Exposition Georges de La Tour : entre ombre et lumière, sobriété et intensité
Jusqu’au 25 janvier 2026, le musée Jacquemart-André poursuit son exploration de la révolution caravagiste avec l’exposition "Georges de La Tour. Entre ombre et lumière". Retour sur cet événement qui replace l’artiste dans son contexte artistique et spirituel, entre Lorraine natale et France monarchique.
Si le diable se cache dans les détails, le divin, lui, se révèle dans l’épure. Après les flamboyants Caravage (2018) et Artemisia Gentileschi (2025), le musée Jacquemart-André poursuit son exploration de la révolution caravagiste avec Georges de La Tour, maître français du ténébrisme. Une exposition-événement où l’on calque sa respiration sur le vacillement d’une chandelle, de peur que notre souffle n’éteigne la flamme qui veille d’une toile à l’autre.
Entrer dans la nuit de La Tour
On entre dans l’œuvre de Georges de La Tour (1593-1652) comme on entre en religion : à pas feutrés, pénétré par le silence, invité à contempler. La scénographie d’Hubert Le Gall en épouse le recueillement : murs atones, profonds, neutres, semblables aux fonds des toiles du peintre, où la lumière semble naître de la matière. Des rouges sombres, des bruns denses, des ocres mordorés : tout ici est sourd, mesuré, apaisé. Des lumières rasantes sculptent l’espace et quelques citations blanches tranchent l’obscurité. Sobriété, justesse : les murs deviennent peinture.
Huit salles, vingt-trois originaux, une dizaine d’œuvres d’atelier et plusieurs tableaux de comparaison composent un cortège d’« infortunés » : marginaux, vieillards, mendiants et saints, irradiant dans leur vérité nue et leur hypnotique intériorité. Les visages sont burinés, les rides gravent la peau, les ongles sont sales, les mains parlent. Rien n’est laid, tout est vrai.
Les commissaires Gail Feigenbaum et Pierre Curie ont choisi une approche thématique. Plutôt que d’aligner les quelque quarante œuvres connues de La Tour, ils replacent l’artiste dans son contexte artistique et spirituel, entre Lorraine natale et France monarchique. L’œuvre et l’homme partagent une même tension : à la fois ancrés et transcendés, profonds et sobres.
L’ombre du Caravage, la lumière de La Tour
Souvent qualifié de « Caravage français », La Tour suit pourtant une autre voie : il n’a sans doute jamais vu d’œuvre du maître italien, mais parvient, par d’autres chemins, à la même intensité. Là où Caravage exalte le drame et la théâtralité, La Tour préfère le silence et l’austérité. La palette du premier éclate, celle du second chuchote.
Chez Caravage (1571-1610), la lumière est naturelle et divine, descendue du ciel. Les caravagesques, eux, explorent la lumière artificielle : chandelles, lanternes, flammes palpables, comme l’illustrent les œuvres de Jean Le Clerc (1586-1633) et de Mathieu Le Nain (vers 1607-1677) présentées en ouverture. La Tour pousse plus loin cette recherche : chez lui, la flamme matérielle devient invisible, dissimulée ou suggérée, absorbée dans la peinture. Ce passage du visible à l’intime signe son génie : il peint la profondeur même de la lumière.
Les gravures de Jacques Callot (1592-1635) et Jacques Bellange (1575-1616) exposées plus loin, elles, rappellent combien La Tour partage le même terrain social que ses contemporains et compatriotes lorrains. Comme eux, il peint l’humanité qu’il côtoie : indigents, soldats, marginaux, musiciens. Sa peinture naît d’un ancrage local, dans une Lorraine alors foyer spirituel majeur, où s’épanouissent couvents et confréries. Mais la guerre de Trente Ans brise cet équilibre. En 1638, l’incendie de Lunéville détruit sa maison et son atelier ; on dit que cette vision des flammes nourrira sa fascination pour la lumière. L’année suivante, il se rapproche de Paris et offre au roi Louis XIII un Saint Sébastien nocturne, aujourd’hui perdu, que le souverain aurait suspendu seul dans ses appartements, comme un guide de prière.
