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Le deuil est un enracinement dans la fidélité

Alors que notre monde évacue la mort, ou la précipite, par l’euphémisante « aide à mourir », le deuil apparaît comme l’un des derniers lieux de vérité, qui nous ramène, de force, à ce que la modernité voudrait effacer, c’est-à-dire le tragique, la filiation, l’enracinement charnel de l’homme dans le temps, la terre et la lignée.

Le deuil est un enracinement dans la fidélité

Alors que notre monde évacue la mort — ou la précipite — par l’euphémisante « aide à mourir », qui n’est autre qu’un protocole d’euthanasie, alors qu’il dissout la mémoire et transforme les disparitions en données froides, le deuil apparaît comme l’un des derniers lieux de vérité, qui nous ramène, de force, à ce que la modernité voudrait effacer, c’est-à-dire le tragique, la filiation, l’enracinement charnel de l’homme dans le temps, la terre et la lignée.

Souvent perçu uniquement sous l’angle de la souffrance psychique, le deuil est aussi et d’abord une épreuve au sens ancien du terme, c’est-à-dire une traversée intérieure, rude mais fondatrice, au cours de laquelle se joue la fidélité à ce qui a été — et, par-là, la possibilité de demeurer debout. La psychiatre suisse Elisabeth Kübler-Ross en a décrit les six grandes étapes : le choc, le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation, auxquelles j’ajoute la gratitude et le pardon, qui ne relèvent plus seulement du processus de survie, mais d’une véritable croissance post-traumatique. Ces deux derniers mouvements marquent un dépassement, en ce sens que non seulement l’individu a traversé l’épreuve, mais en est sorti grandi en devenant plus vaste intérieurement et apte à aimer à nouveau ; ce qui fait du deuil le chemin à parcourir de la mort à la vie.

La perte est un désenracinement

Toute perte véritable est un arrachement. Le deuil coupe brutalement le fil sensible qui nous reliait à une présence aimée et incarnée — qu’elle soit père, mère, frère d’armes ou amie d’âme. Les neurosciences affectives ont montré que le deuil active dans le cerveau les mêmes réseaux neuronaux que la douleur physique, confirmant que perdre un être aimé, c’est être littéralement blessé dans sa chair. Mais au-delà de la biologie, c’est l’axe vertical de l’existence qui flanche. On ne sait plus habiter le monde, car celui-ci a perdu un point d’ancrage, un repère affectif et symbolique, fracturant le sens même du réel.

Dans Jardins et routes, Ernst Jünger note, à propos des morts tombés à la guerre : « Ce ne sont pas les morts qui partent, c’est nous qui restons seuls sur un rivage déserté. » Le deuil est cette solitude nue, ce moment où le sol tremble sous les pas, où l’on cherche en vain ce qui permettait de tenir.

La mémoire comme socle

Pourtant, tout ne se défait pas dans la perte. Il est possible de s’y maintenir, de s’y élever même — à condition de refuser l’oubli et de choisir la fidélité. Or, cette fidélité ne saurait être réduite à une nostalgie passive : elle est un acte intérieur, une tension vers la transmission, une volonté d’incarnation, autrement dit un enracinement actif.

Cet enracinement désigne la capacité du sujet à intégrer la perte non pas en l’annulant, mais en la métabolisant, c’est-à-dire en transformant la douleur en ressource intérieure. Il ne s’agit pas de « passer à autre chose », mais de traduire l’absence en présence agissante, d’inscrire dans son être ce que l’autre a légué, par amour loyal et non par devoir.

Cela rejoint le processus d’individuation jungien : l’âme, confrontée à la rupture, est poussée à descendre en elle-même, à explorer ses racines profondes — symboliques, familiales, culturelles — et à en faire la matière vivante d’une conscience élargie. L’enracinement actif, dès lors, n’est pas un retour figé au passé mais un dialogue vivant avec ce qui a été, une manière d’inscrire l’histoire du disparu dans le récit intérieur du survivant.

C’est ce que Jung appelait « vivre avec les morts », non dans une sorte de mélancolie morbide, mais dans une forme d’alliance transgénérationnelle, où les figures perdues deviennent des forces archétypiques intérieures. Le sujet, au lieu de s’effondrer dans la perte, s’élargit alors pour inclure en lui ce qui, autrefois, lui venait de l’autre, devenant ainsi le porteur conscient d’une mémoire, et par là même, un être plus complet.

C’est précisément à ce point que la parole poétique peut dire ce que l’analyse seule ne saurait exprimer : ce passage de l’absence à la présence, cette rencontre intime avec ceux qui ne sont plus visibles et qui pourtant demeurent. Le poème a ce pouvoir de condenser en images ce chemin intérieur, où l’appel du survivant rejoint la réponse de l’absent.

