Histoire du Djihad, d’Olivier Hanne
Qu'est-ce que le djihad ? Loin de se confondre avec le concept de « guerre sainte », sa définition doit moins au Coran qu'aux interprétations contradictoires des penseurs et autorités islamiques. L'historien Olivier Hanne éclaire son développement, des balbutiements tribaux aux prétentions révolutionnaires et cristallisations sectaires contemporaines.
Le paradigme fondateur semble évident : alors que le christianisme doit justifier la violence par des constructions intellectuelles historiques, l’islam puise a priori dans le Coran et la vie du Prophète (Sunna, Sîra, …) les incitations, justifications et limites à l’action guerrière. L’exemple du Dieu crucifié des chrétiens ne fonde pas l’action violente, tandis que Mahomet se révèle historiquement à la fois marchand, prophète et chef de guerre (Jean Flori, Guerre sainte, jihad, croisade, 2002). De fait, à la différence du christianisme primitif, l’islam n’a dès l’origine aucune réticence à l’égard de l’action guerrière. Encore la razzia, la vengeance ou la répression ne sont-elles pas la « guerre sainte ». La racine j-h-d apparaît 35 fois dans le Coran. Elle permet à 22 reprises d’évoquer « un effort vers un but déterminé, travailler avec assiduité, zèle ou fermeté », et à 10 reprises seulement d’évoquer la violence.
La synthèse de l’historien Olivier Hanne comble une lacune. Comment comprendre le concept polysémique de djihad sans considérer la diversité de ses contextes d’emploi ? Il « ne saurait avoir le même sens dans un verset coranique, lors d’une expédition califale du IXe siècle ou pour un combattant de Daech prêt à se faire exploser, même si ce dernier cherchera à se raccrocher au texte sacré ». Le djihad est un « révélateur de l’histoire musulmane » dont l’on ne saurait négliger les débats et contradictions internes. Si les premiers chefs militaires de l’islam ne sont pas comparables aux disciples – réels ou mythifiés – du Christ ou aux vassaux de Charlemagne (Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne, 1937), ils ne s’en distinguent pas moins des islamistes révolutionnaires iraniens de 1979 ou des tenants contemporains de Daech (de la Syrie au Sahel…). Sans être la synthèse nécessaire de l’islam, le djihad en est une virtualité persistante. L’expérience musulmane implique une conversion dont découle un nouveau rapport à la guerre. Le « Coran transfère la défense de l’honneur de la tribu et de la personne vers l’honneur de Dieu. » Réputé octroyé par Dieu, le butin appartient « à l’envoyé, à son proche, aux orphelins, aux pauvres. » Dans un contexte social et culturel impliquant habituellement le pillage, la violence organisée participe désormais de la soumission à la divinité, dont la générosité implique le don et le contre-don.
Il n’est pas inutile de maintenir ici la lecture comparée des notions de guerre (religieuse ? sacrée ? sanctifiée ?) au sein des civilisations islamique et chrétienne. Olivier Hanne insiste certes sur le bouleversement des rapports de l’Église avec les pouvoirs et la guerre au IVe siècle. Alors que l’Empereur Constantin accorde par l’édit de Milan (313) la liberté de culte, son action vise à politiser l’Église autant qu’à légitimer le pouvoir impérial par la théologie et la vie spirituelle chrétiennes. Les aigles impériales des légions sont remplacées par le labarum (symbole associant les lauriers, la croix, le chrisme). Suivant l’évêque et père de l’Eglise Ambroise de Milan (+ 397) : « Voici que ce ne sont point les aigles militaires ni le vol des oiseaux qui conduisent l’armée, mais, Seigneur Jésus, ton nom et le culte qu’on te rend. » Tout incite à maintenir ici la distinction radicale du christianisme et de l’islam, par-delà les montages théologico-politiques à l’initiative de l’État.
Alors que l’islam « fut, jusqu’aux Omeyyades [dynastie régnant de 661 à 770 sur l’ensemble du monde musulman], un système de protection intertribale dont l’identité était radicalement arabe », au sein duquel l’expansion « était le signe de la bénédiction de Dieu envers les Arabes convertis au culte et à la loi », le christianisme entre en conflit avec les aspirations guerrières. Dans la durée, la religion chrétienne favorise et renforce l’identification d’un espace géostratégique plus qu’elle ne légitime une forme nouvelle de guerre. Charlemagne n’est-il pas dit « roi et père de l’Europe » ? Les élites dirigeantes occidentales sont libres de penser la guerre à partir des catégories du droit romain – anticipant le droit international moderne.
