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À la recherche d’une mythologie indo-européenne, de Dominique Briquel

Loin d’un simple inventaire, Dominique Briquel poursuit l’héritage de Dumézil à travers des études comparatives où Grèce, Rome, Inde et traditions germaniques dialoguent. Batailles eschatologiques, mythes du feu et de l’eau, figures divines et héroïques : un regard neuf sur la richesse des traditions européennes.

À la recherche d’une mythologie indo-européenne, de Dominique Briquel

L’expression « mythologie indo-européenne » ne doit pas induire en erreur sur le contenu de ce livre : il ne s’agit nullement d’une synthèse de l’Urmythologie indo-européenne, parallèle à la quête d’un Urheimat, Urvolk ou Ursprache dans ce domaine.

L’ouvrage se situe dans la continuité de Georges Dumézil, qui, dès sa thèse Le festin d’immortalité, débutait par une section apologétique intitulée « Mythologie indo-européenne », où, errances naturalistes de la première école nonobstant, il plaidait la cause d’une approche comparative ambitieuse, dépassant les clivages italo-celtiques, indo-iraniens ou germano-scandinaves. Plutôt qu’un catalogue analytique de mythologèmes et de motifs communs, ainsi que l’avait proposé M. L. West dans son précieux Indo-European Poetry and Myth, l’ouvrage renferme une série d’études de cas réalisées au cours de sa carrière (de 1976 à 2021) par l’auteur, éminent latiniste, étruscologue et comparatiste ; quelques travaux inédits complètent l’ensemble. Le livre se divise en trois parties et compte plus de 450 pages très denses : nous ne pourrons guère que survoler l’ensemble. On regrette d’ailleurs l’absence d’index, quoique l’ouvrage soit par ailleurs très bien présenté (ce qui est loin d’être toujours le cas pour de tels recueils).

Dans sa première partie, Dominique Briquel reprend le dossier de la « bataille eschatologique », opposant dieux et forces du mal (Ragnarök scandinave) ou leurs transpositions humaines (Kurukshetra dans le Mahabharata). Préférant parler simplement de « Grande bataille » ou « Bataille finale », l’auteur entreprend de montrer que ce mythologème indo-européen est bien présent dans les légendes grecques : ainsi, l’enchaînement, puis la libération de Prométhée a pour arrière-plan une crise qui menace de renverser le pouvoir de Zeus, que le Titan finit par garantir en conférant au souverain une dimension de justice « mitrienne ». S’intéressant aux « auxiliaires de la souveraineté » que sont les Cyclopes et les Hécatonchires, l’auteur souligne leur rôle dans ce « mythe de succession » entre l’ancien et le jeune souverain, Cronos et Zeus, conflit qu’il distingue soigneusement de la « Bataille finale ». Passant au domaine romain, l’auteur enquête sur un éventuel « arrière-plan eschatologique » (p. 119) du récit de la naissance de la République romaine, l’élaboration de ce dernier s’appuyant sur un cadre narratif beaucoup plus ancien, qui faisait de la fondation de la Rome républicaine l’avènement d’un monde nouveau et parfait. Un chapitre inédit propose l’application du même prisme sur la prise de Rome par les Gaulois, tandis que dans le chapitre suivant l’attention se porte sur un épisode périphérique de la Bataille, avec un « cocher qui, sans prendre directement part au conflit, n’en aurait pas moins rendu un service signalé au camp des bons » (p. 163) : l’auteur rapproche l’intervention de Lucius Albinus accueillant sur son chariot les Vestales emportant dans leur fuite les sacra de Rome, et celle de Krsna conduisant le char d’Arjuna et lui offrant quelque consolation. Le char fournit ici un point commun que l’on peut trouver approximatif (le ratha de combat du héros face au plaustrum du plébéien), tout comme l’action de l’adjuvant et le statut des « bons » en question (grand héros dans un cas, Vestales anonymes dans l’autre). L’auteur avoue lui-même que « ces différences sont indéniables, et flagrantes » (p. 164) et illustrent assez la difficulté, pour le comparatiste, de faire la part du détail et de l’essentiel dans un récit. Enfin, l’inédit sur l’histoire de Coriolan examine les triples exploits et fautes de ce héros renégat, et met en parallèle sa geste avec le renversement des Tarquins et la prise de Rome.

