et les attitudes des individus envers la politique en influençant le discours public, en proposant de nouvelles idées et en remodelant les valeurs culturelles.

La politique implique une participation directe au processus de prise de décision et d’action publique. Les acteurs peuvent être des élus, des fonctionnaires, des membres de partis politiques ou des lobbyistes.

L’infrapolitique implique généralement un engagement plus pratique et direct, incluant des actions de mobilisation sociale et d’organisation. Elle se concentre sur des activités concrètes du quotidien visant à provoquer des changements ou à résister aux politiques existantes.

2.3 Objectifs

Les objectifs de la métapolitique se situent à long terme, en dehors de la fenêtre d’Overton, ils visent à influencer la pensée politique et culturelle de la société. Elle cherche à créer un consensus culturel favorable à certaines idées afin de conduire à des changements politiques ultimes.

Les objectifs de la politique sont de se concentrer sur la prise de décision et l’action concrète pour gouverner et répondre à l’intérêt général. Celles-ci peuvent varier en fonction des priorités du moment et visent idéalement la recherche d’un bien commun.

Les objectifs de l’infrapolitique sont souvent plus immédiats, visant à provoquer des changements sociaux ou politiques concrets. L’infrapolitique met l’accent sur la valorisation des pratiques quotidiennes de résistance et de subversion, le renforcement des liens de solidarité au sein des communautés, et la recherche de nouvelles formes d’organisation et d’action sociale. Dans les démocraties libérales, les formes politiques conventionnelles, ouvertes et visibles, ont tendance à capter la plus grande partie de ce qui compte dans la vie politique.

  Métapolitique Politique Infrapolitique
Niveau d’intervention En amont : universités, associations, médias Activités gouvernementales, législatives et institutionnelles En aval : famille, communautés, groupes informels
Nature de l’engagement Intellectuelle, culturelle et idéologique  Participation active à la vie politique Anthropologique et sociale
Objectifs Influencer les idées Prise de décision, bien commun Résistance et solidarité communautaire

3. Complémentarités entre infrapolitique et métapolitique

3.1 Discours et actions

L’infrapolitique et la métapolitique sont deux concepts qui, bien que distincts, peuvent être considérés comme complémentaires dans l’analyse des dynamiques politiques et sociales. Tous deux se concentrent sur des aspects spécifiques de la politique en dehors des institutions officielles. L’infrapolitique se concentre sur les pratiques et comportements quotidiens qui contestent le pouvoir, tandis que la métapolitique analyse les idées et les discours qui légitiment ce pouvoir. Lorsque l’État ne répond plus à ses objectifs, les activités infrapolitiques et métapolitiques tendent à s’amplifier. Ces deux dimensions sont complémentaires, car elles offrent une vision plus complète et mettent en lumière différentes facettes du pouvoir et de la résistance.

La résistance culturelle et politique se manifeste à travers les pratiques quotidiennes et la création d’une sous-culture dissidente. Pour être véritablement efficace, une action idéologique et culturelle devrait s’appuyer sur des forces infrapolitiques concrètes, qui en sont le prolongement complémentaire. Tout comme les idées métapolitiques peuvent inspirer et orienter les pratiques infrapolitiques, les actions infrapolitiques peuvent, à long terme, influencer le cadre métapolitique en modifiant les perceptions et les valeurs de la société. La métapolitique permet de contester les fondements idéologiques du pouvoir, tandis que l’infrapolitique fournit des moyens concrets de résistance quotidienne. La métapolitique vise à changer les mentalités et les paradigmes, l’infrapolitique à créer des espaces de liberté et d’autonomie dans la pratique. Une infrapolitique peut être une métapolitique inexprimée, et la métapolitique peut devenir infrapolitique. Un mouvement véritablement subversif et révolutionnaire combine ces deux niveaux du politique : l’infrapolitique pour renforcer la cohésion et l’appartenance à un groupe, et la métapolitique pour orienter l’action politique autour d’une idée-force. Un discours théorique sur une stratégie révolutionnaire ne devrait être dissocié d’une éthique de l’action et de la pratique révolutionnaire.

3.2 Idéologie et anthropologie

L’infrapolitique utilise les méthodes et les concepts de l’anthropologie pour explorer les pratiques quotidiennes, les rituels, les discours et les gestes qui peuvent être des moyens de contestation et de subversion du pouvoir. L’observation ethnographique et l’analyse des cultures populaires permettent de comprendre comment les individus et les groupes expriment leur opposition aux structures de pouvoir établies. L’infrapolitique transforme des actes ordinaires en actes de résistance, elle est donc « proto-politique » et il existe autant de formes d’infrapolitique que de systèmes culturels.

L’engagement infrapolitique maintient et met en avant les identités et les traditions par l’action collective en contournant les discours idéologiques inhérents aux structures officielles du pouvoir. Les pratiques élémentaires de solidarité à savoir les gestes, les attitudes, la manière de se comporter au quotidien sont ce qui marque le plus fortement l’individu dans son identité et s’accomplissent avant tout principalement au sein des structures familiales et communautaires. Devant le déclin du politique, l’anthropologie devient idéologie annonçant l’ère du combat infrapolitique, où émergent des oppositions fondées non seulement sur des idées, mais également sur des styles de vie, des apparences, des modes d’expression et de comportement.