J’ai changé les ocres de l’automne en rêves,
Bâti des lunes sur lesquelles déposer
Des silences délicatement colorés
Loin des mondes où les jours des hommes se lèvent ; 

Puis je t’ai appelé dans la nuit et le froid,
Et toutes les nuits et toutes les étoiles
Se sont avancées et se sont courbées vers moi :
Alors j’ai vu, dissimulée derrière le voile,

La vie des morts côtoyant celle des vivants,
Longue colonne spectrale, à jamais trébuchant
Dans des espaces de terre, d’eau et de feu,

Convoqués par des âmes formulant des vœux.
Je t’ai appelé, et puis tu m’es apparu,
Tout de blanc, de bourrasques et d’amour vêtu.

Cette vision rend sensible ce que le deuil authentique révèle, à savoir une continuité invisible entre les vivants et les morts. Le disparu ne s’efface pas dans le néant, mais se tient dans cette « longue colonne spectrale » qui témoigne de la permanence des liens. Le deuil n’est alors plus seulement un arrachement, mais une transfiguration, où l’absence se mue en présence intime ; et c’est à partir de cette expérience, à la fois déchirante et fondatrice, que peut surgir la verticalité retrouvée, axe intérieur où mémoire, gratitude et fidélité se rassemblent.

S’enraciner activement consiste alors à assumer la perte sans renoncer à la vie, à habiter à nouveau le monde depuis un lieu plus profond et plus ancien d’où surgissent la fidélité, la parole, et parfois même la beauté.

Pour Victor Hugo, « le souvenir, c’est la présence invisible. » Le deuil véritable est un acte de mémoire incarnée, certes dans la souvenance de l’être disparu, mais aussi dans le fait de faire vivre en soi sa trace et d’en faire source pour que le deuil devienne verticalité retrouvée

Se réenraciner dans la perte

Cependant, cette verticalité ne se décrète pas : elle se conquiert. Elle naît lentement, dans l’après-coup du chagrin, lorsque la douleur, plutôt que d’être fuie, a été investie ; elle surgit lorsque l’on cesse d’attendre le retour de l’autre pour s’ancrer dans ce qu’il a semé. Ainsi ce qui a été aimé ne disparaît-il jamais tout à fait mais se transforme, s’intériorise et s’approfondit.

Il arrive alors un retournement intérieur, discret et décisif. La perte, jusque-là vécue comme une déchirure, devient fondation parce qu’elle dessine un axe intérieur, une ligne de force entre l’en-bas de la peine et l’en-haut du sens. Dans cet axe se rassemblent la gratitude et le souvenir vivant ; et c’est ce redressement intime, ce geste de se tenir debout avec ses morts en soi, qui rend à l’existence une dimension verticale.

Ce qui était chaos redevient cosmos, non par oubli, mais par recomposition intérieure. Une part de l’âme, jusque-là désorientée, retrouve sa direction, et le monde cesse d’être un lieu désenchanté pour redevenir un espace traversé de liens invisibles ; et l’être endeuillé, enrichi de ce qu’il a aimé et perdu, porte désormais en lui plus grand que lui-même.

Ainsi Alfred Lord Tennyson affirmait-il dans In Memoriam :

« Tis better to have loved and lost than never to have loved at all. »
(Il vaut mieux avoir aimé et perdu que de ne pas avoir aimé du tout.)

Il faut en effet parfois toucher le fond du déracinement pour comprendre ce que signifie être relié. Le deuil met l’homme face à la mesure du monde : la mort n’est pas une rupture de contrat, mais l’accomplissement du réel, sa pointe la plus nue et la plus vraie, et ce que l’on pleure, ce n’est pas seulement une personne, mais un lien, et avec ce lien, un monde.

Un monde ancien, souvent silencieux, transmis par la voix, les gestes, les présences. Ce que l’on perd, c’est une façon d’habiter l’existence, un tissage invisible entre soi et la terre, entre soi et le ciel, entre soi et ceux qui nous précédaient. Dans certaines pertes, ce qui s’effondre, c’est le sentiment d’être à sa place dans l’ordre des choses.

Le lien que le deuil met à nu n’est pas seulement affectif : il est symbolique, cosmique, enraciné dans la mémoire des générations. La personne disparue portait en elle des fragments de cette continuité car elle était un visage de l’ordre du monde, une médiation vivante entre passé et futur, entre la maison et le mystère ; en elle vivaient les histoires, les rites, les silences qui nous avaient précédés, et par sa disparition, ce tissu se déchire, tout en fragilisant le sens même du monde habité.

Cependant, dans ce tremblement, quelque chose peut renaître. Il arrive que la peine, en creusant l’âme, lui donne la forme d’une écoute nouvelle, et l’individu découvre alors, dans le silence laissé par l’autre, la trace de ce qui le reliait à plus grand que lui. Ce lien ancestral, que l’époque croit pouvoir ignorer, redevient palpable, car on comprend, dans la perte, que nous ne nous appartenons pas en propre, et que vivre, c’est être inscrit dans une continuité — un héritage que l’on reçoit autant qu’on le transmet.