La Tour devient peintre ordinaire du roi dès 1639, d’abord sous Louis XIII (1610-1643), puis sous Louis XIV (1643-1715) : deux règnes, deux spiritualités. Le premier, dévot et mélancolique, trouve dans ces scènes nocturnes un miroir de sa ferveur austère ; le second, solaire et politique, y voit le reflet d’un classicisme ordonné. Entre ces deux pôles — foi intime et autorité rayonnante —, La Tour trace une voie intérieure et radicale, à rebours du faste baroque triomphant.
Les infortunés
Le visiteur suit un cortège de figures silencieuses qui ont fait la singularité du peintre : musiciens aveugles, vieillards, comédiens et saints pénitents. Ces « infortunés » ont la dignité des apôtres. La Tour les peint à taille réelle, sans fard, dans un réalisme qui ne juge pas. Les contours paraissent flous, les visages presque effacés, mais la lumière, sourde et profonde, leur donne vie. « Fiat lux », mais dans un murmure.
Deux tableaux en concentrent l’essence : La Femme à la puce (vers 1632-1635, Nancy, Musée lorrain – Palais des ducs de Lorraine) et Job raillé par sa femme (années 1630, Épinal, musée départemental d’art ancien et contemporain). Dans le premier, le geste minuscule d’une femme qui cherche la puce à la lumière d’une chandelle devient un acte de grâce. La lueur épouse la courbe maternelle de son ventre, glisse sur ses mains, effleure la peau. Le visage – réduit à l’essentiel : nez droit, lèvres pincées, yeux plissés – s’efface dans le silence. Tout est concentré dans la justesse du geste : la vie intérieure passe par l’intime.
Dans Job raillé par sa femme, la flamme éclaire le contraste des matières : le vermillon de la robe, le satin blanc du tablier, la nudité fragile du vieil homme. Entre eux, une petite bougie vacille : toute la tension spirituelle du tableau réside dans ce point de lumière. L’épouse invective, Job endure : la foi se mesure à l’épreuve.
L’Apostolado : la foi en clair-obscur
La Tour s’attarde sur la figure des apôtres, héritée du répertoire caravagesque. Dans Les larmes de Saint Pierre (ou Saint Pierre repentant, 1645, The Cleveland Museum of Art) (l’une des rares toiles signées et datées du maître) et l’Apostolado autrefois conservé à la cathédrale d’Albi — treize demi-figures du Christ et de ses apôtres, dispersées à la Révolution, seules six sont parvenues jusqu’à nous —, la foi se joue sans miracle : de rudes mains nouées et un regard tourné vers la flamme suffisent. Entre portrait et image de dévotion, La Tour invente une spiritualité silencieuse, une mystique de l’humble, modelée par la pénombre.
Variations et répliques : l’intelligence du regard
L’exposition confronte également deux versions du Saint Jérôme pénitent (vers 1624-1650, musée de Grenoble ; 1625-1642, Stockholm, Nationalmuseum), exemple éloquent de la réflexion du peintre sur la réplique. Si la composition demeure identique, les attributs – chapeau cardinalice, auréole – et le traitement des chairs varient subtilement. Ici, la réplique n’est pas copie, mais expérimentation intérieure et contextuelle. Il s’adapte aux commanditaires – la seconde version de Stockholm appartenait au cardinal de Richelieu – tout en approfondissant ses propres inventions. Revenir sur un motif pour le purifier, le concentrer, le conduire à l’essentiel. Cette liberté dans la répétition, si moderne, dit l’intelligence d’un peintre qui peint moins pour reproduire que pour comprendre. Sans jamais oublier que l’art est un marché qui sert à la fois des intérêts spirituels et temporels.
Les toiles phares : la flamme visible
Au fil du parcours, la lumière devient le vrai sujet. Chandelles dissimulées, reflets dans un miroir, halos sur une page translucide : la flamme s’humanise, se spiritualise.
L’avant-dernière salle réunit les œuvres iconiques : Madeleine pénitente (dite aussi Madeleine au Miroir, vers 1635-1640, Washington, National Gallery of Art) et Le Nouveau-Né (vers 1647-1648, Rennes, musée des Beaux-Arts). Ce sont elles qui ont fait de La Tour une signature visuelle : visages éclairés à la bougie, main suspendue, silence sculpté par la flamme.