Dans la seconde partie, Dominique Briquel se penche sur le mythologème du « feu dans l’eau », c’est-à-dire sur l’association de ces deux éléments opposés dans des légendes de légitimité politique. Cela demandait de décrypter et remotiver des récits faits par des historiens grecs qui ont pu mal comprendre certains rituels indo-européens conservés chez leurs frères ennemis perses : l’auteur réunit ainsi en un ensemble (mytho)logique quelques disiecta membra concernant le rapport du Grand Roi à l’eau, notamment le fait qu’il ne puisse boire que l’eau du fleuve Choaspès, les travaux de canalisation et le châtiment de l’Hellespont. De fait, les textes avestiques témoignent de la conception selon laquelle le feu royal (xvaranah) était conservé au fond d’un lac (protégé par le dieu « fils des eaux », Apam Napat), dans l’attente d’un prétendant légitime, se manifestant de manière explosive à l’approche d’un usurpateur (par exemple quand le Touranien Franrasyan ose prétendre à ce gage de souveraineté sur les Aryas). La figure du « Vieux de la mer » dans les mythes grecs est réexaminée et Poséidon, souvent perçu comme essentiellement d’origine méditerranéenne, est également inspecté sous ce prisme comparatif indo-européen : c’est l’occasion pour l’auteur de souligner la richesse de la pensée dumézilienne, trop souvent réduite à la trifonctionalité. Se tournant vers le domaine romain, l’auteur se penche sur des épisodes moins fameux : il évoque ainsi une victoire du roi Tarquin l’Ancien, remportée à l’aide de radeaux enflammés jetés sur le fleuve ; l’eau et le feu sont sans doute présents, mais la dimension légitimante de l’action n’est pas perceptible. Aventureuse également, mais tout à fait fascinante, nous paraît l’hypothèse rapprochant le versement du blé des Tarquins déchus dans le Tibre et l’épisode de l’or du Rhin dans les légendes des Nibelungen. La légitimité des Tarquins passe en quelque sorte au peuple de la res publica, bel exemple de la « plasticité des schèmes de pensée indo-européens » (p. 306). D. Briquel présente ensuite un épisode des guerres daciques où le roi Décébale détourne l’eau du fleuve Sargetia, enfouit son trésor dans l’ancien lit, puis rend au fleuve son cours habituel. Au-delà de l’expédient pratique, l’or des Daces, à travers la comparaison avec l’or du Rhin, prend une signification supérieure de gage de légitimité royale, que l’auteur rapproche des funérailles d’Alaric. Un chapitre sur la lutte de Jacob avec l’Ange dans la Genèse, vient clore cette section, l’auteur expérimentant l’application de ce schème de pensée indo-européen à un domaine extérieur. Cependant, il n’y a aucun rapport avec le feu, la royauté ou la légitimité, et très peu avec un fleuve, simple détail du paysage.

La dernière section, plus bariolée, sur les « figures divines et héroïques » commence par la quaestio vexata du dieu romain Quirinus. En effet, on ne peut conserver l’homogénéité de la triade pré-capitoline (Jupiter — Mars — Quirinus) si l’on interprète ce dieu mystérieux comme un doublon, selon le prisme ethnique (Mars des Sabins) ou fonctionnel (Mars pacificus). L’auteur avoue que ce dieu est exemplaire des difficultés du concept, « passablement hétérogène, de troisième fonction » (p. 356) et que sa multivalence peut sembler faire éclater le cadre trifonctionnel. Cependant, il interprète la complexité de Quirinus comme reflétant l’homme complet aux trois niveaux de la tripartition, les Quirites romains étant conçus comme citoyens, guerriers et paysans. Vient alors un chapitre sur Hermès comme « auxiliaire de la souveraineté », rapproché des dieux indiens Aryaman et Bhaga. Une courte contribution vient ensuite, établissant une « solidarité structurale » au sein du calendrier, ides et calendes étant réparties entre Janus et Junon d’une part, Jupiter et Diane d’autre part. Retournant à la « matrice mythique » de la « Bataille finale », l’auteur se penche à présent, dans une étude inédite, sur « deux types de figures féminines, se manifestant l’un au début de la crise et l’autre à la conclusion de celle-ci » (p. 402). Il part de l’idée que celles-ci, à la manière de la « déesse trivalente » dumézilienne, dépassent la tripartition et l’emportent quand la communauté masculine est enlisée dans le conflit. Ce chapitre nous a paru moins convaincant par rapport à la méthodologie rigoureuse rappelée par l’auteur, car il met en parallèle structurel des éléments hétérogènes : sont ainsi contrastées d’une part la foule anonyme de matrones offrant leur or pour le salut de la cité, d’autre part l’anonyme « épouse étrusque d’Arruns de Chiusi », indirectement responsable de l’invasion. Enfin, Dominique Briquel revient sur l’histoire d’Hercule et Cacus, « véritable mythe romain » (p. 426) et vrai monstre sacré pour les amateurs d’historiographie mythologique, qui songeront aussitôt à la thèse pionnière de Michel Bréal en 1863. S’appuyant notamment sur les travaux de Claude Sterckx dans le domaine celtique, l’auteur réintroduit la figure du Tricéphale, habituel antagoniste du Guerrier (Hrungnir, Vrtra, Géryon) et suppose qu’Hercule est une « introduction secondaire » dans la légende romaine (p. 458).

Au plan méthodologique, l’auteur se montre conscient de la réduction que nécessite une perspective dictée par une hypothèse de recherche : Prométhée n’est pas uniquement un auxiliaire de souveraineté, mais aussi un trickster, voleur du feu et fraudeur des dieux. Assurément, un modèle explicatif unique ne saurait suffire à expliquer des figures mythologiques complexes et composites. La difficulté majeure réside dans le fait de chercher une structure dans des éléments foisonnants et disparates : on s’expose par là-même à l’accusation de systématisme, mais la tendance adverse et purement analytique risque de conduire à une stagnation descriptive, impressionniste voire pointilliste. Pour cette raison, on ne sera sans doute pas d’accord avec toutes les propositions de l’auteur, mais toutes présentent un très grand intérêt.

Vincent Smith
Le 28/08/2025

Dominique Briquel, À la recherche d’une mythologie indo-européenne, Luhano, Agorà & Co., 2021, 506 p.