Hongrie : place en Europe et perspectives
Ferenc Almássy est le fondateur et rédacteur en chef du Visegrád Post. Journaliste indépendant spécialisé sur l’Europe centrale, la France et les questions migratoires, il est aussi correspondant en Europe centrale de TV Libertés et publie dans l’hebdomadaire hongrois Magyar Demokrata et dans le quotidien Magyar Nemzet.
L’Europe est souvent décrite comme une grande famille au sein de laquelle divers peuples constituent un ensemble civilisationnel par-delà les frictions, les désaccords et les divergences politiques et culturelles.
Et en continuant avec cette analogie, il faut dire que, comme dans toute famille, il peut y avoir des conflits et des incompréhensions. La Hongrie est de toute évidence un de ces plus étranges parents au sein de la grande famille européenne – provoquant aussi bien admiration plus ou moins assumée que mépris et détestation chez d’autres – tant son caractère particulier se démarque.
C’est que la Hongrie, assurément européenne aujourd’hui, donne encore une fois l’impression de jouer sa propre partition par rapport au mainstream européen, tout en préservant une identité parfois un peu exotique. Les conflits entre l’Union européenne et Viktor Orbán font régulièrement la une des journaux politiques occidentaux, tandis que la population hongroise rejette largement les agendas LGBT et remplacistes.
Pourtant, la Hongrie est bel et bien soumise aux mêmes influences, et il est à craindre que tôt ou tard, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la Hongrie puisse sombrer, sa résistance se briser.
500 ans de gloire et 500 ans de soumission
Il est inévitable de revenir sur la complexe et particulière identité hongroise pour comprendre le sujet. Les Magyars, peuple – ou groupe ethnique – de cavaliers venus des steppes d’Eurasie, parlant une langue non indo-européenne, ont progressivement pris le contrôle du bassin des Carpates au IXe siècle, s’imposant sur des populations mâtinées de Celtes, d’Avars et de Slaves.
Terreur de l’Europe pendant des décennies du fait de leurs raids sur la majeure partie du continent, et jusqu’en Francie occidentale, les Magyars sont défaits par Otton le Grand à la bataille du Lechfeld en 955. À partir de là, les Magyars vont cesser leurs incursions et pillages pour s’intégrer à l’ordre européen d’Occident.
Étienne convertit au christianisme romain la principauté magyare en l’an 1000 et fonde ainsi le royaume de Hongrie, royaume apostolique et nouvelle zone tampon du monde latin à l’est. L’Église le remerciera en le canonisant moins d’un demi-siècle après sa mort. La Hongrie devient au Moyen Âge un des principaux royaumes d’Europe, dont la noblesse est pleinement intégrée dans le jeu des alliances et des successions européennes. L’histoire liera même la France et la Hongrie au XIVe siècle, avec une reine hongroise en France, Clémence de Hongrie, et une lignée d’Anjou sur le trône de Hongrie.
Mais la fin du Moyen Âge marque la fin de l’âge d’or de la Hongrie. Bien plus que la découverte d’Hispaniola par Colomb, ce sont la chute de Constantinople et la poussée ottomane dans les Balkans qui marquent le changement d’ère dans le bassin des Carpates.
La Hongrie résiste un siècle à la pression des armées du sultan. Mais finalement, en 1526, elle connaît son Azincourt, en pire. À Mohács, le roi Louis II est tué avec la majeure partie de la noblesse hongroise par l’armé de Soliman le Magnifique. Plus rien ne sera jamais comme avant pour la Hongrie, qui entre alors dans une nouvelle ère de son histoire – qui dure encore – celle de la soumission. Avec l’invasion ottomane, la Hongrie est déchue durablement de sa position de puissance majeure et devient un pays de second ordre, constamment dominé depuis le XVIe siècle par des puissances étrangères.
Cette situation permet à la maison des Habsbourg de combler le vide laissé dans la région par l’effondrement de la monarchie hongroise, agrégeant la Bohème et la Haute-Hongrie à leur couronne. La Hongrie se retrouve divisée entre un centre occupé par la Sublime Porte et servant de zone tampon, un Nord annexé par les Habsbourg, et la Transylvanie, autonome bien que vassalisée par les Ottomans.
À une époque où l’identité n’était pas tant définie par l’ethnie – concept alors anachronique – que par le culte pratiqué, et alors que la Réforme poussait l’Europe à se déchirer en usant d’un prétexte théologique, les Hongrois de Transylvanie se convertissent massivement au calvinisme pour se distinguer de l’ennemi autrichien, catholique.