Elles illustrent sa maîtrise de la suggestion du peintre : aucun personnage n’arbore d’attribut divin. Le crâne et le miroir, symboles de vanité, renvoient autant à l’hagiographie de Marie-Madeleine qu’à la tradition de la scène de genre. L’enfant dans les bras de sa mère, topos hérité des premières Vénus et Isis antiques, pourrait être anonyme. Mais le halo de lumière qui l’éclaire nous trouble : en est-il le sujet ou l’objet ? En bénéficie-t-il ou le génère-t-il ? Dans cet entre-deux, la peinture devient mystère.
Pour qui en a déjà vu une, il est impossible de ne pas penser à La Tour dès qu’une figure s’illumine d’une chandelle. La lumière, autrefois moyen pictural, devient ici narrateur : un langage spirituel et dramatique.
Ultime épure : la radicalité du dernier La Tour
La dernière salle révèle les œuvres tardives, encore plus radicales et intérieures, où l’anecdote s’efface au profit d’une méditation métaphysique. Dans ses ultimes années, La Tour pousse l’épure jusqu’à l’abstraction : les corps s’immobilisent, les volumes s’aplatissent, la lumière semble naître du corps même des figures. Par d’autres voies, il aboutit aux mêmes conclusions plastiques que le Caravage, qu’il n’a pourtant jamais vu. Ce n’est plus l’obscurité qu’il peint, mais la nuit pacifiée, cette « part sereine des ténèbres » dont parlait Malraux.
L’exposition se conclut sur Saint Jean-Baptiste dans le désert (vers 1650, Vic-sur-Seille, musée départemental Georges de La Tour), œuvre de dépouillement extrême. Le cousin du Christ y apparaît jeune, maigre, absorbé par le silence. Le dépouillement radical du saint répond à celui de la toile. La palette restreinte au brun, au noir et au blanc cireux sculpte une lumière sans source apparente. Ce clair-obscur radical, sensible, n’éclaire pas : il résonne de l’essentiel.
Une leçon de regard
Né à Vic-sur-Seille dans une famille de boulangers, enraciné dans la Lorraine des gravures de Callot et Bellange, La Tour traverse la guerre, la perte, le service du roi et la quête du divin. Peu de ses œuvres subsistent — moins d’une quarantaine —, mais chacune irradie d’une intensité dense et sourde. Elles imposent un autre rythme au regard : lent, attentif, intérieur.
Tenant d’un classicisme en marge de la peinture baroque de la Contre-Réforme, vibrante et dramatique, La Tour choisit la retenue radicale. À l’exubérance des pigments et à l’emphase des gestes, il oppose le silence et la sobriété. Sa peinture, spirituelle sans extase, dépouillée sans sécheresse, touche par son ascèse moderne.
De même que les modèles revenaient régulièrement à l’atelier, il faut revenir plusieurs fois aux tableaux pour comprendre Georges de La Tour : faire des allers-retours entre les toiles, entre les toiles et soi-même, écouter ce qu’elles disent — cette prière muette qu’elles invitent à reconnaître en nous. Chaque visite affine le regard, chaque silence prolonge la lumière.
Cette exposition fera date, non seulement par l’intelligence de son parcours, mais par son intelligence au sens premier : sa capacité à lier, à tisser les éléments pour mieux lire l’énigmatique La Tour. Elle réconcilie la rigueur du savoir et l’émotion de la vision : elle enseigne à voir. Et l’on quitte Jacquemart-André comme un oratoire : lentement, les yeux encore pleins de cette opacité enfumée où la lumière, au lieu d’éclairer, révèle.
Gabrielle Fouquet – Promotion Homère
Informations pratiques
Georges de La Tour. Entre ombre et lumière
Paris, musée Jacquemart-André
158, boulevard Haussmann, 75008 Paris
11 septembre 2025 – 25 janvier 2026
Illustration : Georges de La Tour, Le nouveau-né (détail), vers 1648. Coll. Musée des Beaux-Arts de Rennes. Domaine public.