3.3 Un exemple contemporain : le Hezbollah libanais

Le Hezbollah libanais incarne une forme complexe d’organisation qui transcende les catégories traditionnelles. Bien que largement reconnu pour ses actions politiques et militaires, il opère simultanément sur plusieurs niveaux, mêlant à la fois des aspects métapolitiques et infrapolitiques dans une stratégie globale. Il s’agit d’une organisation polymorphe à la fois institutionnelle, religieuse, politique, éducative, caritative et médiatique, qui se positionne comme un acteur majeur incontournable sur l’échiquier politique libanais et régional. Cette convergence d’approches permet au Hezbollah d’exercer une influence profonde et durable au sein de sa communauté, en brouillant les frontières entre action visible et influence souterraine.

Le Hezbollah utilise ses propres médias, notamment la chaîne de télévision Al-Manar, pour diffuser ses messages et construire des récits véhiculant son idéologie et ses valeurs. Parallèlement, le mouvement a développé un vaste réseau de services sociaux comprenant des écoles, des hôpitaux et des associations caritatives. Ces structures, tout en répondant à des besoins concrets dans des zones où l’État est absent ou inefficace, renforcent considérablement son soutien populaire et la légitimation du mouvement. Ces activités sont financées par des dons, des aides extérieures et des réseaux économiques informels qui échappent aux régulations officielles. Le Hezbollah mobilise également ses partisans à travers des rituels religieux, des sermons et des commémorations, consolidant ainsi son influence et l’identité collective de sa base. Sur le plan militaire, le mouvement adopte des tactiques de guérilla et mène des opérations clandestines, souvent hors de portée des forces étatiques ou étrangères, ce qui constitue un pilier central de sa stratégie infrapolitique.

Sur le plan militaire, le mouvement adopte des tactiques de guérilla et mène des opérations clandestines, souvent hors de portée des forces étatiques ou étrangères, ce qui constitue un pilier central de sa stratégie infrapolitique.

II. L’importance des luttes infrapolitiques

« À l’évidence, l’infrapolitique est de la vraie politique. À de nombreux égards, elle est conduite de manière plus entière, avec des enjeux plus élevés, et avec des obstacles à franchir plus conséquents que la vie politique dans les démocraties libérales. C’est un terrain très réel qui est perdu ou gagné. »
James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance (1990)

1. Organisation de la résistance dans les contextes de répression

1.1 Clandestinité et organisation informelle

Dans une période de radicalisation et de répression politique, les groupes marginalisés ont toutes les raisons de craindre de dévoiler leurs opinions ou leurs actes de résistance à visage découvert. Le déséquilibre des rapports de force entre dominants et dominés rend difficile l’adoption de stratégies de résistance impliquant un affrontement direct, car les dominants, mieux armés, seraient plus à même de remporter une lutte ouverte, tandis que les dominés risqueraient de basculer dans la dissidence. Ainsi, le déploiement d’une forme de résistance discrète et cachée sous les radars naît d’un choix tactique informé par une connaissance des rapports de force. Les stratégies de résistances clandestines permettent de contourner la surveillance et les sanctions potentielles afin de préserver des zones de liberté relative face au contrôle du pouvoir. Les dominés ne récusent pas frontalement l’idéologie dominante, de même, ils n’agissent pas en leur nom et ne revendiquent pas officiellement l’émancipation de leur groupe. L’accumulation de micro-actes de contestation joue un rôle essentiel pour éroder la légitimité du pouvoir sur le long terme. Tout en assurant la sécurité de leurs sujets, les dominés maintiennent une certaine capacité de contestation quotidienne de l’existant et préparent à des mouvements plus larges à venir.

Les activités infrapolitiques sont par nature informelles, dépourvues de structure hiérarchique et de cadre institutionnalisé, elles évoluent dans le cadre d’interactions sociales quotidiennes et discrètes. L’informalité permet d’éviter la détection et la répression par les autorités. Elle permet aussi une adaptation rapide aux circonstances changeantes. Les tactiques peuvent évoluer organiquement sans structure rigide et les acteurs peuvent ainsi nier plus facilement leur intention politique si nécessaire. Ces activités s’intégrant dans la vie quotidienne, elles rendent la résistance continue et diffuse. En restant informelle, l’organisation ne peut pas être démantelée ni avoir de listes de responsables à désigner et ses activités sont plus difficiles à cibler par les autorités. L’organisation est élaborée au sein de réseaux de sociabilité, comme les familles, les voisinages, les communautés de vie quotidienne, entre amis ou collègues, les assemblées locales, les célébrations et les festivités.

1.2 Stratégies créatives et adaptatives

L’adaptation constante est vitale face aux menaces de surveillance et de répression. Le manque de ressources formelles pousse à trouver des solutions ingénieuses avec les moyens du bord. L’inventivité et la souplesse stratégique deviennent des atouts majeurs pour assurer la continuité et l’efficacité de la résistance face à des systèmes de pouvoir souvent rigides et prévisibles. Cette approche implique de concevoir des tactiques novatrices et d’inventer des modes d’action inattendus que les autorités ne savent pas encore détecter ou contrer.

