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Les baroqueux, de Renaud Machart

Après avoir consacré plusieurs intéressantes monographies notamment à La Musique minimaliste (2023) et à plusieurs compositeurs américains à la croisée de la musique dite « sérieuse » et de la comédie musicale, Renaud Machart livre maintenant avec Les Baroqueux (2024) un aperçu précieux des personnalités qui ont révolutionné l’interprétation musicale au cours des dernières décennies.

Les baroqueux, de Renaud Machart

Le livre de Renaud Machart ne constitue pas à proprement parler une étude qui prétendrait analyser la structure ou le développement d’un mouvement d’interprétation musicale comme un ensemble cohérent. Il s’agit bien plus d’une sorte de galerie de portraits, individuels ou de groupe, qui donne à voir, à travers dix-huit stations, comment en un demi-siècle le renouveau baroque a transformé notre manière d’appréhender les œuvres du passé.

Ce livre est précieux à plusieurs titres. D’abord parce que Renaud Machart, en tant que chanteur, mais aussi en tant que journaliste et critique musical, a lui-même participé au mouvement baroqueux, et qu’il a vécu les enjeux de cette réorientation musicale de l’intérieur, dans un temps où elle était encore loin d’être incontestée. Aussi parce que cette position privilégiée d’observateur-acteur lui a permis d’accumuler une quantité considérable de témoignages, de souvenirs, et d’expériences, dont on peut penser qu’ils sont encore loin d’être épuisés. La restitution synthétique des grands jalons de la chronologie baroqueuses – créations d’ensembles de musiciens, représentations et enregistrements pionniers, filiations et confrontations, controverses interprétatives – et l’art de saisir en peu de mots, souvent grâce à quelques anecdotes disséminées et inédites, une personnalité artistique hors du commun, en font un précieux document pour l’histoire culturelle la plus récente.

D’abord pensé comme un quolibet, le terme « baroqueux » s’est progressivement normalisé pour désigner les interprètes de la musique de la seconde partie du XVIIe et du XVIIIe siècle qui, dans l’après Seconde Guerre mondiale, ont rompu avec la tradition interprétative héritée du XIXe siècle au profit d’une recherche de fidélité historique aux œuvres. Renaud Machart souligne fort justement que l’intérêt pour la redécouverte des répertoires passés ne saurait véritablement être cantonné à une période particulière ; nul n’ignore le rôle qu’a joué Mendelssohn pour la réception de Bach, ou l’importance de Rameau pour Debussy. Mais dans la seconde moitié du XXe siècle, cet intérêt s’est reporté sur la manière dont ce répertoire était joué : on voulait retrouver la manière dont les œuvres avaient été entendues, ressenties, comprises par leurs contemporains. Et c’est peut-être l’impossibilité même de cette entreprise, en dernière instance – on n’entendra plus jamais la Passion selon saint Jean avec les oreilles des bourgeois de Leipzig en 1724 – qui explique le foisonnement créatif qu’elle a su générer.

L’auteur voit le début du mouvement baroqueux en 1949 avec l’enregistrement pionnier d’un disque réunissant plusieurs compositions de Henry Purcell par Alfred Deller et son Deller Consort, fondé un an plus tôt. Figure originale et audacieuse, le chanteur anglais fut le premier à ressusciter la tessiture vocale des contre-ténors baroques, présents autant dans l’art lyrique anglais que français, avant sa disparition progressive au XIXe siècle au profit d’un nouveau régime d’attribution des tessitures entre hommes et femmes. Si Deller adopta le chant en voix de fausset qui devait par la suite faire école, c’est d’abord parce qu’il ne voulait pas abandonner le répertoire qui était celui des chœurs de garçons avant leur mue. L’évidence d’une tradition perdue s’imposait rapidement auprès des contemporains. Il est en cela représentatif du caractère expérimental qui marqua l’éveil du mouvement baroqueux au cours des années cinquante et soixante. Au contraire, l’enregistrement en 2001 d’un disque Bach par Alexandre Tharaud, mobilisant au piano moderne les acquis les techniques de jeu élaborées pendant plusieurs décennies au clavecin, témoigne de la très large acceptation qu’ont trouvé les préceptes nouveaux auprès des interprètes. En toute logique, c’est avec cette normalisation, et subséquemment ce dépassement du prisme baroqueux à strictement parler que se ferme l’ouvrage.

