Sous le soleil de l’arène, la danse des dieux
Déchaînant les passions les plus extrêmes, la corrida est pourtant, avant tout, pour ses « aficionados », un rituel esthétique et tragique, un ballet implacable et sanglant où l’animal et l’homme sont tout autant respectés et célébrés l’un que l’autre dans une danse sauvage et symbolique qui dévoile la mort.
Entre le torero et le toro, il est un dieu qui n’a pas de nom. Ou s’il a un nom, c’est le duende.
Ce duende est intraduisible, la chanteuse gitane La Malena s’écrie en écoutant du Bach : « Ole, ça c’est du duende ! » Federico Garcia Lorca y a consacré un livre, où il écrit : « L’esprit de la terre, le même duende qui embrasa le cœur de Nietzsche sans savoir que le duende avait sauté depuis les mystères grecs jusqu’aux danseuses de Cadix. » Un autre espagnol, Ignacio Gárate Martinez, écrit plus récemment : « Le duende […] dort en sa demeure, il est comme mort. Soudain quelque chose le touche, si le déchirement n’est pas mortel, il sera le facteur véritable de tout ce qui, d’humain, dans l’agonie d’un désir fait vérité, et dans un jaillissement fugace, produit cet art différent, hors technique académique, c’est-à-dire bien au-delà de la muse et de l’ange, et qui est en rapport étroit avec les marécages de la mort. »
La corrida – spectacle et rite religieux – relie les spectateurs au torero et au toro, relie le toro au torero, relie les deux à la mort. La corrida agit comme une révélation, carrefour d’une union et d’une séparation, d’une accumulation et d’une dépense, la vie entre les cornes. Et ce spectacle – ou ce rite – est scandaleux dans un monde où la mort est occultée au profit d’un éternel présent. Le philosophe Francis Wolff, dans sa Philosophie de la corrida (Fayard), en dévoile le sens : « De tous les spectacles modernes, la corrida est incontestablement le plus obsessionnellement ritualisé. Tout est signe… comme dans une cérémonie religieuse. » Dans un lieu rond et clos, on refait religieusement les mêmes gestes, l’arène devient cosmos, le temps est cyclique comme l’espace.
Un combattant tué par un héros
L’arène est close comme le temps qui donne la durée de la vie (vingt minutes) et le moment de la mort ; car il faut que le toro meure. L’animal immolé et combattu n’a pas de valeur économique nourricière mais une valeur symbolique. S’il a été brave, digne de son destin, sa dépouille est applaudie. « Ce qui compte dans le sacrifice, ce n’est pas qu’une bête cesse de vivre, mais bien qu’elle soit tuée. Ce n’est pas son état de mort qui vaut, mais sa mise à mort » (Francis Wolff, op. cit).
Et c’est le toro qui constitue l’âme de la corrida, le toro est un dieu qui combat. Le demi-dieu torero triomphe du dieu toro et devient dieu un court moment. Moment de vérité quand le matador plonge l’épée pour la mise à mort, moment où il ne peut voir les cornes, où il court le risque maximum. Le toro alors n’est plus une victime, c’est un combattant tué par un héros. « Le toro meurt, mais jamais le Toro », parmi les deux corps du Roi Toro, le deuxième est immortel.
L’éthique de la tauromachie s’exprime par un autre mot intraduisible « Hombria » ; être pleinement homme ou le devenir l’espace d’une corrida, morale du don gratuit, courage, magnanimité, honneur, loyauté. Toréer, c’est tromper la mort sans lui mentir, c’est viser le sublime, le sub-limes, au-delà des limites. Le beau, c’est la mesure ; le sublime, c’est la démesure, la puissance, pour un instant le retour du grand Pan.
La corrida est le contraire de la distraction de Pascal, notre tendance humaine à nous aveugler devant la mort. La corrida, c’est la présence de la mort. Dans la tragédie grecque, l’homme est face au destin ; dans l’arène, l’homme est face au toro. L’homme peut y devenir plus puissant que le destin. En tuant le toro, il nous dit que l’on peut tuer la mort elle-même.
L’attitude de l’Église espagnole devant la corrida a varié au cours des siècles, encouragement, complicité, interdiction. L’immense José Bergamín (Le Toreo, question palpitante, Les Fondeurs de Briques) fait plaisamment remarquer : « Le toreo, dans sa génération rationnelle, fut très catholique et, par conséquent, très peu religieux. » Il veut dire par là que si la corrida revêt parfois une symbolique catholique forte, la portée en est antérieure. Et les symboles ne manquent pas, images de piété du torero, arrêt obligatoire à la chapelle de la plazza avant le combat, défilés du Vendredi saint à Séville où le torero offre à la Macarena trois chapelets en or massif. Le catholicisme espagnol peut endosser les habits d’un monde plus originel, un syncrétisme qui est un peu le symbole de l’Europe.
Et puis ? Et puis…
Ce taureau qui reste
debout au milieu de la piste
est en train de me dire que moi
je devrais suivre son exemple[1].
Claude Chollet
Source : cet article est paru dans le n°212 de la revue Éléments sous le titre « La corrida, ultime rite païen ? ».
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Note
[1]José Bergamín, Le Toreo, question palpitante, Les Fondeurs de Briques
Photo : Jose Maria Mondejar Martinez (Pixabay)