La pensée de Feliks Koneczny dans la perspective de l’Europe occidentale
Que ce passe-t-il si les hommes sont plus que des individus, s’ils possèdent une couche supplémentaire, s’ils portent en eux leur civilisation, comme le pensait Koneczny ? Par Antoine Dresse.
Antoine Dresse, auteur de La guerre des civilisations dans la collection Longue Mémoire de l’Institut Iliade, est intervenu sur « la vie et la pensée de Feliks Koneczny » lors du grand colloque organisé par Kajetan Rajski le 15 novembre dernier à Cracovie, à ce penseur majeur encore trop méconnu en Europe occidentale. Vous trouverez ci-dessous le texte de son intervention.
Différents sens au mot « civilisation »
Si je me trouve parmi vous aujourd’hui, c’est parce que j’ai récemment écrit une petite introduction à la pensée de Koneczny en français. Il se trouve que cette introduction est, à ma connaissance, la première dans ma langue. J’ai en effet découvert le nom de Feliks Koneczny pour la première fois il y a deux ans, alors que je résidais à Varsovie. La curiosité aidant, j’ai tâché d’en apprendre davantage, et j’ai été surpris de découvrir une approche aussi profonde qu’originale. Tout d’abord, je fus un peu déstabilisé, car la manière dont Koneczny aborde la question des « civilisations » est très différente de ce à quoi nous sommes habitués en Europe de l’Ouest. Ensuite, c’est justement en raison de cette différence que j’ai tenu à attirer l’attention, dans le monde francophone, sur ce penseur.
Mon livre a été publié dans les éditions de l’Institut Iliade, qui est un institut de formation intellectuelle français dont le but est de défendre et de transmettre l’héritage de la civilisation européenne. La notion de « civilisation » est donc importante dans notre engagement intellectuel et politique. Or, ce terme connaît de très nombreuses définitions. Mais on peut dire que deux conceptions antagonistes dominent globalement le paysage occidental : une définition « française », progressiste et républicaine, et une définition « allemande », organique et cyclique ; une conception universaliste et une autre particulariste. Pour faire un très bref résumé :
- Les Lumières nous ont légué une conception de la Civilisation comme progrès universel des mœurs, des droits et des savoirs, par rapport à la barbarie et à l’obscurantisme.
- Face à cela, il y a eu la réaction « romantique », souvent d’origine allemande, avec Herder, qui a valorisé l’idée de cultures ou de civilisations au pluriel, comme organismes différenciés ayant leur valeur propre. Celui qui est allé le plus loin dans cette voie, c’est Oswald Spengler, qui voit dans les civilisations des organismes vivants traversant des âges de jeunesse, de maturité et de mort.
Dans le monde occidental de droite ou conservateur, c’est naturellement vers ce pluralisme civilisationnel que l’on va chercher ses inspirations. Mon compatriote, le professeur David Engels – qui a d’ailleurs vécu en Pologne – est l’un de ceux qui ont repris ce schéma avec le plus de précision, en comparant la situation de l’Union Européenne actuelle à la fin de la République Romaine, prélude à l’Empire.
Or, Koneczny propose un tout autre paradigme. S’il refuse la première conception universaliste de la « Civilisation », il refuse également de verser dans les conceptions organiques et cycliques allemandes. Le système de Koneczny me paraît donc à la fois plus humble et plus opérationnel. Plus humble, car il ne propose pas de grande fresque historique ni une prédiction sur l’avenir ; et plus opérationnel car il permet davantage de comprendre les rouages internes d’une civilisation : quelles normes juridiques et éthique ont cours ? Quelle hiérarchie de valeurs ? Quelle place pour la conscience humaine ? Quel rapport au temps ?
Mais surtout – et c’est là, je crois, la grande originalité de Koneczny pour nous autres –, la civilisation se caractérise moins, chez lui, par un espace défini que dans un rapport au droit et aux valeurs. Oswald Spengler disait que la civilisation était planzenhaft gebunden, attachée au sol comme une plante. Et spontanément, en Occident, c’est un peu l’idée que nous nous faisons : les civilisations correspondent à de grands espaces, voire à des continents séparés, et ont donc un espace relativement fixe et immuable. Cette impression est renforcée par notre propre expérience historique : la France, l’Angleterre, la Belgique, par exemple, n’ont pas vraiment ressenti dans leur histoire de « menace civilisationnelle », au sens où l’appartenance à leur civilisation – la civilisation européenne – n’a jamais semblé remise en question. Il y a eu de nombreuses guerres entre les pays d’Europe de l’Ouest, mais ces guerres ne mettaient pas en péril l’appartenance à leur civilisation.
