Suspendus
La boussole artistique de Gabrielle Fouquet, auditrice de la promotion Homère : des rendez-vous culturels à ne pas manquer, proposés par le Libre Journal Vive la civilisation européenne ! sur Radio Courtoisie.
Les mains crevassées par l’effort, l’alpiniste Arthur Poindefert (oui, c’est son véritable nom) joue le premier prélude de la Suite n°I de Bach au sommet du Gendarme des Cosmiques, qui garde l’Arête des Cosmiques sur l’Aiguille du Midi. Le violoncelliste-grimpeur ne s’accroche qu’à son archet et à ses cordes : les pieds sur le fil de l’horizon, il est suspendu dans l’instant. Autour de lui : du vent et des nuées. Le grand large. Tout est possible.
Ce sentiment d’infini enivre chaque voyageur au-dessus de la mer, qu’elle soit de nuages ou de sel. En 1975 paraissait La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt[1], aujourd’hui point de départ de Corto Maltese. Un monde d’aventures, à découvrir à la Saline royale d’Arc-et-Senans jusqu’au 9 novembre[2]. De planches aquarellées en atlas, de portraits d’aventurières en cité perdue, le regard du marin vénitien ne se détache jamais de l’horizon. Cette promesse d’absolu par-delà la limite sensible.
Ligne paradoxale : tracée et mouvante, terrestre et immatérielle, scientifique et imaginaire, l’horizon suspend l’homme. Il le confronte à ses ambitions, ses craintes, et même aux autres. Voilà tout le fil rouge déroulé par le musée des Beaux-Arts de Caen jusqu’au 5 octobre. Grâce à des œuvres datant de la Renaissance jusqu’à nos jours, l’exposition L’Horizon sans fin[3] interroge la ligne qui, toujours devant nous, partage et unie, inspire et inquiète, repousse et invite. Une sorte de porte vers l’infini que Jean Raspail n’aurait pas rechigné à ouvrir aux contemplatifs et aux enfants, derniers rêveurs au regard délavé d’immensité dans un monde aux yeux carrés.
L’un de mes amis, metteur en scène par nécessité – « je ne sais pas faire autre chose pour le moment » répétait-il souvent – tenait les enfants pour les meilleurs comédiens du monde, car « ils croient dur comme fer à leurs jeux ». Et en effet, quelle âme que celle d’un petit garçon qui, d’un trait d’épée, fend les champs de blé l’été. Pointe à la main, il est d’Artagnan. Étoilé de sueur, il trace une ligne dans l’air et de garçon, il devient gascon. Ses parents l’emmèneront peut-être sur les traces de son héros, le château de Lavardens (pardonnez mon accent gascon) lui consacrant une exposition détaillée[4] jusqu’au 16 novembre. Mais il leur faudra aussi se rendre à Arles, où la maison de parfumerie Fragonard ouvre le 6 juillet prochain son musée de la Mode et du Costume entièrement consacré à la mode arlésienne[5]. À la même date se tiendra la Fête du Costume[6]. L’occasion d’admirer la grande sœur de leur fieffé cadet dévisager la foule et son règne à venir. Altière, leur petite ne jouera plus : certaine de sa beauté, elle défilera gracieusement au milieu des coiffes et des robes de satin. Sous le soleil, le temps, comme chaque année, suspendra son envol.
Oui, le temps se suspend à l’horizon du rêve. Comme la cheville de la danseuse lors du troisième temps d’une mazurka avant de s’élancer à nouveau. Les solstices sont des horizons : un fil ténu tendu entre nos enfants et nos aïeux. Ils nous invitent à nous arrêter et à contempler les deux visages de Janus, à graver les traits du passé dans notre mémoire pour mieux tournoyer vers l’avenir.
Le solstice nomme dans le ciel notre devoir de fidélité. La « fidélité aux origines » d’abord, pour emprunter la formule de Christopher Gérard dans son dernier ouvrage La source pérenne : Un parcours païen[7].
La fidélité au clan et à la vie, ensuite. Réunis autour des rubans, des fleurs, et des flammes, nous célébrons la puissance de la vie qui perdure sans se figer. Au milieu des étincelles, la fumée donne à
« Voir un monde dans un grain de sable
Et un ciel dans une fleur des champs
Tenir l’infini dans la paume de sa main
Et l’éternité dans une heure »
Augurait William Blake (Augures d’innocence).
Et enfin, la fidélité dans les temps, durs comme heureux, qui se profilent à l’horizon. Éclaireur de la redescente du soleil, le solstice nous rappelle en effet que nous devons nous tenir droits et fiers au bord du vide. Nous devons maintenir face à l’inconnu, nous devons veiller. Et lorsqu’enfin l’astre rejaillira, nous pourrons nous exclamer comme Dante dans la Vita Nova : « Apparuit iam beatitudo nostra ». Dès maintenant vient d’apparaître notre béatitude.
Gabrielle Fouquet – Chronique du lundi 9 juin 2025
Radio Courtoisie
Notes et références
- [1] Hugo Pratt, La Ballade de la mer salée, 1975, Tournai, éditions Casterman, 22€
- [2] Exposition Corto Maltese – Un monde en aventures, Saline royale d’Arc-et-Senans, jusqu’au 9 novembre 2025.
- [3] Exposition L’Horizon sans fin. De la Renaissance à nos jours, Musée des Beaux-Arts de Caen, jusqu’au 5 octobre 2025.
- [4] Exposition D’Artagnan. Héros gascon, Château de Lavardens, jusqu’au 16 novembre 2025.
- [5] Exposition Collections-Collection, Arles, Musée de la Mode et du Costume – Fragonard, 6 juillet 2025 – 5 janvier 2026.
- [6] Arles, Fête du Costume, dimanche 6 juillet 2025.
- [7] Christopher Gérard, La source pérenne : Un parcours païen, 2025, éditions de La Nouvelle Librairie, 22€.