Les luttes infrapolitiques, pour être efficaces, doivent s’enraciner profondément dans le terreau local. Cette approche contextualisée permet d’identifier et d’exploiter les failles et les contradictions inhérentes au système dominant. Ces luttes gagnent en pertinence et en impact en adaptant finement les stratégies de résistance aux réalités culturelles, sociales et économiques propres à chaque environnement.

1.3 Technologies alternatives et souveraines

Les États, en partenariat avec les grandes entreprises technologiques, exercent une surveillance de masse sur les communications et les activités en ligne, rendant les formes traditionnelles de résistance plus vulnérables. Face à cette réalité, les technologies alternatives et souveraines, ou encore « alt-tech » s’avèrent indispensables pour les luttes infrapolitiques. Pour échapper à la censure et à la surveillance, il est crucial de réduire la dépendance vis-à-vis des plateformes contrôlées par les géants du numérique et de gérer ses propres infrastructures de communication. Ces technologies permettent aux groupes marginalisés ou résistants de maintenir des réseaux de communication, de stockage de données et d’échange indépendants des systèmes dominés par les élites ou les acteurs extérieurs susceptibles de saboter ou de censurer leurs activités. Des outils de communication sécurisés et anonymes, comme les VPN, le réseau Tor ou les plateformes décentralisées, ainsi que le recours à des plateformes étrangères, permettent de contourner la censure gouvernementale.

Les technologies souveraines permettent la création d’espaces numériques autonomes, où les mouvements de résistance peuvent se rassembler, échanger des idées, et organiser des actions. Des réseaux de communication résilients et difficiles à perturber garantissent un accès à l’information, favorisent la dissémination des idées dissidentes, et permettent l’organisation de la résistance sans crainte de coupures ou de répression immédiate. Au sein de ces réseaux résilients, les communautés marginalisées peuvent expérimenter des systèmes d’échange et de valeur alternatifs comme les monnaies locales ou cryptomonnaies anonymes. Ces infrastructures technologiques souveraines deviennent ainsi le terreau fertile d’une résistance organisée, permettant aux groupes contestataires de coordonner leurs actions avec une sécurité et une efficacité accrues.

2. Préservation et mobilisation des communautés

2.1 Maintien de la cohésion sociale

L’action collective engendre des réseaux de soutien qui atténuent les risques de persécution individuelle. L’engagement dans des initiatives locales renforce les liens communautaires et permet de lutter contre l’isolement social. « […] la solitude est la condition première de la soumission totale »[1]. La communauté devient ainsi un rempart contre l’adversité, offrant un cadre où l’individu peut se dévouer à une cause plus grande que lui-même, assurant la durabilité du mouvement de résistance. Plutôt que de dépendre uniquement des décisions prises par des administrations de l’État, les communautés peuvent façonner activement leurs propres environnements sociaux et politiques, ce qui renforce leur autonomie et leur capacité à répondre à leurs propres besoins. Ces mécanismes de sociabilisation permettent de contourner le pouvoir établi ou de pallier ses défaillances. Le retour d’une solidarité organique sur une solidarité mécanique institutionnelle assure la résilience communautaire.

La prise de conscience collective de la nécessité de résister forge une solidarité et un sentiment d’appartenance et aide les dominés à préserver leur identité et leur dignité face à l’oppression. Les pratiques infrapolitiques tissent des liens de confiance, germes potentiels de futures mobilisations révolutionnaires. Cette cohésion accrue facilite la coordination d’actions discrètes et coordonnées, marquant un retour à une solidarité organique plutôt qu’institutionnelle. La transmission intergénérationnelle est essentielle afin que les gestes, attitudes et manières d’être et de faire perdurent en dépit du temps et des changements démographiques. Cette dynamique transforme des actes individuels apparemment anodins en une force collective significative et en assure la pérennité dans le temps. Les groupes sociaux et ethniques élaborent des stratégies de comportement collectif qui permettent le dévouement de l’individu au profit du groupe. Cette subordination de l’individu au groupe peut aller jusqu’au sacrifice personnel, dans le but de renforcer la position du groupe en vue de futurs rapports de force.

2.3 Cellule familiale

La famille constitue la cellule fondamentale de résistance, elle est l’unité de base de l’organisation infrapolitique. Elle est le lieu invisible et résilient où se construit et se maintient la capacité de résistance des individus face à la domination. Elle est l’espace privé de résistance par excellence et le premier refuge et réseau de soutien émotionnel et matériel face aux répressions et aux conditions difficiles. Les stratégies de survie et de résistance face à la domination se transmettent souvent de génération en génération au sein des familles. La famille joue un rôle primordial dans la transmission intergénérationnelle des récits de résistance et l’inculcation des valeurs alternatives à celles du système dominant. Ainsi, elle contribue à maintenir une culture de résistance, même en l’absence de mouvements politiques structurés.

Face aux bureaucraties désocialisantes et à la dissolution des institutions dans la mondialisation, toutes initiatives sociales, même modestes, dans les domaines vitaux de la santé, de l’éducation ou de l’entretien des infrastructures constituent des actes suppléants à l’État. L’individualisation de la société et l’affaiblissement du lien social provoqués par la société de consommation et un État démissionnaire font ressurgir les référents traditionnels tels que la famille, les communautés organiques et religieuses. « […] le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale »[2]. Les formes de résistance économique, comme le troc, le partage des ressources, ou des pratiques d’autosuffisance, trouvent souvent leur base au sein des familles. Cela permet d’échapper partiellement au contrôle de l’État ou des systèmes économiques dominants, en pratiquant une économie parallèle.

