Ceux qui restent, de Benoît Coquard
Le sociologue Benoît Coquard (INRAE/CESAER) propose l’une des rares analyses contemporaines de la jeunesse rurale : Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin (2022). Par-delà l’opposition désormais classique de la « France des métropoles » et de la « France périphérique », il explore les mentalités, le quotidien et les parcours de vie d’une génération souvent dépourvue de relais médiatiques pour laquelle le « travail », la « bonne réputation » et l’« autochtonie » constituent des valeurs structurantes.
L’étude de Benoît Coquard relève de l’enquête par immersion. Conduite au cours des années 2010 dans la « ruralité profonde » du Grand Est, elle complète une série de travaux désormais éprouvés. Nicolas Renahy (INRAE/CESAER) a pu établir la centralité du « monde du travail » et de son imaginaire dans le monde rural (Les Gars du coin, 2010). S’il y concentre singulièrement « espoirs, identifications et projections individuelles », la « déstabilisation des stables » (Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, 1995) engendrée par le chômage, la précarisation et la réévaluation statutaire induite par la tertiarisation et la valorisation de la mobilité y font de la « reproduction sociale » un phénomène problématique. La désindustrialisation des campagnes et l’inflation scolaire auront profondément transformé les espaces ruraux, dont la socialité doit habituellement moins aux « nouveaux arrivants » qu’à « ceux qui restent » et à « ceux qui reviennent ». Au sein d’un département rural, le village n’est plus d’abord une base de projection ou d’accomplissement d’un destin social ascendant, mais une banlieue d’un type spécifique.
Echange après échange, le sociologue isole des thèmes récurrents. Des formules en apparence banales voire triviales, parfois marquées par la crudité et censées livrer la vérité propre à l’individu, permettent l’exploration d’un univers social cohérent. S’il s’agit de vivre « là où l’on existe », la ruralité tient lieu d’espace d’existence légitime autant que de valeur refuge (« Paris ? Jamais de la vie ! »). L’obsolescence de la représentation idéalisée des communautés villageoises laisse place à une série de représentations ambiguës, portées par une vie sociale intense où la conflictualité n’occupe pas la moindre des places. Plus que le village, l’« espace d’interconnaissance » chevauchant le découpage administratif des cantons et dépassant le cadre de l’entreprise et de la famille implique une forte mobilité interne. Stimulée par la concurrence pour l’emploi, elle se traduit par des stratégies d’évitement (on cessera brutalement de parler à un « vieux pote » empiétant sur sa clientèle) autant que par le souci de maintenir une « réputation » surdéterminée par les problématiques territoriales (on refusera de fréquenter les bistrots sans son groupe de pairs, au risque de passer pour un « alcoolique » et de s’insérer dans un imaginaire daté de la communauté rurale).
Alors que les « pistons » jouent souvent un rôle décisif pour l’embauche, la maîtrise de l’image de soi devient d’autant plus déterminante que les réseaux de recrutement sont moins nombreux et soumis à la logique de l’interconnaissance – de l’intersurveillance. Suivant une formule valant ici axiome : « Un homme qui ne travaille pas ne vaut rien », alors que « ceux qui restent » ont souvent vécu le départ vers les pôles urbains d’anciens camarades (bien souvent des jeunes femmes) comme un « tri social » par le diplôme. La logique de la distinction sociale s’avère prégnante, singulièrement pour des hommes précocement confrontés à l’« expérience du mépris », au sein de « classes populaires qui ne s’en remettent pas à l’école ». La « bande de potes » sur lesquels on « peut compter » tient à distance ceux qui « aiment phraser », menace d’assimiler aux « cassos » celui qui ne peut s’empêcher de « faire le rabat-joie », tout en réduisant certaines pratiques extralégales à des marqueurs de génération ou de genre (exemplairement la consommation de cannabis par la jeunesse, ou la conduite sans permis par des hommes tenant le « beau rôle »). Au sein de cet univers, « les jeunes issus de la petite ou moyenne bourgeoisie à capital culturel, comme les enfants d’enseignants ou de cadres de la fonction publique » ne sont guère plus que des « marginaux » paradoxaux – sauf à démontrer des compétences au sein d’un club spécifique (football, boxe ; pompiers volontaires, …), y compris après leur formation dans une métropole. La marge d’autonomie pratique ou symbolique s’acquiert le plus souvent par la capacité d’affirmation menaçante au sein du « monde du travail » : puisqu’il implique par excellence la reconnaissance d’une compétence et la mobilisation d’un réseau, le travail au noir acquiert une valeur symbolique singulière, si nécessaire contre le patron et face aux collègues (« Je suis plus un gamin, on peut plus me niquer comme ça »).
