Après le travail : être et avoir, ou disparaître
Ce texte de Hermann Ozols, auditeur de la Promotion Ernst Jünger de l'Institut Iliade, est tiré numéro du hors-série de la revue Livr'Arbitres "Penser le travail de demain", actes du colloque annuel de l'Institut Iliade, printemps 2025.
Imaginez un monde où les machines remplacent chauffeurs routiers, comptables et rédacteurs : l’intelligence artificielle généralisée est là. Selon McKinsey (2023), 30 % des heures travaillées pourraient être automatisées d’ici à 2030[1], touchant 60 % des emplois dans les pays avancés.
Face à cette révolution, beaucoup espèrent un revenu universel (RU) pour amortir le choc. Son financement reste hypothétique, dans des sociétés occidentales où la protection sociale et les systèmes de redistribution sont déjà omniprésents. Alors, comment survivre dans un avenir dans lequel l’emploi s’efface et où aucun filet collectif ne viendra nous sauver ? Notre article entend aborder trois enjeux : l’effondrement du travail au profit de capitaux émergents, l’utopie d’un revenu universel entravée par des obstacles rédhibitoires, et les stratégies individuelles pour subsister dans ce nouveau monde.
I. La suprématie future du capital
L’automatisation généralisée par l’IA
L’intelligence artificielle généralisée (IAG), capable d’imiter la flexibilité cognitive humaine pour des tâches variées, n’est plus une fiction : elle transforme le travail à un rythme effréné. Des chauffeurs routiers aux rédacteurs de contenus, peu de métiers résistent à son ascension. En Europe, où 3,3 millions[2] de chauffeurs de camions font tourner l’économie, l’automatisation menace gravement leur avenir. Frey et Osborne (2013)[3] estiment que 79 % de ces emplois pourraient être automatisés d’ici à vingt ans, soit environ 2.6 millions de postes en péril face aux camions autonomes.
L’IAG ne se limite par ailleurs pas aux tâches mécaniques. Les avancées des modèles de langage engloutissent aussi les métiers administratifs et créatifs, qui ne sont pas épargnés. L’IA maîtrise désormais des travaux cognitifs complexes, comme l’analyse financière ou la rédaction juridique. Bien qu’une supervision soit encore nécessaire, le rythme soutenu d’amélioration des modèles utilisés permet à l’humain de déléguer une part toujours plus grande du travail à la machine. En conséquence, une majorité de travailleurs pourrait économiquement devenir obsolète, incapable de concurrencer des machines infatigables et au coût marginal presque nul. Ce séisme est en passe d’ébranler la place du travail dans nos existences.
Le capital comme nouvelle monnaie de pouvoir
Lorsque le travail humain perd son monopole face à l’intelligence artificielle généralisée, la valeur ne disparaît pas : elle se déplace. Là où les salaires et les compétences techniques formaient autrefois le socle de la prospérité individuelle, le capital émerge comme la nouvelle mesure du pouvoir et de la survie. Cette transition ne se résume pas à une simple substitution, mais révèle une profonde mutation des dynamiques sociales : ceux qui détiennent ou accumulent les ressources rares domineront un monde dans lequel la majorité, privée d’utilité économique, risque de sombrer.
Le capital économique, d’abord, devient le privilège des propriétaires des moyens de production technologiques. Les profits générés par l’IA – qu’il s’agisse de logiciels automatisant des services ou des robots remplaçant des usines entières – se concentrent entre les mains d’une élite restreinte : fondateurs de startups IA, actionnaires de géants technologiques, investisseurs en capital-risque. La bourse américaine est actuellement tirée à la hausse par le groupe d’entreprises nommé Magnificent Seven, qui regroupe les entreprises les plus impliquées dans l’IA, comme Microsoft, Google et Nvidia, surperformant tous les autres secteurs. Cette concentration de capital n’est pas nouvelle, mais son ampleur s’accélère. Selon Oxfam (2023)[4], les 1 % les plus riches captent déjà 50 % des gains mondiaux ; avec l’AGI, ce fossé pourrait devenir infranchissable, les machines générant une richesse que le travail humain ne peut plus revendiquer. Dès lors, accumuler des actifs financiers, immobiliers, devient alors une course contre-la-montre avant que leur accès ne soit réservé à une caste intouchable.
L’argent seul ne suffit toutefois pas. En effet, le capital social, ces réseaux humains tissés par la confiance et l’influence, prend une importance cruciale lorsque les opportunités se raréfient. Lorsque les emplois traditionnels s’effacent, l’accès à l’information, aux alliances ou aux niches préservées dépendra des relations. Ce capital, intangible, mais puissant, devient une monnaie d’échange pour naviguer dans une société fragmentée.
