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Feliks Koneczny et la guerre des civilisations : entretien avec Antoine Dresse

Dans le dernier numéro des Écrits de Rome, Antoine Dresse présente son nouvel essai La guerre des civilisations. Introduction à l’œuvre de Feliks Koneczny (La Nouvelle Librairie, 2025). Un entretien qui aborde l’œuvre d’un philosophe européen encore trop méconnu dont la définition même de la civilisation n’implique pas nécessairement le déclin mais invite à la structuration cohérente d’un système juridico-éthique. L’exigence d’un engagement radical de la société comme condition à la survie.

Feliks Koneczny et la guerre des civilisations : entretien avec Antoine Dresse

On connaît généralement la théorie des civilisations d’Oswald Spengler, mais rares sont ceux qui ont déjà entendu parler de celle du Polonais Feliks Koneczny. Pourtant, cette dernière est sans doute la plus utile pour comprendre le moment présent. Et c’est précisément pour nous inviter à découvrir cette pensée méconnue qu’Antoine Dresse a publié récemment un essai intitulé La guerre des civilisations. Introduction à l’œuvre de Feliks Koneczny (La Nouvelle Librairie, 2025). Nous le remercions d’avoir répondu à nos questions.

Disons-le tout net, Feliks Koneczny est un illustre inconnu en France. Comment rendre compte d’une telle méconnaissance ?

Je vois deux raisons principales. La première tient tout simplement au mur linguistique et géopolitique qui sépare Koneczny de la France. La Russie mise à part, le monde slave reste encore très largement méconnu – voire méprisé – du monde occidental. On ne s’intéresse guère aux penseurs de cette « Europe médiane », pour reprendre l’expression de Czesław Miłosz. Aussi, l’œuvre de Koneczny connut la censure dans son propre pays durant le demi-siècle de communisme qui y sévit. Par manque de relais, il n’y a donc jamais eu de traduction française.

La seconde raison tient sans doute à la concurrence des canons ouest-européens. Nous sommes habitués à deux approches du thème des civilisations. Pour schématiser grossièrement, nous avons l’approche française républicaine universaliste, qui renvoie à l’idéologie du Progrès (la Civilisation contre la barbarie obscurantiste), ou l’approche culturaliste et vitaliste allemande, dont le plus grand représentant est Spengler. La matrice juridico-éthique de Koneczny n’a pas vraiment d’équivalent dans notre horizon intellectuel.

Vous qualifiez la méthode de Koneczny dans l’analyse des civilisations d’ « inductive et empirique » (p. 20), ce qui l’éloignerait des philosophies de l’histoire à l’approche systémique – celle de Spengler notamment. Pourriez-vous revenir sur ce point ?

Quand je parle d’une méthode « inductive et empirique », je veux dire que Koneczny part des faits historiques (institutions, droit, mœurs familiales, pratiques religieuses) pour établir des types de civilisation. Mais de ces civilisations, il ne déduit pas une grande histoire du monde a priori. Il compare les civilisations – ces « méthodes d’organisation de la vie collective », selon sa définition – et, de celles-ci, il établit des régularités : dualisme ou monisme du droit, sources de la norme, hiérarchie des finalités, structure de la famille, etc. Ses « lois » sont donc des généralisations historiques, toujours révisables, plutôt que des nécessités logiques.

Cela l’éloigne d’une philosophie de l’histoire systémique à la Spengler. Chez Spengler, les civilisations sont des organismes symboliques voués à des cycles prédéterminés (naissance-essor-déclin), dont l’allure d’ensemble prime sur l’examen des dispositifs concrets. Koneczny, lui, raisonne au niveau intermédiaire : il décrit, par exemple, comment une civilisation organise le lien entre le droit et l’éthique, sépare ou non le droit public du droit privé, accorde une place plus ou moins grande à la conscience morale, statue sur la nature du mariage, etc. – et il teste ces critères sur des terrains variés (l’Occident latin, Byzance, le monde islamique, la Chine…). D’où un cadre moins téléologique et davantage opérationnel.

Si Koneczny envisage les civilisations empiriquement, il les analyse toutefois selon leur rapport à ce « quinconce de valeurs existentielles » que sont le vrai, le bien, le beau, la santé et la prospérité. Pourquoi le choix de ces valeurs plutôt que d’autres ?

Le « quinconce » n’est pas un caprice. Il forme, chez Koneczny, une base anthropologique minimale. Il cherche cinq fins humaines irréductibles qui traversent toutes les cultures et les actions humaines : le vrai (dimension cognitive), le bien (dimension éthique), le beau (dimension esthétique), la santé (dimension biologique) et la prospérité (dimension économique/sociale).