Dès 1095, la croisade chrétienne est d’abord la mobilisation de « ‘’guerriers’’ d’Occident, en attribuant à leur action une valeur pénitentielle égale à celle d’un pèlerinage [afin de] délivrer à Jérusalem le tombeau du Christ et par là même libérer les communautés chrétiennes sous occupation musulmane » (Flori). La guerre chrétienne est essentiellement défensive. Elle ne se prête que difficilement à sa « sacralisation » ou « sanctification ». Le médiéviste Martin Aurell (Des chrétiens contre les croisades, 2013) a par ailleurs solidement démontré l’absence de consensus relatif aux croisades. Il est vrai que le Décret de Gratien (+ avant 1179) ne vaut pas blanc-seing. Aux côtés des lois romaines et franques, la compilation juridique multiplie les citations bibliques préconisant la non-violence. La guerre est-elle même une activité naturelle ou sui generis ? Elle ne peut être tenue pour juste sans répondre à certains critères : être proclamée par l’autorité légitime pour défendre ou récupérer un territoire, mais également pour punir un adversaire et réparer une injure.
En Islam, la guerre est l’objet d’une attention systématique dès l’avènement des Abbassides (750-1258). Le « djihad dans le sentier de Dieu » est progressivement transformé en institution. Ainsi, une « culture livresque, califale et juridique se met en place autour de la guerre ». « L’aboutissement de cette élaboration se trouve chez al-Bukhari [+ 870] » qui justifie « le mérite du combat, ses méthodes, ses victimes, ses promesses » alors que le « modèle du croyant, tiré du Prophète, intègre une dimension belliqueuse. » L’interprétation de la vie du Prophète et de versets coraniques au prisme de l’expérience de la communauté musulmane historique et d’exégètes décisifs (Ibn Ishaq [+ 768], Ibn Hisham [+ 833]) participe à systématiser le djihad. Les séquences narratives guerrières du Coran sont pensées comme autant de sources et d’exemples : le fidèle y puisera l’idée d’un « combat sacré ». Le djihad vise à étendre le monothéisme (ce qui implique un statut particulier ou préférentiel pour les juifs et les chrétiens [la dimma]) jusqu’au Jugement dernier censé intervenir à la fin des temps. La condition guerrière se confond donc avec la condition islamique qui doit s’affirmer d’épisodes violents en trêves, jusqu’à l’accomplissement du processus théologique et historique. Celui qui meurt lors du djihad (mujahid) n’aura pas seulement pu obtenir le butin terrestre : Dieu lui réserve le traitement post-mortem singulier du martyr en son Paradis (Ibn al-Mubarak [+ 797]). Encore faut-il attendre le IXe siècle pour que la promesse des 72 épouses vierges au shahid (martyr) (al-Tirmidhi [+ 892]) s’affirme, alors que le « témoignage » (suivant la racine sh-h-d : « être présent à quelque chose, témoigner de ») ne se confond plus avec la profession de foi ou la croyance en un Dieu unique. Le shahid est désormais d’abord un combattant, témoin de la foi à la mesure de son sacrifice ou témoignage guerrier.
L’époque moderne admet l’évolution d’un concept et la cohabitation de définitions contradictoires. Si la dimension guerrière du djihad est « toujours réduite à des espaces contestés ou à des périodes de tensions entre États », la compréhension du djihad comme effort spirituel ou combat intérieur domine au sein des écoles religieuses et des cercles mystiques. La mobilisation de la notion par le pouvoir politique et ses juristes conduit parallèlement à la séculariser, alors que l’Empire ottoman devient la principale puissance islamique. Le sultan ottoman s’émancipe ainsi du cadre interprétatif strictement religieux : il s’allie à François Ier en 1536, reconnaît la légitimité de l’Empereur Rodolphe II de Habsbourg en 1606, autorise Louis XIV à protéger les minorités chrétiennes de l’Empire ottoman en 1673… Le djihad est une notion mystique et un outil politique, venant contredire ou servir les tenants de la realpolitik. Encore faut-il considérer ici la diversité géopolitique, ethnique et culturelle de l’Islam : en Perse, le juriste al-Madjlisi (+ 1699) revivifie la dimension militaire du djihad dans son Océan de Lumière. Confrontés à des adversaires musulmans, les Ottomans n’hésitent pas à restreindre le titre de « martyr » à leurs seuls combattants, décapitant des milliers de prisonniers safavides à Bagdad en 1638 (Chronique de Naïma).