Paradoxalement, le capital culturel gagnera aussi en valeur à mesure que la valeur des compétences automatisables s’effondrent. Si l’IA excelle dans l’analyse de données ou la production de textes standardisés, elle peine encore à égaler la créativité humaine dans sa forme la plus intuitive – celle qui invente, qui surprend. L’IA est un piètre outil dans les mains d’un opérateur sans capital culturel : pour réaliser une production de valeur, l’humain doit concevoir celle-ci en amont et ensuite guider l’IA pour obtenir un résultat de qualité. Les individus capables de cultiver une pensée critique originale, un goût esthétique ou une vision stratégique seront à même de tirer profit de ce nouvel outil. De fait, les métiers artistiques ou les savoir-faire traditionnels, souvent méprisés dans l’économie industrielle, pourraient redevenir des refuges où les humains conserveraient leur valeur. La formation de ce capital culturel exige toutefois un effort délibéré : il ne s’acquiert pas par l’éducation de masse, mais par une quête personnelle de distinction et, habituellement, une transmission familiale.
Enfin, le capital biologique s’impose comme un différenciateur implacable. Dans un monde où l’IA rend les compétences techniques obsolètes, les attributs innés ou cultivés – intelligence (QI), résilience mentale, santé physique – deviennent des atouts décisifs. Un esprit vif, capable d’apprendre rapidement ou de s’adapter à l’incertitude, surpasse une machine dans des contextes imprévisibles. Ce capital, essentiellement hérité, et qui doit être, plus que jamais, conservé et entraîné, creusera un fossé entre ceux qui peuvent suivre le rythme et ceux qui s’épuisent.
Ensemble, ces facettes du capital redessinent une hiérarchie où la survie ne dépend plus de l’effort, mais de l’anticipation et de la possession. Dans ce nouveau paradigme, la question n’est plus « que sais-tu faire ? », mais « que possèdes-tu, et qui es-tu ? ».
II. L’illusion du revenu universel
Un revenu universel en apparence suffisant
Face à l’effondrement du travail provoqué par l’intelligence artificielle généralisée, le revenu universel (RU) apparaît comme une réponse instinctive : une allocation inconditionnelle versée à tous pour compenser la disparition des emplois. Naturellement, l’idée séduit les masses par sa simplicité et sa promesse d’équité. Si les machines génèrent des richesses colossales en remplaçant chauffeurs, employés de bureau ou même analystes, pourquoi ne pas redistribuer ces gains pour garantir un filet de sécurité universel ? Des personnalités politiques comme Andrew Yang, lors de sa campagne électorale américaine de 2020, ont popularisé cette vision, arguant qu’un RU de 1 000 dollars mensuels pourrait amortir le choc de l’automatisation. En théorie, il garantit une dignité minimale à une population rendue économiquement superflue, tout en évitant l’effondrement de la demande dans une économie de consommation.
Pourtant, cette utopie repose sur des fondations fragiles. D’abord, elle présume une efficacité économique qui ignore la complexité des systèmes actuels. Les expérimentations menées, comme celle en Finlande de 2017 à 2018, illustrent ces limites: sur 2 000 chômeurs recevant 560 euros par mois, les résultats furent mitigés : bien-être accru, mais aucune amélioration notable dans l’accès à l’emploi. Surtout, ce test, financé par un État-providence robuste, ne dit rien de sa viabilité à l’échelle d’une population entière, où des dizaines de millions d’adultes nécessiteraient un soutien permanent. Le RU deviendrait une charge financière astronomique, loin des modestes pilotes locaux.
Le doute s’installe d’autant plus lorsqu’on considère la nature de l’automatisation. Si l’IA détruit des emplois, elle ne garantit pas une abondance matérielle universelle. Les profits qu’elle génère ne ruissellent pas spontanément vers les États ou les citoyens ; ils s’accumulent chez une poignée d’acteurs privés – entreprises technologiques, investisseurs – qui n’ont ni l’obligation ni l’incitation à les partager. Le RU suppose une redistribution massive de cette richesse concentrée, une hypothèse qui heurte la logique du capitalisme contemporain, où les gains de productivité sont internalisés en priorité par les détenteurs de capitaux privés.
Enfin, les partisans du RU sous-estiment les résistances culturelles et politiques. Aux États-Unis, par exemple, les critiques dénoncent un « socialisme déguisé », tandis qu’en Europe, les classes moyennes, déjà lourdement imposées, rechignent à financer une mesure de plus favorisant les inactifs, déjà nombreux. Ce rejet idéologique, combiné à des contraintes pratiques, transforme le RU en mirage : séduisant sur le papier, mais irréalisable dans les faits. Loin de sauver les masses, il risque de n’être qu’un pansement temporaire, incapable de répondre à l’ampleur du séisme économique à venir.