2.3 Communautés épistémiques

Une communauté épistémique est un réseau de professionnels partageant des intérêts et des engagements intellectuels communs et qui a pour vocation de produire et de promouvoir de la connaissance dans un domaine donné et de tenter d’influencer ou de contourner les politiques publiques. Une communauté épistémique militante peut se former à partir du savoir infrapolitique et des expériences des citoyens marginalisés et peut contribuer à légitimer des expériences et des points de vue souvent ignorés par les hiérarchies épistémiques établies. La solidarité facilite le partage d’informations, de compétences et de ressources matérielles nécessaires à la résistance.

Lorsque des institutions tentent de contrôler et de s’imposer en détruisant l’ensemble des représentations et des savoirs locaux, les groupes sociaux se pensent et s’organisent eux-mêmes. Ces communautés aident à maintenir des histoires, des traditions et des connaissances qui risqueraient autrement d’être effacées ou marginalisées. La bataille sociale, économique et culturelle intervient dès lors à tous les niveaux : dans l’éducation, l’alimentation, les achats, la circulation pour faire face à l’ordre établi et à son ingénierie sociale. Les communautés épistémiques participent ainsi à la production de connaissances alternatives concrètes et à la formation de réseaux d’experts qui soutiennent les actions infrapolitiques et les revendications des groupes marginalisés.

3. Le socle des révolutions à venir

3.1 Développement de la conscience révolutionnaire

L’infrapolitique joue un rôle crucial dans le développement de la conscience révolutionnaire, car elle prépare le terrain mental et social pour des transformations plus profondes et fournit le socle culturel et structurel de l’action politique plus visible. Les pratiques de micro-résistances partagées au quotidien contribuent à forger une identité collective et une conscience partagée au sein des groupes opprimés. S’élaborent ainsi des codes, des symboles et des discours cachés qui articulent la critique du système dominant. La discipline coopérative et la désignation d’un ennemi commun font vivre le groupe et nourrissent l’espoir d’un changement radical futur. Ces pratiques communes de défiance, même minimes, renforcent la solidarité et maintiennent vivace l’esprit de résistance. Elles constituent ainsi le terreau potentiel de mouvements sociaux plus larges.

Par leur capacité à subvertir ou contrer les déterminismes, ces pratiques peuvent constituer de véritables contre-pouvoirs à l’égard de l’État. Ces gestes moléculaires de résistance permettent d’explorer les failles du système dominant, révélant ses points faibles. L’accumulation de petits actes de désobéissance, de détournement ou de dérision envers le pouvoir peut, sur le long terme, saper les fondements de la domination. Cette contestation diffuse et constante érode graduellement la légitimité des structures oppressives, préparant le terrain pour des changements sociaux et politiques plus profonds.

3.2 La résistance face à l’État

L’infrapolitique n’est pas un anti-étatisme mais l’élaboration d’un État caché. Il prône une forme de sécession subtile par la création d’alternatives concrètes aux fonctions étatiques défaillantes. En plaçant le rejet de l’État au cœur de la vie quotidienne, il élabore des structures parallèles qui comblent ses lacunes et prépare potentiellement une nouvelle forme d’organisation sociale. Lorsque l’État ne fait plus la politique de sa bonne conservation et n’assume plus ses fonctions historiques qui légitiment les pouvoirs qui lui sont attribués, alors s’installe un sentiment d’inquiétude, puis de défiance dans la population. Face à cette situation, le rôle du peuple est de restituer l’État dans ses fonctions. « Si la protection cesse, l’État lui-même prend fin, et tout devoir d’obéissance disparaît »[3]. Lorsque le pouvoir perd sa souveraineté effective, l’État se découple progressivement.

L’infrapolitique s’appuie sur la coopération, principe vital de toute structure sociale, pour forger une unité politique. Son rôle est fondamental dans la formation d’un front uni, en vue d’un éventuel rapport de force. Une résistance collective ainsi formée peut produire des effets visibles et tangibles, portant atteinte aux intérêts dominants. Elle peut également préparer le terrain pour des rébellions ouvertes, créant des brèches dans les structures de domination existantes. En testant constamment les limites du pouvoir, ces actions s’apparentent aux stratégies des « guerres de 4e génération », qui visent à affaiblir l’État adverse de l’intérieur. L’infrapolitique devient ainsi un outil de transformation sociale, opérant à la lisière du visible et de l’invisible, pour remodeler les rapports de pouvoir au sein de la société et restituer l’unité politique du peuple. Cette approche fait écho au concept d’« anarque » forgé par Ernst Jünger dans son roman Eumeswil (1977). L’« anarque » est décrit comme étant « le pendant du monarque : souverain, comme celui-ci, et plus libre, n’étant pas contraint au règne »[4]. Cette figure amène le roi sur son trône, pousse le pouvoir à se rendre visible et le forcer à prendre des décisions absurdes ou excessives, ce qui entraînera une partie de la population à identifier la nature de ce pouvoir et d’une certaine façon de s’engager contre lui.