La Pologne, en revanche, est un pays à la frontière de la civilisation européenne ou « latine », selon le vocabulaire konecznien. Or, c’est à la frontière qu’on a le plus conscience que la civilisation est une réalité mouvante, impérieuse et changeante. La proximité d’autres civilisations – byzantine ou touranienne dans le langage de Koneczny toujours – fait prendre conscience que sa civilisation est un ordre à être défendu en tant que tel pour survivre.
C’est cette prise de conscience qu’un Occidental peut découvrir à la lecture de Koneczny. Si sa civilisation menace de disparaître, ce n’est peut-être pas parce qu’elle devient « vieille », comme le pensait Spengler, mais parce qu’elle risque d’être remplacée par une autre civilisation ou parce qu’elle se mélange à un autre modèle civilisationnel. Or, ce que la Pologne a compris par son expérience séculaire comme frontière de notre civilisation, l’Ouest le découvre aujourd’hui à l’intérieur même de ses villes, avec la cohabitation de différentes civilisations. Car il s’agit bien de civilisations distinctes – c’est-à-dire de méthodes d’organisation de la vie collective différentes – qui coexistent dans les quartiers de Paris, Londres ou Bruxelles.
Ainsi, je vois deux intérêts au moins à la découverte de Koneczny chez nous, en Europe de l’Ouest : un intérêt identitaire et un intérêt scientifique. Commençons par le premier, qui est plus polémique.
Le conflit de civilisations
L’Ouest communie depuis plusieurs décennies maintenant dans l’utopie du « multiculturalisme ». La rencontre des cultures provenant d’horizons divers devrait mener à des échanges et à une grande richesse culturelle. Cette illusion est permise parce que c’est une idéologie individualiste et égalitaire qui règne en Occident : il n’y a que des individus dans le monde, ce sont eux choisissent de « faire société » ou non ; et aucune manière de vivre sa vie n’est meilleure qu’une autre. Tout se vaut. Or, que ce passe-t-il si les hommes sont plus que des individus, s’ils possèdent une couche supplémentaire, s’ils portent en eux leur civilisation, comme le pensait Koneczny ? Quand des millions d’Algériens s’installent en France, par exemple, ce ne sont pas de simples atomes indifférenciés pouvant se mouler dans la société française qui viennent ; ils portent avec eux un ensemble de conceptions juridiques, de normes éthiques et de valeurs, qu’on appelle la civilisation arabe.
Samuel Huntington a popularisé l’expression de « guerre de civilisations ». Mais quand on entend cette expression, on s’imagine des armées combattantes, des actions terroristes ou des conquêtes territoriales. Or, la « guerre des civilisations » ne se limite aucunement à de la géopolitique, comme on peut le comprendre à la lumière de Koneczny. Quand un professeur hésite à enseigner l’histoire du catholicisme dans ses classes parce qu’une moitié de ses élèves est de confession musulmane, c’est une guerre de civilisations ; quand une femme n’ose pas se promener seule dans un quartier sans porter un foulard, c’est aussi une guerre de civilisations. La guerre de civilisations est avant tout une question d’architecture sociale : quel ordre normatif tient l’espace public ?
Or, c’est ici que le système de Koneczny heurte de front les illusions confortables des Occidentaux. Koneczny affirme en effet qu’il ne peut exister de synthèse stable et heureuse entre des civilisations dont les méthodes sont incompatibles. Le « mélange », pour lui, n’agrège pas les vertus ; il aligne des ordres concurrents qui, faute de mesure commune, s’érodent mutuellement. La conséquence est brutale mais simple à comprendre : là où l’autorité publique renonce à hiérarchiser les normes, c’est la méthode la moins exigeante – celle qui coûte le moins en discipline, en vérité, en responsabilité – qui gagne mécaniquement du terrain. Non parce qu’elle serait plus « vraie », mais parce qu’elle est plus facile à vivre dans l’anomie.
Qu’observe-t-on, en Occident, dans ces quartiers où cohabitent des appartenances multiples ? D’abord une perte de commensurabilité [współmierności] : ce qui vaut ici (par exemple l’autonomie de l’école et la primauté de la vérité dans l’enseignement) n’a pas la même valeur là, où priment la protection du groupe, l’honneur, ou des accommodements coutumiers. Ensuite, une dispersion des sources du droit : la règle écrite se voit contestée par des normes de fait – religieuses, claniques, économiques – que la puissance publique tolère par fatigue ou par calcul. Enfin, le bien et la vérité ne sont plus des objectifs prioritaires et cèdent la place à la tranquillité et au confort : on sacrifie la vérité scolaire à la « paix sociale », l’éthique de la responsabilité à la statistique, la beauté des lieux à l’utilité immédiate. Aux yeux de Koneczny, ce glissement ne peut être considéré comme un simple désordre : c’est une dé-civilisation.