Les implications d’un RU dans une société automatisée
Si un revenu universel (RU) venait à être instauré pour pallier la disparition du travail dans une société dominée par l’intelligence artificielle, il ne se limiterait pas à une solution économique. Loin de n’être qu’un filet de sécurité, le RU redessine les rapports entre individus, pouvoir et technologie.
Une surveillance accrue deviendrait inévitable. Dans un monde où l’emploi ne justifie plus les revenus, les États ou les entités distribuant le RU – publics ou privés – exigeraient des mécanismes pour contrôler son allocation. Des systèmes IA sophistiqués, comme des algorithmes de notation sociale, pourraient émerger pour évaluer les comportements des bénéficiaires. En Chine, le système de crédit social offre un précédent : scores établis sur les achats, les interactions ou la conformité aux normes sociales, influençant l’accès aux ressources. Un RU conditionné, même implicitement, à des critères de « bonne conduite » comme la productivité résiduelle, la consommation responsable, transformerait l’aide financière en outil de discipline. L’IA, omniprésente, deviendrait juge et gardien, érodant la liberté individuelle sous prétexte d’équité.
Les loisirs virtuels, tels que les jeux vidéos, procurent une solution à l’oisiveté générée par le RU et l’automatisation. En effet, le coût marginal de ces derniers est nul, et les innovations en IA actuelles augurent déjà d’une réduction drastique des coûts de production. Ce soma[5] moderne annonce un désengagement de l’individu surnuméraire, dernier homme réduit à un consommateur surveillé et passif.
III. Chevaucher le tigre ?
Le déclin du travail sous l’assaut de l’intelligence artificielle impose une rupture radicale avec les certitudes d’hier. Là où l’effort garantissait la subsistance, il devient un vestige, supplanté par des machines implacables. Face à cette révolution, persister dans l’illusion que le labeur suffit condamne l’individu à l’effacement. L’accumulation de capital – ressources, relations, compétences – s’érige en impératif vital, non par choix idéologique, mais par nécessité brute. Capitaliste ou égalitariste, peu importe : dans un monde où la possession dicte la survie, ne pas agir revient à disparaître. Cette lucidité, loin d’être un renoncement, devient le premier acte de résistance.
Accumuler ne saurait toutefois suffire si l’on se perd soi-même. Après avoir été modelée artificiellement, l’IA se fait elle-même Pygmalion et façonne les humains, ces derniers passant toujours plus de temps à son contact. Les algorithmes des réseaux sociaux changent déjà nos perceptions politiques, nos goûts, nos comportements. Leur omniprésence et la collecte de données associée permettent de scruter et de discipliner la population. Pour contrer cette dérive, il faut cultiver ce que les machines ne peuvent pas produire : des liens authentiques – groupes locaux, transmission culturelle – et une autonomie psychique. Cela ne peut passer que par un certain luddisme au sein de la sphère familiale, privilégiant la lecture, les interactions humaines, l’exigence intellectuelle et le travail manuel plutôt que des divertissements numériques. Le but de cette démarche est de définir une frontière, un espace où l’individu peut s’ancrer dans le réel, lui permettre de développer et de préserver une pensée autonome. Cette anti-adaptation est en réalité une stratégie évolutive pertinente, car les individus restés authentiques seront rares et recherchés pour leur originalité propre.
Ce double mouvement – posséder et rester humain – ouvre une voie plus ambitieuse : dominer à long terme. Ceux qui anticipent aujourd’hui la révolution de demain, en tirant parti des ruines du travail et en sauvegardant leur substance, transformeront la crise en tremplin. Pour ces individus lucides, cette préparation de fond, alliée à une humanité préservée, devient une stratégie gagnante. Là où la masse, passive et subjuguée, sera balayée par la fracture sociale, les derniers à avoir gardé leur part d’humanité s’élèveront, tirant parti d’un monde défini par la rareté et la possession. L’avenir ne nous pardonnera pas l’attente ; il récompensera la discipline et l’audace.
Hermann Ozols – Promotion Ernst Jünger
Notes
[1] McKinsey, A new future of work : The race to deploy AI and raise skills in Europe and beyond, 2024.
[2] IRU, 2023.
[3] Frey and Osborne : The Future of Employment : How susceptible are jobs to computerisation ?, 2013.
[4] Richest 1 % bag nearly twice as much wealth as the rest of the world put together over the past two years, Oxfam, 2023
[5] Le soma est un narcotique distribué aux masses, dans le roman dystopique Brave New World d’Aldous Huxley.