Le deuil, ainsi, n’éloigne pas du monde : il y réinscrit — mais d’une autre façon, invitant à reprendre place dans une toile plus large, à honorer ceux qui sont partis non pas par la seule mémoire, mais par une manière plus juste de vivre, plus accordée au réel. Alors le sens revient, qui n’est pas un concept, mais une présence dense et silencieuse.

Dans La Colline inspirée, Maurice Barrès écrivait qu’il faut savoir respirer dans le silence des tombeaux. Le deuil nous ramène précisément à cette respiration lente, grave, presque minérale, qui nous fait cesser d’être des consommateurs d’instants, pour nous rappeler que nous sommes d’abord des héritiers, porteurs d’une flamme venue de loin.

Beauté et transmission

Lorsqu’il est traversé avec vérité, sans fuir ni hâter l’épreuve, le deuil ouvre alors à la beauté, grave, intérieure, presque secrète, d’une clarté fragile mais tenace, qui ne cherche pas à effacer la perte, mais à l’éclairer de l’intérieur.

Cette beauté naît du consentement qui n’est pas résignation, mais accord profond avec ce qui est : l’absence, la finitude et la blessure. Quelque chose en nous cesse de vouloir contrôler, réparer, retenir, et dans cet abandon lucide, une lumière nouvelle se lève, qui ne vient plus de l’extérieur, mais du dedans, de ce lieu qu’on ne découvre qu’en ayant tout perdu, ou presque.

Le monde redevient alors habitable, par la purification de notre regard. On ne voit plus les choses avec l’attente de ce qu’elles devraient être, mais avec la reconnaissance de ce qu’elles sont, dans leur imperfection, leur précarité, leur éclat tremblant.

Quelque chose s’ouvre, dans le cœur, dans l’âme, qui nous rend plus attentifs, plus présents, plus fidèles. Le deuil, ainsi, éveille une forme de beauté conquise, qui ne nie pas la mort mais en recueille la leçon, celle qui dit que tout ce qui vaut d’être aimé est voué à disparaître, cela même qui le rend infiniment précieux.

Christian Bobin l’a exprimé dans La plus que vive : « L’amour ne meurt pas, il change seulement de chambre. » Aimer malgré l’absence, c’est aimer depuis plus loin encore, depuis une source plus ancienne que les noms et les visages, qui irrigue le lien invisible entre les vivants et les morts, au-delà du temps.

Fidélité et force d’âme

Dans l’accompagnement du deuil, le rôle du thérapeute n’est donc pas de consoler ni d’apporter des réponses, mais d’ouvrir un espace dans lequel les silences peuvent être entendus, la mémoire honorée, et la parole retrouvée. Il est avant tout question d’aider à tenir : tenir debout au milieu du fracas, tenir ensemble ce qui s’est défait, tenir sa place dans la trame des vivants.

Dans ce compagnonnage discret, quelque chose peut alors se redresser, qui n’est pas une guérison rapide, mais un mouvement lent vers l’intérieur, une loyauté qui cesse d’être seulement mémoire pour devenir présence agissante. Grandir dans le deuil, c’est peu à peu apprendre à porter l’autre en soi, telle une exigence silencieuse.

Les anciens savaient cela car ils ne parlaient pas de résilience, mais de force d’âme. Ils savaient que certaines douleurs ne passent pas mais se traversent, et qu’elles façonnent celui qui les accueille avec justesse. À leurs yeux, chaque perte était une initiation, un appel à élargir son être, à répondre par un surcroît de présence, de parole vraie et de fidélité au monde.

C’est cela que le deuil peut éveiller, quand il est soutenu sans être dirigé, respecté dans sa lenteur, et honoré dans son mystère. Devenu une traversée fondatrice, un retour à ce qui en nous ne meurt pas, il restaure notre capacité à aimer profondément, à transmettre justement, et à vivre toujours plus relié.

Axelle Simpère

Bibliographie

  • Elisabeth Kübler-Ross, Sur le chagrin et le deuil, Pocket, 2009 [éd. orig. : On Grief and Grieving, New York, Scribner, 2005].
  • Carl Gustav Jung, L’âme et la vie, Buchet-Chastel, 1959.
  • Christian Bobin, La plus que vive, Folio, 1997.
  • Maurice Barrès, La Colline inspirée, Litos, 1993 [éd. orig. 1913].
  • Ernst Jünger, Jardins et routes, Plon, 1958 [éd. orig. : Gärten und Straßen, Stuttgart, 1942].
  • Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Éditions Ephata, 2005 [éd. orig. 1936].
  • Daniel J. Siegel, The Developing Mind, Guilford Press, 1999.
  • Antonio Damasio, L’erreur de Descartes, Odile Jacob, 1995 [éd. orig. : Descartes’ Error, New York, Putnam, 1994].

Illustration : Aelbert Jansz van der Schoor, Vanitas stilleven (détail), entre 1640 et 1672. Coll. Rijksmuseum. Domaine public.