3.3 De nouveaux mouvements de révolte

Les mouvements de protestations informels, les révoltes paysannes, les mouvements de libération nationale, l’indigénisme ou encore les mouvements autonomistes et millénaristes sont à la fois politiques et infrapolitiques, ils transcendant les structures traditionnelles tout en portant des revendications politiques précises. Ils émergent en dehors des partis politiques établis et des institutions conventionnelles, mobilisant des individus qui ne se reconnaissent pas dans les cadres politiques classiques. Ils revendiquent des changements politiques et sociaux tout en rejetant les élites politiques, économiques et médiatiques ainsi que les institutions traditionnelles. L’infrapolitique précède et prépare les rébellions ouvertes, pouvant à terme transformer les rapports sociaux et le pouvoir.

L’attention exclusive portée aux activités ouvertement déclarées et visibles ne permet pas de saisir l’espace important entre l’inactivité apparente et la révolte et qui constitue le terrain de l’action politique des dominés. Ce sont dans les interstices de la société qu’on découvre les nouvelles insurrections, latentes et souterraines. Le mouvement des Gilets jaunes en France par exemple ne pouvait être prédit par une observation des structures revendicatrices existantes. Les premiers participants du mouvement provenaient d’une « zone grise » politique et syndicale, une majorité d’entre eux n’avaient jamais été politiquement engagés, voire n’avaient jamais exercé leur droit de vote.

III. Types de pratiques infrapolitiques

« Un jour, vous serez appelés à enfreindre une grosse loi au nom de la justice et de la rationalité. Tout en dépendra. Vous devrez être prêts. Comment vous préparerez-vous à ce jour où votre choix sera vraiment important ? Il faut “garder la forme” pour être prêts quand le grand jour arrivera. Ce dont vous avez besoin, c’est d’une “callisthénie anarchiste”. Chaque jour, si possible, enfreignez une loi ou un règlement mineur qui n’a aucun sens, ne serait-ce qu’en traversant la rue hors du passage piéton. Servez-vous de votre tête pour juger si une loi est juste ou raisonnable. De cette façon, vous resterez en forme ; et quand le grand jour viendra, vous serez prêts. »
James C. Scott, Petit éloge de l’anarchisme (2012)

1. Socialisation

1.1 Solidarité

La solidarité est un élément central dans les luttes infrapolitiques, car elle est à la fois un moyen de résistance, mais aussi une fin en soi qui permet d’incarner les valeurs et les relations sociales que ces luttes cherchent à promouvoir. La solidarité offre un modèle de relations sociales alternatif à celui imposé par les structures de pouvoir dominantes et permet le maillage social au sein de communautés organiques et informelles. « Dans la mesure où l’activité politique ouverte est pratiquement impossible, la résistance est confinée aux réseaux informels de parenté, de voisinage, aux cercles d’amis et aux membres de la communauté plutôt qu’à une organisation formelle »[5].

La solidarité permet aux individus marginalisés de s’unir, d’agir ensemble et de se protéger mutuellement face aux risques de répression. En faisant du micro-crédit, des soupes populaires, en aidant les nécessiteux, en soutenant les familles des militants, etc., la solidarité offre un réseau de soutien crucial dans des situations d’oppression et aide à maintenir la résistance sur le long terme. La création des liens durables de proximité et d’entraide favorise l’édification d’une socialité, forge une identité collective et préserve un imaginaire ainsi qu’une culture populaire transmise à travers les générations.

1.2 Lieux

Les lieux fournissent le cadre concret dans lequel les luttes infrapolitiques peuvent se matérialiser, se développer et acquérir du sens pour les participants. Ils offrent des espaces où les formes discrètes de résistance peuvent s’enraciner et se propager à l’abri du regard direct du pouvoir. Les lieux de sociabilité populaires comme les paroisses, les cafés, les bistrots, les marchés, fournissent autant de structures de rencontre et de couverture à l’activité de résistance. L’occupation ou la transformation de certains lieux peut être un acte infrapolitique en soi, remettant en question les usages imposés par les structures de pouvoir. Des espaces peuvent être temporairement « libérés » pour créer des zones où les règles habituelles du pouvoir sont suspendues ou contestées. Dans les grandes métropoles, certains quartiers, souvent dirigés par des gangs et des mafias, sont autonomes et inaccessibles aux autorités. Ces lieux urbains échappent au contrôle de l’État et leur organisation sociale résiste à sa domination. Les lieux sont des espaces où se jouent les rapports de force et peuvent acquérir une signification symbolique.

L’idée d’infrapolitique renvoie à la notion marxiste d’infrastructure, c’est-à-dire aux bases et aux fondations culturelles et sociales sur lesquelles se construisent et s’organisent les groupes subalternes. Scott explore le rôle des infrastructures cachées, les espaces non cartographiés et les réseaux informels dans la contestation du pouvoir qui participent à la sédimentation d’une culture des dominés. Selon Scott, le « texte caché » grandi au sein de ces espaces sociaux, le « texte caché » n’a pas de réalité comme pensée pure, mais existe en tant que pratique disséminée au sein de ces lieux sociaux d’arrière-scène dans lesquels des règles alternatives prévalent par rapport à ce qui est en vigueur dans le reste de la société. Ces espaces infrapolitiques favorisent ainsi la mobilisation des acteurs dominés et alimentent une véritable dynamique de résistance au quotidien.