L’enquête de Benoît Coquard ne débouche pas sur des slogans simplistes. Questionnant les enjeux politiques des représentations propres à la jeunesse rurale, le sociologue établit qu’elle reste prisonnière d’une « autochtonie de la précarité » spécifique. Si celle-là se relie aujourd’hui au discours populiste du Rassemblement national, sa mentalité propre fait obstacle au ralliement pur et simple. Dans des espaces simultanément vécus comme relégués et sécurisants, les « clans » d’amis pèsent souvent plus que les représentations abstraites, englobantes. Rien n’est donc joué à long terme. Sans constituer une contre-société, la ruralité peine à faire émerger ses propres figures au sein de l’espace médiatique (et l’on songe aux mouvements des Gilets jaunes, dont les « représentants » à prétentions politiques furent avant tout des urbains). Sa situation s’avère ainsi paradoxale : elle converge avec le reste des périphéries vers le populisme « global » ou national, mais reste structurée par des problématiques essentiellement « locales ».
On peut regretter que Benoît Coquard abandonne dans sa conclusion la neutralité scientifique pour témoigner de craintes par trop attendues. La ruralité peut-elle participer à porter au pouvoir un « Trump français » ? Son renvoi à l’essai de Thomas Frank, What’s the Matter with Kansas ? (2004) – dont la critique de l’abandon des classes populaires par le Parti démocrate américain reste symptomatique – n’en est pas moins intéressant pour le lecteur francophone. Il jugera à son tour de la pertinence d’une offre politique capitalisant sur l’attachement à un style de vie réputé « authentique » à l’écart des centres urbains. La condamnation morale semble tenir de l’exercice de style, tôt rattrapé par la confession : le sociologue Benoît Coquard, a priori, « fait partie de la bande ». Quelques lignes, à l’écart de la démarche académique, se résorbent dans un témoignage valant explicitation d’une méthodologie.
Il est ici stimulant de découvrir la sincérité d’un auteur, dont l’empathie pour l’objet étudié fait sans doute beaucoup pour la précision et la pertinence du propos. Il est assez rare de voir un chercheur livrer quelques éléments biographiques sans sombrer dans la politisation outrancière ou l’exercice camouflé d’autofiction, pour ne pas y accorder une juste importance. Se livrant dans sa postface à un authentique exercice de socioanalyse, alliant identification de ses biais et questionnement de ses motivations, Benoît Coquard note deux évidences. Si le chercheur sait que « les classes populaires rurales constituaient il y a quelques années encore mon propre milieu social », sa perspective est désormais celle d’un individu « en porte-à-faux ».
Au fil des discussions s’impose un constat : en dépit de la sympathie qu’il peut parfois inspirer, l’enquêteur suscite l’incompréhension ou l’agacement. L’indifférence et des réactions défensives se substituent habituellement à la curiosité. Sa rémunération ? Une « arnaque » au regard de sa modestie et de l’investissement scolaire. Sa démarche ? En dernier lieu dépourvue de « légitimité ». Avec « ceux qui avaient à peu près le même âge que moi (entre vingt-cinq et trente-cinq ans), nous nous étonnions moins de nos affinités de goûts ou de manières d’être communes que de la distance sociale qui s’est creusée entre nous », peut confier Benoît Coquard. D’aucuns ne manqueront cependant pas de se reconnaître dans son portrait de la jeunesse rurale (« C’est trop ça ! »), loin de l’angoisse éprouvée par les héritiers locaux lors de l’« objectivation » de leurs représentations (« Tu joues à l’intellectuel »).
Un authentique travail sociologique, inscrit dans un champ scientifique à forte base empirique, s’inscrit ainsi dans la condition d’un observateur engagé. On ne saurait trop le recommander, certain que le lecteur – qu’il soit ou non chercheur – y trouvera souvent un écho de sa propre expérience et de sa propre démarche.
Il n’en reste pas moins que l’étude de Benoît Coquard concerne les villages des « zones en déclin démographique du Grand Est » – non la ruralité telle quelle, moins encore l’ensemble des « villages » du pays. L’observation à l’instant T ne peut par ailleurs occulter les processus en cours : Laurent Davezies (L’État a toujours soutenu ses territoires, 2021), s’intéressant aux 7000 communes « isolées hors influence des pôles » (INSEE), souligne évidemment leur grande vulnérabilité. Les pertes nettes d’emplois dans l’agriculture, dans l’industrie et le BTP se trouvent quantitativement compensées par la croissance des emplois non marchands et du secteur public au cours de la période étudiée par Benoît Coquard. La tendance est donc au changement rapide de modèle économique, à la viabilité incertaine, au risque des mentalités constituées mises en valeur par le sociologue de l’INRAE. Si l’exode rural semble prendre fin au tournant des années 2000, le nombre de « navetteurs » du rural à l’urbain s’accroît tandis que s’affirme la socialisation ou l’étatisation de l’économie. Le « rural profond » concentre les contradictions : souvent simultanément vécu comme un espace de relégation et d’autonomie, il symbolise l’incapacité de l’État et de la société française à se constituer en véritable communauté.
Benjamin Demeslay
17/05/2025
Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2022, 218 p.