Devenu par la volonté des princes un outil politique, le djihad peut désormais se retourner contre lui-même. Sous l’impulsion d’Ibn Taymiyya (+ 1328), l’école juridique hanbalite renforce la méfiance à l’égard des détournements politiques et prône le retour à la rigueur de l’époque prophétique. Le salafisme se développe à l’ère moderne puis se radicalise sous l’influence d’Abd al-Wahhab (+ 1792), issu d’une tribu du Nadjd (centre de l’actuelle Arabie saoudite). En 1791, le Livre du tawhid promeut le takfir : les musulmans dont la pratique s’éloigne de la stricte observance (fréquentation des cafés, goût des bordels, sympathie pour le soufisme, …) sont exclus d’une communauté qui doit dès lors les combattre. Particulièrement malléable, la notion déploie ses potentialités sous la pression historique. La colonisation de l’espace islamique par les États européens y dépossède ou délégitime les princes établis, suscitant de nouvelles formulations et usages du concept. Bien que dignitaire soufi tenant de la définition du djihad comme lutte intérieure, Abdelkader (+ 1883) appelle dès 1832 au « combat sacré » contre les troupes françaises au Maghreb. En l’absence de dirigeant étatique, la mystique justifie l’engagement individuel et tribal dans le cadre d’un djihad défensif, ouvrant la voie aux reformulations réformistes et révolutionnaires des nationalistes anti-coloniaux.
L’œuvre d’al-Afghani (+ 1897) et de son disciple Muhammad Abduh (+ 1905) nourrit ainsi des générations de militants. Il s’agit d’assurer le renouveau islamique par un nouvel effort sur soi (effort de réinterprétation, ijtihad) alliant piété, rationalisme, mobilisation des masses et parlementarisme moderne. Publiée à Paris, leur revue s’affirme comme le creuset du panislamisme, dont le programme « pouvait certes se justifier par certaines références médiévales au djihad défensif et au djihad spirituel, mais il n’en restait pas moins résolument novateur et ancré dans les réalités contemporaines ». Les courants islamistes qui apparaissent entre 1920 et 1950 ne relèvent pas plus d’une logique réactionnaire. S’ils mobilisent références coraniques et historiques, c’est au prisme des idéologies libérale, nationale, marxiste, … Ainsi « de Rida à al-Banna et Khomeyni, en passant par al-Albani et Mawdudi, se produit un glissement essentiel : à la dynamique religieuse fondamentaliste aux accents anti-impérialistes succède un lexique aussi valorisant que traditionnel […] mais dont la grammaire est profondément moderniste. » Annonçant le djihadisme contemporain, la pensée des années 1950-1960 allie souci de la mobilisation et passage à l’acte violent. La fracturation des sociétés islamiques, l’échec et la brutalité des régimes nationalistes réputés laïcs, l’accroissement de la pression géostratégique sur l’espace islamique favoriseront par suite le développement des organisations les plus diverses – du Hamas à Al-Quaïda et Daech, dont le djihad hors limite ou sectaire constitue une évolution tardive.
Concept pérenne de l’espace islamique, le djihad révèle plus que jamais sa caractéristique première. Du point de vue de l’historien, il est d’abord un concept éminemment mutagène avec lequel il faut compter. On garde en mémoire que le gouvernement allemand, en 1914, tenta de s’appuyer sur l’appel au djihad pour déstabiliser les intérêts coloniaux franco-britanniques – suscitant l’inquiétude d’un Lyautey ou d’une figure originale comme Lawrence « d’Arabie », bons connaisseurs des élites combattantes berbères et arabes. Le sens de la longue durée et l’approche civilisationnelle semblent donc logiquement devoir renforcer le goût de la realpolitik.
Benjamin Demeslay
05/12/2024
Olivier Hanne, Histoire du djihad. Des origines de l’islam à Daech, Paris, Tallandier, 2024, 512 p.