Une distinction très heureuse qu’apporte Koneczny est entre la civilisation et la culture. Là où Spengler voyait la civilisation comme un stade ultérieur et vieillissant de la culture, Koneczny, lui, voit dans la culture une subdivision de la civilisation. Au sein de la civilisation européenne ou latine, par exemple, il y a les cultures française, polonaise, espagnole, etc., de même que, au sein de la civilisation arabe, on trouvera les cultures marocaine, syrienne ou égyptienne. Ce qui fait que toutes ces cultures appartiennent à la même civilisation, c’est que leurs valeurs, leurs normes et leur éthique de vie sont commensurables. Les Italiens, les Français et les Polonais ont, bien sûr, d’importantes particularités et différences en matière de gastronomie, d’habitat, de politesse, etc., mais il n’existe pas, entre ces cultures, de différence de civilisation. Ils peuvent donc cohabiter dans un même espace sans trop de heurts, car leur éthique de vie est sensiblement la même. Or, l’erreur du multiculturalisme est de ne pas voir cette distinction fondamentale et de croire que l’on peut superposer plusieurs droits, plusieurs éthiques, plusieurs régimes de vérité, sans entropie ni chaos.
Pour un conservateur occidental qui ne peut que constater la situation présente, Koneczny offre donc un langage de rigueur. Il permet de nommer exactement ce qui se joue, première condition pour pouvoir corriger la situation. Si l’on prend Koneczny au sérieux, la seule politique de civilisation tenable n’est ni l’abstraction universaliste, ni la résignation au patchwork, c’est la primauté claire et incarnée de notre civilisation. Cela implique donc de retrouver une forme de cohérence, tant individuelle que collective. Nous avons besoin de réaffirmer les principes fondamentaux de notre civilisation et de la faire vivre jusque dans les moindres détails. Si nous n’en sommes pas capables, notre civilisation renoncera à elle-même et s’affaissera dans le Grand Mélange qui a cours. C’était en effet une des leçons morales de Koneczny : là où le droit commun et l’éthique commune vacillent, la civilisation se défait. Là où le droit et l’éthique tiennent, la civilisation tient aussi.
Refonder une science des civilisations
Koneczny, vous le voyez, a pour moi le potentiel d’offrir une grille de lecture et de compréhension de ce qui se joue aujourd’hui en Europe. Et rien que pour cela, son apport ne serait pas négligeable. Néanmoins, la portée de Feliks Koneczny dépasse le simple cadre polémique et politique. Son ambition, après tout, était de fonder une véritable science des civilisations. Et je crois qu’il a posé des bases importantes.
D’autres esprits se sont assigné cette tâche : le russe Danilevski, Oswald Spengler ou Arnold Toynbee par exemple. Mais même s’ils nous ont proposé des cadres puissants, ces derniers sont essentiellement narratifs. Spengler propose une morphologie : naissance, apogée, déclin, selon des styles symboliques irréductibles. Toynbee, lui, propose une cinématique : défi-réponse, minorités créatrices, désintégrations. Ces deux matrices sont magistrales pour raconter des trajectoires ; elles le sont moins pour mesurer et comprendre le fonctionnement interne des civilisations. C’est ici que Koneczny, même si on ne reprend pas tout son lexique, offre un avantage décisif : il rend cette compréhension plus opérationnelle.
En effet, Koneczny ne fait pas de la civilisation une essence floue ni un simple agrégat culturel, mais une méthode d’organisation de la vie collective. C’est vraiment cela la première différence avec ses homologues. Spengler et Toynbee parlent de civilisations comme de grands ensembles d’œuvres, de symboles, d’élites et de cycles. Koneczny, lui, les définit comme des méthodes d’organisation de la vie collective – c’est-à-dire un faisceau de règles et d’institutions qui articulent droit, éthique, famille, savoir, économie. Cette différence semble minimale au premier regard, mais elle change tout. Elle permet de passer d’une esthétique de l’histoire à une analyse des dispositifs : sources de la norme, séparation ou non des ordres (public/privé, spirituel/temporel), statut de la personne, structure du foyer, autonomie des corps intermédiaires, régime de vérité. Autant de variables qu’on peut décrire, coder et comparer.