1.3 Autonomie

L’autonomie permet aux groupes marginalisés de développer leurs propres pratiques et démontre ainsi concrètement la possibilité de vivre et de s’organiser différemment. En développant des capacités d’auto-organisation et d’autosuffisance, les communautés renforcent leur résilience et préservent leurs savoir-faire locaux. L’école à la maison, le développement d’établissements scolaires « hors contrat » ou encore la pratique de soins non conventionnelle permettent de résister à l’assimilation culturelle et à l’homogénéisation imposées par les pouvoirs dominants. Fuir l’État constitue une stratégie sociale, économique et culturelle de subsistance et d’émancipation. Faire sécession apparaît comme l’outil le plus efficace pour recréer des communautés organiques plus solidaires et de maintenir une certaine invisibilité stratégique. « D’après la théorie de l’exode, la façon la plus efficace de s’opposer au capitalisme et à l’État libéral n’est pas la confrontation directe, mais ce que Paolo Virno appelle le “retrait actif”, la défection massive de ceux qui souhaitent créer de nouvelles formes de communauté »[6].

Selon Scott, les premiers réflexes face à l’État ont été la fuite, la fuite pour échapper aux taxes, à l’esclavage, à la conscription militaire, à la monoculture. La fuite face à l’État dans les collines, les montagnes ou les marécages permet d’être territorialement insaisissable et de ne pas être sujet du roi ou de l’empereur. Dans le Traité du rebelle, Ernst Jünger préconise métaphoriquement le recours aux forêts. La forêt en tant que lieu du secret et du refuge constitue une « citadelle de sécurité ». Dans la République du Mont-Blanc de Saint-Loup, des séparatistes s’unissent et trouvent refuge de plus en plus haut dans les montagnes afin de fuir la décadence de la société moderne.

2. Désobéissance civile

2.1 Contournement des règles

La désobéissance civile est une forme d’action directe qui implique de ne pas respecter volontairement une loi. Le contournement ou le détournement des règles sont un moyen de résistance accessible et quotidien qui n’attire pas nécessairement l’attention des autorités. Les acteurs de l’infrapolitique exploitent les failles des systèmes de pouvoir, remettant ainsi en question leur légitimité et leur efficacité. Le contournement et l’ignorance feinte aux agents de l’État permettent de tester constamment les limites du système, révélant ses points faibles et ses contradictions. Ce type de résistance peut miner l’autorité des institutions dominantes en montrant que leurs règles peuvent être ignorées ou détournées. Il s’agit d’exercer une forme de pouvoir « par le bas », dans les interstices du système dominant.

Pendant la pandémie de Covid-19 en France, des réseaux informels se sont créés permettant de fournir un pass vaccinal à des non-vaccinés afin de leur garantir les mêmes droits que les vaccinés. Divers profils ont été impliqués, allant des professionnels de santé à des agents administratifs ayant accès aux systèmes informatiques. L’ampleur significative du phénomène a difficilement pu être estimée par les autorités. Il s’agissait là d’un acte de résistance invisible non avoué face à un processus de contrainte. L’application du pass sanitaire a provoqué un phénomène de rejet de la bureaucratisation d’État et a suscité des débats sur l’efficacité des mesures sanitaires face à la pandémie. Des réseaux de solidarité et de complicité communautaire spontanés se sont créés entre individus issus de groupes sociaux et de corps intermédiaires différents.

2.2 Vandalisme militant

Le vandalisme militant consiste à détruire, dégrader ou détériorer volontairement sous forme de « petites actions » militantes anonymes un bien public ou privé en vue de faire passer un message. Ce type d’action peut être symbolique ou spectaculaire et s’inscrit dans les stratégies de « propagande par le fait ». Il a pour but de remettre en question le statu quo et le contrôle des autorités sur l’espace public. Par la subversion des formes ordinaires de la domination idéologique ou sociale, il peut diminuer le prestige ou la sacralité des symboles du pouvoir ouvrant la voie à une remise en question plus large de l’ordre établi. La dégradation de lieux publics particuliers, d’œuvres d’art, les actions antipubs ou encore la perturbation d’événements publics sont souvent utilisées par les militants écologistes et anticapitalistes comme forme d’« happening » médiatique afin de mobiliser l’attention des médias et du grand public.

Le micro-sabotage est une méthode de dégradation clandestine ciblée, visant à perturber ou à ralentir des opérations de l’État ou d’entreprises privées. Il s’agit de micro-mutineries menées de manière à minimiser les risques pour les personnes tout en maximisant l’impact sur les activités ciblées. Ces actions de micro-sabotage peuvent entraîner de grandes destructions et un coût important et ainsi déstabiliser un pouvoir ou ralentir des projets industriels. Il peut s’agir spécifiquement par exemple d’endommager des équipements de surveillance, des infrastructures gouvernementales (lignes électriques, réservoirs de carburant, etc.), saboter des radars routiers ou des caméras de vidéosurveillance.