Pourquoi ces cinq valeurs précisément ? Parce qu’elles couvrent les cinq registres où l’humain doit se tenir (connaître, agir, créer, vivre et subsister). On peut y voir l’empreinte d’une culture latine (aristotélico-thomiste) que Koneczny assume, mais son pari est qu’avec ce socle, on peut observer empiriquement les arrangements réels que produit toute civilisation : l’éducation et la liberté académique (le vrai), le droit et les mœurs familiales (le bien), les arts et l’urbanisme (le beau), la politique (la « santé » comme préservation biologique) ou le régime économique et fiscal (la prospérité), par exemple.

L’idée de Koneczny est double. D’une part, ces finalités sont universellement poursuivies, individuellement et collectivement, mais hiérarchisées différemment selon les civilisations. D’autre part, elles sont mutuellement non réductibles : on ne « fabrique » pas une bonne société en sacrifiant définitivement la vérité à la prospérité, ou l’éthique à l’efficacité. Le quinconce sert donc d’étalon comparatif. Une civilisation se définit par l’ordre qu’elle donne à ces fins et par la cohérence de ses institutions avec cet ordre.

Parmi les civilisations dont Koneczny dresse la liste, il y a évidemment la nôtre, la civilisation européenne, qu’il nomme « civilisation latine ». Pourquoi ce nom ? Koneczny n’hésite pas à la considérer comme la plus haute des civilisations : quels sont ses arguments ?

Koneczny appelle notre civilisation « latine » parce qu’il voit sa matrice dans le double héritage de Rome et de l’Église latine : le droit romain (formes juridiques, personnalité, contrat, propriété) et la théologie morale occidentale. Latin ne renvoie donc ni à une race ni à une langue, mais à une méthode d’organisation de la vie collective où le droit positif est tenu par l’éthique. « Civilisation latine » est d’ailleurs un terme ancré aujourd’hui dans les milieux catholiques conservateurs polonais.

Contrairement à Oswald Spengler, pour qui toutes les civilisations sont égales « dans l’absolu », Koneczny, lui – sans doute est-ce dû à ses conviction catho-liques – ne renonce pas au jugement. C’est une vaste question, qu’il faudrait détailler bien davantage, mais je dirais simplement qu’à ses yeux la civilisation latine réussit le meilleur équilibre du « quinconce », permettant le primat de la morale sur la loi, la distinction du spirituel et du temporel, un grand respect de la personne humaine, le pluralisme institutionnel ou encore l’autonomie de la recherche scientifique.

Enfin, Koneczny identifie plusieurs « lois de l’histoire », dont deux sont susceptibles de retenir plus particulièrement notre attention aujourd’hui, à savoir l’impossibilité d’une « synthèse » entre civilisations et le fait qu’« en cas de mélange entre deux civilisa-tions, c’est la plus basse qui l’emporte » (p. 69). Le multiculturalisme condamne-t-il donc notre civilisation à disparaître ?

Oui, chez Koneczny, le multiculturalisme condamne une civilisation lorsqu’il signifie la coexistence durable de méthodes de vie collective incompatibles. Une civilisation n’est pas un patchwork de cultures : c’est une charpente juridico-éthique cohérente. Or, quand plusieurs civilisations cohabitent sans hiérarchie, on perd la commensurabilité des valeurs, et il n’existe plus de mesure commune entre le vrai, le bien, le beau, la santé et la prospérité. Les institutions glissent dès lors vers un pluralisme de lois et de morales qui se neutralisent. C’est ce que Koneczny appelle le mélange : il ne produit pas de synthèse stable, mais une entropie. Si deux « méthodes de vie collective » cohabitent sans cadre commun fort, c’est la plus « basse » au sens fonctionnel du terme – la moins exigeante éthiquement ou juridiquement – qui tend à l’emporter, parce qu’elle coûte moins à pratiquer.

Koneczny n’estimait donc pas que toute civilisation était nécessairement vouée au déclin, contrairement à Spengler, mais il était convaincu que, pour survivre, toute civilisation devait respecter certaines « lois ». Or, l’une de ces lois est que l’amalgame des civilisations ne produit pas de synthèse harmonieuse mais un mélange empoisonné. Je crains que l’Occident contemporain n’offre un exemple in vivo pour prouver sa thèse…

Propos recueillis par Louis Furiet

*Écrits de Rome est une revue d’idées mensuelle « civilisationnelle, européenne, chrétienne ». Son numéro 26 (décembre 2025) est disponible au prix de 10 euros. Pour en savoir plus : ecritsderome.fr