La deuxième différence est méthodologique. Spengler et Toynbee procèdent par grands tableaux interprétatifs. On peut s’y accorder ou non, mais on peut difficilement falsifier leurs propositions – ce qui est, selon Karl Popper, une exigence importante de la méthode scientifique. Tout ce qu’on peut faire, c’est opposer une contre-narration. Koneczny, lui, avance des critères mesurables. Le plus fameux est le « quinconce » (le vrai, le bien, le beau, la santé et la prospérité) : cinq finalités humaines que chaque civilisation hiérarchise à sa manière. On peut discuter la liste, voire si elle fonctionne bien ou s’il faut la corriger. Or c’est ça le plus important : le système de Koneczny peut être corrigé sans ruiner l’ensemble, ce qui n’est pas vraiment le cas pour le système de Spengler. Koneczny a forgé des outils que nous pouvons reprendre à notre compte, sans que nous soyons forcés de reprendre exactement les mêmes conclusions que lui.
Ce que Koneczny met sur la table en effet, c’est un mécanisme testable que n’offrent ni Spengler ni Toynbee. Prenons la thèse de l’impossibilité des synthèses entre civilisations incompatibles et l’idée que, en cas de mélange, « la plus basse l’emporte ». Spengler dirait que le déclin vient de la fatigue d’une forme ; Toynbee, de l’échec des élites à répondre aux défis. Koneczny, lui, avance un mécanisme micro-institutionnel : si coexistent, sans hiérarchie explicite, deux régimes de normes divergents, la norme la moins coûteuse en discipline et en responsabilité tend à prévaloir dans l’espace commun. On peut en faire des hypothèses falsifiables (par exemple sur l’école, la justice, l’administration) et les tester par des séries, établir des comparaisons au niveau des villes ou des pays. C’est ce à quoi la méthode konecznienne nous invite.
Et enfin, Koneczny facilite un dialogue interdisciplinaire que les grandes philosophies de l’histoire rendent plus difficile. Parce qu’il parle de droit, d’institutions, de hiérarchie de finalités éthiques, il ouvre des ponts avec la sociologie du droit, avec l’analyse des politiques publiques ou l’histoire des institutions, avec la philosophie morale ou avec l’économie politique.
Mon but n’est pas de dire qu’il faut reprendre le système de Koneczny tel quel. Feliks Koneczny, malgré tous ses mérites, était un homme de son temps : un patriote polonais de l’entre-deux guerres, et son œuvre porte naturellement la marque de ses questionnements, de ses passions et de ses craintes. Pour un homme du XXIe siècle, il est évident que certaines choses doivent être amendées, complétées, ou corrigées. Depuis un siècle, la recherche historique a progressé dans ses différents domaines d’études – je pense aux recherches sur le monde byzantin, par exemple. Le nombre et la caractérisation des différentes civilisations mis en lumière par Koneczny mériteraient, eux aussi très certainement, d’être réexaminés. Néanmoins, je le répète, toutes ces corrections ne réduisent aucunement à néant le travail formidable de ce grand historien. Après tout, lui-même reconnaissait que la connaissance historique devait évoluer :
« Jamais tous les aspects de l’histoire ne seront si bien expliqués qu’il ne sera pas possible de découvrir quelque chose de nouveau. Les lacunes dans nos connaissances ne manqueront jamais car la nouvelle génération posera de nouvelles questions sur d’anciens sujets et émettra de nouveaux doutes. C’est à cela que sert le progrès : à être encore plus exigeant ! »
Feliks Koneczny, Prawa dziejowe
Il y aurait encore énormément de choses à dire évidemment, mais je me dois d’être concis. Si Feliks Koneczny mérite d’être découvert dans le monde francophone et au-delà, ce n’est pas simplement par intérêt pour l’histoire des idées ou par érudition. C’est véritablement parce que nous avons affaire ici à un esprit novateur – sans doute plus original même qu’on ne l’aurait cru de son temps – qui a posé les premières pierres d’une science des civilisations digne de ce nom. La transmission culturelle n’est pas toujours facile, y compris au sein d’une même civilisation, mais la culture polonaise a indubitablement beaucoup de choses à apprendre à l’Occident, j’en suis persuadé. Sans doute Koneczny peut-il constituer un premier pont de dialogue en vue de la compréhension et de la défense de notre héritage civilisationnel commun.
Antoine Dresse
15/11/2025
Pour aller plus loin
Antoine Dresse, La Guerre des civilisations. Introduction à l’oeuvre de Feliks Koneczny, La Nouvelle Librairie Éditions, coll. Longue Mémoire, 104 pages, 9 €.