2.3 Économie informelle

L’économie informelle permet aux individus et aux groupes marginalisés de subvenir à leurs besoins sans dépendre des institutions formelles contrôlées par l’État ou les grandes entreprises. Les activités économiques informelles qui s’exercent en dehors des circuits économiques officiels permettent d’échapper aux réglementations, aux taxes et aux contrôles étatiques, créant ainsi des formes d’autonomie économique et de résilience. Les circuits économiques courts et autonomes renforcent les réseaux de solidarité et de confiance déjà existants et permettent de mieux résister à l’exclusion au sein des groupes dominés. L’économie communautaire crée des espaces où les pratiques culturelles et les identités marginalisées peuvent s’exprimer et se maintenir. Le développement d’une économie informelle peut être vital pour la survie de certaines communautés.

Le travail au noir ou l’évasion fiscale offrent des alternatives viables aux systèmes économiques dominants. Par exemple, choisir de ne pas déclarer son emploi ou ses revenus aux autorités fiscales est une forme de résistance à la réglementation et à la taxation. La généralisation du travail non déclaré peut à terme faire infléchir une économie. « L’évasion fiscale des paysans sur une grande échelle a entraîné des crises d’appropriation qui ont menacé les États. La désertion massive de serfs ou de conscrits paysans a contribué à la chute de plus d’un ancien régime. Dans des conditions appropriées, l’accumulation de ces actes insignifiants peut, comme des flocons de neige agglutinés sur le flanc d’une montagne, déclencher une avalanche »[7].

3. Mode de vie

3.1 Tenue

L’infrapolitique, c’est l’idée que la politique est partout, ramenée à l’échelle de tout un chacun. La tenue et le choix de mode vie en tant qu’art de vivre sont l’expression de la résistance au quotidien. En alignant ses pratiques quotidiennes avec ses convictions politiques, chaque expression, attitude ou action peuvent être caractérisées comme « politique ». L’individu fait du personnel un acte politique, même si cela n’est pas explicitement revendiqué comme tel. Il offre une manière de résister en disséminant des micro-faire du quotidien. Par des petits actes réguliers, il vit en adéquation avec ses idéaux et sa vie de tous les jours.

L’éthique de la tenue est un des premiers actes de résistance face aux normes dominantes. C’est la forme de subversion discrète qui peut montrer la voie par mimétisme social. « […] on est plus fidèle à une attitude qu’à des idées »[8]. Se battre en montrant l’exemple par ses postures et ses actions, ritualiser sa vie et donner du sens participent à défendre ses idées et à préserver un mode de vie traditionnel. La tenue vestimentaire, les comportements non utilitaires, les attitudes, le langage sont des formes d’engagement qui sont vecteurs de transmission de traditions dotés d’un puissant pouvoir de rayonnement. « Le geste, plus que le verbe, est le véritable transmetteur des traditions »[9].

3.2 Consommation et boycott militant

La consommation militante est une forme d’activisme qui s’exprime à travers les choix de consommation.  Les actes de consommation du quotidien peuvent constituer un levier important de redistribution du pouvoir d’achat afin de soutenir des causes sociales et politiques. Les actes de consommation peuvent également être des vecteurs de comportements et de raisonnements politiques en faveur d’autres modes de vie. Ces pratiques de consommation résistantes disciplinent souvent un mode de vie en phase avec ses convictions et influencent son entourage par l’exemple. Le choix des produits consommés peut avoir plus d’influence que les bulletins de vote insérés dans les urnes. L’acte d’achat n’est pas un acte anodin, l’achat d’un produit de consommation matérialise un imaginaire symbolique. L’origine des produits achetés est souvent négligée et le plus souvent participe à subventionner des grands groupes souvent opposés aux revendications des dominés. Consommer local, privilégier les circuits courts, faire appel aux réseaux de proximités pour des services ou des produits artisanaux constituent autant d’actes de résistance face aux grands consortiums qui détruisent les identités et uniformisent le monde.

Le boycott militant est une forme spécifique d’action collective où des groupes choisissent de ne pas acheter ou de ne pas utiliser certains produits, services ou marques pour des raisons politiques, sociales ou environnementales. Cette pratique vise à protester contre les politiques et les actions d’une entreprise ou d’un gouvernement jugées contraires aux valeurs ou aux principes des militants. Le boycott est la mise en pratique de ses principes éthiques en renonçant par refus moral à certaines pratiques. Par exemple, les mouvements environnementalistes et écologistes ont œuvré à une diffusion informelle de nouvelles normes de consommation et de production dans la société donnant lieu à une écologisation des modes de vie. Ainsi, chacun devient des modèles par l’agir, par des manières d’être plus que par des discours.

3.3 Ragots et rumeurs

Dans des contextes où la liberté d’expression est limitée et où les canaux de communication officiels sont contrôlés par les élites et les structures de pouvoir, les ragots et les rumeurs offrent un moyen de diffuser des informations sans attirer l’attention des autorités. Ils permettent aux individus de partager des connaissances, des critiques ou des avertissements de manière discrète, contournant ainsi les mécanismes de censure ou de surveillance. « Rumeurs et contes ne peuvent agir directement et affirmer leurs intentions, et ils constituent ainsi une stratégie symbolique également bien adaptée à des sujets dépourvus de droits politiques. De même encore, l’imagerie millénariste et les inversions symboliques de la religion populaire sont les équivalents infrapolitiques des contre-idéologies radicales et publiques : chacune d’entre elles vise à nier le symbolisme public de la domination idéologique. Ainsi, l’infrapolitique est essentiellement une forme stratégique que doit revêtir la résistance des sujets lorsque le danger est trop grand »[10].