Ce sont à bien des égards les traits d’une révolution culturelle qui s’esquissent, une transformation de la manière d’approcher la musique du passé, plus encore que par des textes manifestes, au moyen de laborieuses explorations avec les partitions originales, les instruments historiques et les traités d’interprétation anciens. Ces propositions innovantes ont ouvert la voie à une manière nouvelle de mesurer les enjeux inhérents à l’exécution des œuvres, débordant d’ailleurs largement du seul cadre baroque. Jouer les bagatelles de Beethoven ou les impromptus de Schubert sur un pianoforte reconstitué ou d’époque plutôt que sur un Steinway moderne n’a plus rien d’original, et les questions de technique vocale, de prononciation ou d’accompagnement se posent aujourd’hui pour les mélodies de Fauré comme pour les Leçons de ténèbres de Couperin. Renaud Machart évoque à ce sujet un entretien entre William Christie et Pierre Boulez, au cours duquel le compositeur et chef d’orchestre, qui s’intéressait avant tout à la dimension innovante des œuvres qu’il interprétait, se trouvait dans la difficulté d’anticiper le traitement qui serait un jour réservé à ses propres partitions. Car le changement de paradigme a été tel qu’aujourd’hui, les compositions communément qualifiées de contemporaines posent elles aussi tout naturellement les questions inhérentes aux conditions techniques et matérielles de leur création.

Les interconnexions entre les différents chapitres laissent ainsi apparaître une vaste constellation de maîtres d’œuvre pour lesquels la recherche d’une plus grande authenticité s’est imposée comme motif directeur, et dont la détermination a permis à des musiciens de former des ensembles se dédiant à l’exécution sur instruments anciens, à l’exploration de répertoires et à l’élaboration de techniques nourries par la recherche. La collaboration entre Gustav Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt est emblématique de cette synergie créative. La gravure de 1971 à 1990 d’une intégrale des cantates de Bach avec instruments anciens et voix masculines pour le label Teldec, menée à front commun respectivement avec le Leonhardt-Consort (1955) et le Concentus Musicus Wien (1953), a constitué un chantier considérable, autour duquel ont gravité nombre d’artistes qui devaient ensuite devenir des acteurs clés du mouvement. Représentatif du foisonnement néerlandais, Sigiswald Kuijken qui, tout comme ses frères Wieland et Barthold, collabora longuement avec Leonhardt, créa en 1972 l’ensemble la Petite Bande, et le flûtiste Frans Brüggen fonda en 1981 son Orchestre du XVIIIe siècle, après avoir travaillé avec Leonhardt et Harnoncourt et enregistré une série de disques qui firent de lui une figure particulièrement populaire parmi les mélomanes.

L’un des thèmes obstinés de cette exposition de portraits, c’est en effet l’important rôle qu’ont joué pour les baroqueux les parutions d’enregistrements emblématiques, qui forment à bien des égards les vrais jalons de l’histoire présentée par Renaud Machart, et témoignent d’une mise à profit particulièrement judicieuse de l’industrie florissante du disque. Livrer des témoignages semble ainsi avoir été une préoccupation continue de ces musiciens. Non seulement des témoignages des œuvres elles-mêmes – tandis que les grands orchestres s’illustraient principalement dans un répertoire traditionnel, la recherche d’œuvres inédites est une constante chez les baroqueux – mais aussi et peut-être surtout de nouvelles options interprétatives qu’il s’agissait de faire valoir.