Les affrontements entre Labanc – partisans des Habsbourg – et Kuruc – rebelles indépendantistes hongrois – marquent l’histoire du pays et structurent le paysage politique jusqu’à ce jour (opposition entre le parti de l’étranger, pro-occidental, progressiste, plutôt urbain, et les patriotes, nationalistes, plutôt ruraux et conservateurs). Toutefois, se développe à cette période une conscience nationale bien antérieure au nationalisme du xixe.
Un pays fondamentalement identitaire
La peur de disparaître, pour ce pays pris entre le marteau turc et l’enclume germanique, cristallise un sentiment d’appartenance à une culture bien particulière, portée par une langue unique. Le royaume de Hongrie, assimilationniste, a fabriqué des Hongrois au fil des siècles, dans une logique impériale au sein du royaume. Le hongrois étant la langue vernaculaire, les nombreux colons bavarois, serbes, roumains, lombards, wallons, saxons ou encore ruthènes et polonais se sont progressivement fondus dans le peuple hongrois en faisant leur cette langue étrange.
Insatisfaits de la situation, souffrant de ne plus être maîtres chez eux, les Hongrois ont progressivement bâti leur identité de grands déchus et de martyrs de l’histoire dans la reconnaissance de leur caractère propre, entretenant une longue mémoire – jusqu’à ce jour, l’histoire joue un rôle en politique. Fait remarquable, cela aboutit à une entente cordiale entre catholiques et protestants, et la proclamation, en 1568, de la première déclaration de liberté religieuse – pour les différents cultes chrétiens. Une première européenne, qui va là aussi marquer la société hongroise.
Au XVIIIe siècle, les Autrichiens repoussent définitivement les Ottomans du territoire historique de la Hongrie pour en prendre le contrôle en intégralité. Les révoltes seront très récurrentes et difficiles à gérer pour Vienne, jusqu’à la pire de toutes, la révolution républicaine de 1848, qui nécessitera la demande de renforts russes pour ramener l’ordre impérial sur les terres de la Sainte Couronne de Hongrie.
Pour éviter la répétition de ce scénario et dans une logique de réforme fédéraliste de l’Empire, François-Joseph met en place le compromis de 1867 qui institue l’empire d’Autriche-Hongrie. La prospérité et le développement de cette période faste et paisible sont brusquement mises à mal par la Première Guerre mondiale, et en 1920 la Hongrie recouvre son indépendance mais subit le diktat du traité de Trianon.
Sous le prétexte de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, la Hongrie est démembrée par les vainqueurs : elle perd les deux tiers de son territoire et 3,3 millions de Hongrois se retrouvent en dehors de la Hongrie. Cette tragédie nationale va nourrir un irrédentisme qui aboutira aux arbitrages de Vienne de 1938 et 1940 (puis la dislocation de la Yougoslavie en 1941) permettant à la Hongrie de récupérer les territoires où les Hongrois sont très majoritaires – jusqu’en 1945…
Mais, embarquée de force dans une guerre qu’elle ne voulait pas, la Hongrie se retrouve de nouveau du côté des vaincus et est cette fois intégrée à la sphère d’influence russo-soviétique. Le demi-siècle de socialisme imposé à la Hongrie va déconstruire beaucoup de choses. La culture traditionnelle est démantelée au nom du progrès technique et social, le productivisme, l’industrialisation et l’urbanisation mettent à mal la culture de ce pays très rural et agraire. Enfin, la prolétarisation du peuple détricote massivement la culture populaire et ravage le paysage en de nombreux endroits.
On oublie comment faire du pain et du vin, tandis qu’on normalise des us et coutumes nouveaux, artificiels et souvent malsains, tant pour le corps que pour l’esprit et l’âme. Toutefois, le socialisme d’État promeut le travail et, dans un contexte de guerre froide, défend aussi, paradoxalement, un certain patriotisme.
On notera également l’importante insurrection d’octobre 1956, véritable révolte populaire contre le soviétisme, qui a permis aux Hongrois de constater que l’Ouest ne se souciait pas de leur sort, et qui en parallèle a permis à la Hongrie d’avoir un traitement de faveur de la part du Kremlin, faisant du pays « la baraque la plus gaie du camp », selon l’expression consacrée. Une leçon retenue par la suite : aujourd’hui aussi, on obtient plus par la révolte que par une demande.