Contrairement aux activités politiques publiques, la résistance infrapolitique s’exprime dans les sociétés traditionnelles par des contes populaires, des symboles, des fabliaux satiriques. Dans les sociétés modernes sécularisées, celle-ci prend la forme de cyber-rumeurs, de théories du complot. Les espaces virtuels sur les plateformes de médias sociaux sont des arènes de socialisation où se développe indirectement une conscience collective qui participe à démystifier l’idéologie dominante. Se forme alors en ligne un processus d’initiation qui structure des communautés et développe une sous-culture dissidente sous la forme de discours déguisés et de « mèmes ».

  Domination matérielle Domination statutaire Domination idéologique
Pratique de domination Impôts, taxes, délits d’opinion Humiliation, défaveurs, insultes, atteintes à la dignité Justification par les groupes dirigeants de l’idéologie dominante
Formes de résistance publique déclarée Manifestations, boycotts, grèves, pétitions, occupations de terres, révoltes ouvertes Affirmation publique de sa valeur par des gestes, des vêtements, des paroles ou profanation des symboles du statut du dominant Contre-idéologies publiques niant l’idéologie dominante
Formes de résistance déguisée, cachée, discrète, infrapolitique Formes de résistance quotidienne, par exemple : évasion fiscale, micro-sabotages, micro-résistances, désertion Texte caché de colère et discours déguisés de dignité, par exemple : contes populaires, ragots, rumeurs, complotisme, création d’un espace social autonome pour l’affirmation de sa dignité Développement de sous-cultures dissidentes, par exemple : imagerie du monde renversé, « mèmes » sur internet, mythe

Conclusion

L’infrapolitique peut être appréhendée comme une forme élémentaire et fondamentale de la politique. C’est la résistance invisible et informelle au quotidien qui structure et solidifie les communautés face à la crise de légitimité du pouvoir politique. L’infrapolitique permet de contourner la question de la représentation politique et permet à un nombre croissant de citoyens de penser et d’habiter autrement et ailleurs qu’au sein du système politico-médiatique cloisonné. C’est l’extension du domaine de la résistance qui échappe aux cadres institutionnels. Loin d’être une simple posture contestataire, l’infrapolitique invite à recréer du lien social, un sens de la communauté en dehors des structures officielles, à créer un ensemble de pratiques de résistance partagées par un sujet collectif. Comme nous l’avons vu, chaque type de résistance correspond à une domination, qui peut être matérielle, symbolique ou idéologique et chaque domination peut susciter une résistance appropriée. Ces diverses pratiques individuelles ou collectives représentent des formes de résistance ordinaires et peuvent renfermer un potentiel révolutionnaire. Les citoyens s’affirment dès lors comme des sujets politiques actifs. Une réelle révolution ne modifie la réalité que lorsque ses convictions se traduisent dans les pratiques et les gestes du quotidien. Ainsi, l’infrapolitique représente l’objectif final de toute transformation sociale, d’où l’importance de s’y intéresser.

Jean Goujon – Promotion Antoine de Saint-Exupéry

Bibliographie

  • Pierre Clastres, La Société contre l’État (1974), éd. Les Éditions de Minuit, 2011.
  • James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance (1990), trad. Olivier Ruchet, éd. Éditions Amsterdam, 2019.
  • David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste (2004), trad. Karine Peschard, éd. Lux, 2006.
  • Aurélie Daher, Le Hezbollah (2014), éd. PUF, 2014.

Notes

[1] Michel Foucault, Surveiller et punir (1975), éd. Gallimard, coll. « Blanche », 2016, p. 240.
[2] Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires (1998), éd. Flammarion, coll. « J’ai Lu », 2001 (ISBN 9782290303054), p. 116.
[3] Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes (1938), trad. Denis Trierweiler, éd. Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 2002 (ISBN 9782020213417), p. 132.
[4] Ernst Jünger, Eumeswil (1977), trad. Henri Plard, éd. Gallimard/La Table ronde, coll. « Folio », 1998, p. 216.
[5] James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance (1990), trad. Olivier Ruchet, éd. Éditions Amsterdam, 2019 (ISBN 9782354802011), p. 343.
[6] David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste (2004), trad. Karine Peschard, éd. Lux, 2006 (ISBN 9782895962724).
[7] James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance (1990), trad. Olivier Ruchet, éd. Éditions Amsterdam, 2019 (ISBN 9782354802011), p. 332.
[8] Pierre Drieu la Rochelle, Gilles (1939), éd. Gallimard, coll. « Folio », 1973.
[9] Nicolás Gómez Dávila, Carnets d’un vaincu, trad. Alexandra Templier, éd. L’Arche, 2009, p. 93.
[10]   James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance (1990), trad. Olivier Ruchet, éd. Éditions Amsterdam, 2019, p. 343.

Illustration : Le Combat de Carnaval et Carême (détail), Pieter Brueghel l’Ancien, 1559. Domaine public.