L’auteur ne manque jamais de faire apparaître que la dynamique du mouvement baroqueux s’est continuellement nourrie de controverses, autant que d’enthousiasmes partagés. « C’est l’une des marottes baroqueuses que d’organiser, dans ses conciles musicologiques, des réformes et contre-réformes, des débats contradictoires entre spécialistes et « camps » d’interprètes ». Ces débats s’attachent autant à la facture des instruments qu’aux effectifs des ensembles et des chœurs, aux techniques d’ornementation, à la permissivité du projet baroqueux envers les apports extérieurs… Tandis que le très conservateur Gustav Leonhardt préférait les chanteurs possédant une technique adaptée aux enjeux spécifiques du chant baroque, Nikolaus Harnoncourt n’hésita pas à confier le rôle important de la Messagère de son interprétation pionnière de l‘Orfeo de Monteverdi en 1968 à Cathy Berberian, qui était étrangère au répertoire baroque. De même, des figures telles que Philippe Herreweghe, William Christie ou René Jacobs contribuèrent au cours des années quatre-vingt à réhabiliter un legato honni des grands pionniers, dans une conception renouant avec une certaine recherche d’hédonisme instrumental. En 1981, le musicologue Joshua Rifkin fit valoir sa thèse d’une interprétation des grandes œuvres sacrées de Bach avec une seule voix par partie, remplaçant ainsi le chœur par un ensemble de chanteurs solistes. Une option largement contestée, qui continue néanmoins à avoir ses partisans. Cordes en boyaux ou filées de métal, voix de femmes ou de garçons dans les œuvres sacrées, falsetto vibré ou non, les sujets de discorde se font légion.

De cet ensemble de discussions, d’oppositions et de filiations est née une grande variété d’options, de couleurs, de textures et de rythmes différents, parmi lesquels on serait bien en peine de trancher au moyen d’un critère de fidélité historique univoque. Une vitalité buissonnante et contradictoire qui, si elle tire ses valeurs d’une forme de passion patrimoniale en développement constant depuis le XIXe siècle, doit aussi être comprise, pour reprendre les mots de Nikolaus Harnoncourt, comme « un symptôme de l’absence d’une musique contemporaine vraiment vivante ». Et de fait, les excavations d’œuvres que les siècles ont ensevelies, et qui tiennent une place de plus en plus importante dans les programmes de concerts autant que dans les catalogues des maisons de disque, sont vécues aujourd’hui, à bien des égards, comme des créations à part entière, suscitant auprès des musiciens et du public, toute proportion gardée, des enthousiasmes et des jugements critiques similaires.

Si l’on peut formuler un regret, c’est qu’il ne soit pas davantage question de l’état de l’interprétation d’alors de ce répertoire. Lorsqu’on n’a pas une solide connaissance des pratiques établies dans la seconde moitié du XXe siècle, on peut avoir de la peine à saisir la singularité du projet baroqueux. Tandis que Bach est l’un des sommets autour duquel les nouvelles visions interprétatives apparaissent comme autant d’expéditions en rappel, pas un mot n’échoit par exemple à Karl Richter et son Münchner Bach Chor, qui ont pourtant incarné dans les années soixante et soixante-dix, notamment avec leurs enregistrements sous label Archiv comprenant nombre de voix célèbres, une forme de perpétuation atténuée de la tradition, dont on ne sait pas toujours quels ont été les liens avec le travail des baroqueux, ni si elle a pu former un contre-modèle ou une voie alternative à cette révolution musicale. De même des figures telles que John Eliott Gardiner, ses English Baroque Soloists et son Monteverdi Choir ne sont évoqués qu’à la marge. Pourtant, malgré une conversion plus tardive du chef anglais à certains principes du renouveau interprétatif, Gardiner a joué un rôle de tout premier plan pour la pérennisation de nouveaux canons dans la musique baroque et pour leur extension dans la période classique et romantique, en créant parallèlement son Orchestre Révolutionnaire et Romantique en 1989. Mais peut-être sont-ce là des aspects de l’histoire des baroqueux qui n’auraient véritablement trouvé leur place que dans une étude d’une tout autre ampleur, embrassant également la redécouverte plus large de la musique ancienne, avec des figures aussi intrinsèquement géniales que Marcel Pérès, Paul Van Nevel ou Bernard Fabre-Garrus. On peut espérer qu’elle paraîtra un jour.

Pour l’heure, les pages livrées par Renaud Machart parviennent à nous convaincre de l’essentiel, à savoir que l’actualité des œuvres – et c’est vrai pour la musique autant que pour tous les arts vivants – n’est pas fonction de leur conformité à l’esprit du temps, ni même de la permanence des motifs qu’elles véhiculent. Elle dépend avant tout de leur capacité à susciter l’enthousiasme et à générer des dynamiques de création collective. Et c’est en ce sens que Purcell, Rameau et Bach sont pour nous vivants, plus peut-être que beaucoup de nos contemporains.

Walter Aubrig
Le 20/02/2025

Renaud Machart, Les baroqueux. Un demi-siècle de musique, 1949-2001, Paris, Fugue, 2024, 224 p.