Le défi libéral
Avec l’effondrement de l’URSS, la Hongrie caresse l’espoir de recouvrer enfin sa liberté totale. Mais le rêve va rapidement s’envoler. La Hongrie est alors victime d’une véritable OPA hostile de la part des pays occidentaux, en particulier de l’Allemagne. L’industrie, certes pas optimisée mais fonctionnelle, est rachetée puis démantelée, puis les Allemands imposent leurs conditions pour la suite : maintien de salaires bas, droit du travail minimal et contrôle de la monnaie nationale en échange de la réouverture d’usines, et de l’intégration dans l’Union européenne.
En 2004, il y a 20 ans, la Hongrie rentrait donc dans l’UE, cinq ans après avoir intégré également l’OTAN. Les crises de 2006 et 2008, l’austérité et la violence policière du gouvernement d’alors, libéral-socialiste et pro-UE, réveillent chez nombre de Hongrois le réflexe identitaire kuruc : nous voilà à nouveau dominés et exploités, et il va falloir résister.
C’est cette fibre qu’a su exploiter et incarner Viktor Orbán. À tel point qu’il est, depuis 2010, le dirigeant européen le mieux élu. Avec les deux tiers du Parlement en 2010, 2014, 2018 et 2022, Orbán représente assurément très bien la magyarité. À la fois travailleur et bon vivant, légaliste et roublard, Orbán semble être la réponse hongroise au défi du temps. Alors que la Hongrie est à nouveau passée entre les mains d’un nouveau maître étranger qui commence à en demander trop, l’homme fort de Budapest sait répondre à la demande d’une grande part de l’électorat hongrois : résister en douceur, avec duplicité et ruse, face au géant du moment. Ou en tout cas, communiquer en ce sens.
Démographie, après-Orbán et futur européen
Sujet abondamment commenté ailleurs, nous ne nous étendrons pas ici sur le Premier ministre hongrois et sur sa politique. Il importe plutôt de s’interroger sur son possible héritage à l’aune des chiffres déjà bien réels que nous connaissons : la Hongrie traverse, comme tous les pays fortement industrialisés, un hiver démographique. Avec un taux de fécondité de 1,6, le déclin de la population est durable et rien ne semble pouvoir l’arrêter, pas même les mesures natalistes inédites et ambitieuses mises en place par Orbán depuis dix ans.
C’est que, dans une logique capitaliste de croissance infinie, les politiques se sentent obligés d’avoir une croissance démographique positive. Refusant en bloc l’immigration de peuplement pratiquée à l’ouest du continent, Orbán a décidé de mettre plus de 4,5 % du PIB dans l’aide à la famille. Cet investissement immense semble porter quelques fruits encourageants. Ces dix dernières années, le nombre de mariages a doublé, le nombre de divorces a été divisé par deux, le nombre d’avortements a diminué de 40 %.
Mais voilà, ça ne suffit pas. D’autant plus que les mesures prises lors de l’épidémie de Covid ont mis un sérieux coup d’arrêt, d’après les données prévisionnelles, à cette dynamique mise si difficilement en place. Et c’est sans compter qu’une grande partie de la jeunesse, qui n’a connu qu’Orbán au pouvoir, à l’instar des jeunes de 68 en France vis-à-vis de De Gaulle, et qui est collée sur ses écrans, nourrie au fast-food et éduquée par les séries et la télévision, se rêve occidentale et ne comprend plus cette lutte contre un oppresseur qu’elle n’identifie pas comme tel.
Tous les bras de fer avec Bruxelles, toutes les consultations nationales et toutes les majorités constitutionnelles n’y changeront rien. Si la culture change, la politique finira par suivre. Or la culture hongroise, elle aussi, se transforme plus vite que jamais alors qu’elle s’aligne sur le mondialisme occidental. Ce raz-de-marée pourra-t-il être surmonté par les défenseurs acharnés de l’identité hongroise, si spécifique et absolument unique en son genre ?
C’est ce que l’auteur de ces lignes veut croire, constatant une prise de conscience face au modèle unilatéralement imposé par un système capitaliste tardif qui broie les pays, et déconstruit tout ce qu’il peut pour laisser libre cours aux fantaisies des nouveaux candidats à la domination, si ce n’est du monde, de l’Occident. Alors qu’en France aucun contre-modèle n’existait pour appuyer les arguments des forces conservatrices dépassées par les mirages du progressisme de l’époque, une différence notable distingue le cas hongrois : nous voyons désormais où mène cette voie, et nombreux sont ceux qui en sont terrifiés. Reste à voir si cela suffira pour bâtir une résistance efficace.
Ferenc Almássy
Ce texte est tiré du hors-série de la revue Livr’Arbitres, Actes du XIe colloque annuel de l’Institut Iliade – 2024, que vous pouvez retrouver dans notre boutique en ligne.