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Les limbes et les larves

Intervention de Rémi Soulié, docteur ès lettres, critique littéraire et essayiste, lors de la table ronde « Comment se réapproprier notre identité ? » au colloque « Fiers d’être Européens » le 7 avril 2018.

#ColloqueILIADE 2018 : Les limbes et les larves

« Où la chose manque, on y met le mot », disait Montherlant. La seule interrogation sur l’identité atteste de sa disparition.

Notre identité

Lorsqu’elle existe, dans son évidence et son immédiateté, elle ne suscite aucun discours : elle est, stable et sûre, fût-elle mal assurée ou précaire sur un plan individuel. D’un point de vue politique et collectif, elle n’appelle aucune exégèse, aucune déclaration, aucun code (de la nationalité ou autre) — ceci pour dire combien le droit, l’Etat de droit sont une régression : tout constructivisme implique d’abord une destruction. L’identité est tant qu’il y a de l’être ; que l’être vacille et elle tremble puis s’effondre si rien ne vient la relever. L’analogie avec la respiration me semble adéquate : on ne prend conscience du souffle que lorsqu’il n’est plus un réflexe, que l’on en manque (si l’on excepte les grandes pensées orientales du souffle, bien évidemment). Autant dire que nous parlons d’une morte dont on se demande si elle pourra ressusciter.

Notre identité, rétrospectivement et même s’il faut tout autant se méfier des inévitables reconstructions que des constructions, me semble romaine (je n’aborde pas ici la question du droit romain), au sens de « la voie romaine » de Rémi Brague, qui est à la fois un médium et un message véhiculant les héritages polyphoniques grec, celte, germanique, nordique, latin, etc., dans des formes politiques variables (cité, empire, royaume, nation). Le cycle entropique dans lequel nous vivons pourrait être caractérisé d’une formule qui a fait florès : « Rome n’est plus » (dans Rome), ce qui de surcroît vaut éminemment pour le catholicisme romain contemporain du Pape François. Toute démarche « identitaire » devrait donc consister à « retrouver » Rome ou à la réintégrer en elle-même, ce qui implique un voyage, une quête, un pèlerinage dans lesquels les poètes et les penseurs (que l’on songe à Homère, Virgile, Dante, mais aussi aux auteurs du Cycle du Graal) ont un rôle essentiel à jouer.

Dans la phase terminale que nous traversons, nos contemporains ont pour la plupart intégré ce qu’ils doivent être : non d’Ithaque, d’Avalon ou de Florence mais des citoyens d’entités administratives et juridiques (nations, Union européenne, etc.), des unités numériques (le « bétail électoral » dont parlait Péguy) appelées plus ou moins régulièrement à l’auge démocratique afin de consentir librement à se défaire de leur être, et de leurs libertés réelles au profit d’une liberté abstraite et d’une souveraineté en toc. Ils sont tous devenus ce que Gobineau appelle des « raisonneurs métis », des abstracteurs scolastiques de quinte essence — dont un Rabelais ne suffirait pas à montrer le ridicule — incertains de ce qu’ils sont mais qui, au paroxysme de leurs délires mondialistes, clament : « Nous sommes tous des queers genrés » (la déclinaison du slogan est hélas infinie dans tous les sabirs. Le drame, évidemment, commence avec l’universalisation impolitique des pathologies individuelles, parfaitement cohérente avec le virage individualiste de la modernité pour qui le peuple ni la communauté n’existent sauf, pour cette dernière, en tant que manifestation d’un individualisme collectif qui doit bénéficier de toutes les protections imaginables). Bref, ils se pensent eux-mêmes comme des abstractions dont ils ne voient pas, en tant que telles, qu’elles sont destinées à l’évanouissement, à l’effacement… au remplacement par des personnes très concrètes, elles, qui ne s’interrogent pas sur ce qu’elles sont tant elles le savent d’un sûr instinct. S’entretenir du sexe des anges pendant que les forces turques s’apprêtent à entrer dans Constantinople relève d’un suicide de décadent. Précisément, le byzantinisme juridique qui caractérise les démocraties libérales a fait de nous des anges : l’angélisme est la très pauvre métaphysique des purs esprits, de ceux qui ont oublié qu’ils étaient des êtres incarnés, donc qu’ils ont un sang, un corps, une chair. Ce n’est pas d’un supplément d’âme dont nous avons besoin (nous en avons tant qu’à force de la prostituer, nous l’avons dénaturée), mais d’un supplément de sang pour nous donner du coeur au ventre. Littéralement, nous avons besoin de coups de sang (ce qui est la moindre des choses si nous voulons ressusciter et tendre au corps glorieux plutôt que de nous contenter des limbes et des larves). C’est ainsi, pour plagier Pindare et Nietzsche, que nous redeviendrons ce que nous sommes.

Face aux abstractions, nous devons donc opérer ce que Gustave Thibon appelle un « retour au réel » et suivre la voie de Jean Wahl (qui fut le directeur de thèse de Pierre Boutang) « vers le concret ». Autrement dit, nous devons revenir à nos identités charnelles, concrètes, organiques et, pour ceux qui sont chrétiens, à l’incarnation, c’est-à-dire à la chair, à la lignée, à la race aux sens de Péguy et d’Evola (elles n’ont jamais été aussi manifestes voire hargneuses et arrogantes en face de nous que depuis que nous sommes sommés d’admettre leur inexistence, surtout de la nôtre, l’injonction étant de ne pas voir ce que nous voyons, ni d’entendre ce que nous entendons, ni de lire ce que nous lisons, etc.)

Pays, Nation, Europe

Les mots « Europe », « Nation » et même « Patrie » mentent tant ils sont piégés, au point d’être devenus de « faux amis ».

Dans la plupart des esprits, aujourd’hui, l’Europe se confond avec l’Union européenne, structure techno-administrative marchande au service de la « démonie de l’économie » dont parlait Evola, laquelle obère la civilisation, la culture et les peuples européens. L’assomption française de la nation à travers la Révolution de 1789, quant à elle, puis son effacement par la « République », entérinent le triomphe du contractualisme individualiste jacobin dont la philosophie est celle de l’universalisme abstrait, arme de destruction massive des peuples charnels dont l’aboutissement est le nihilisme contemporain. Le mot « patrie » est lui aussi sujet à caution. S’il renvoie à la terre des pères, donc, à la lignée de la race (« Tu honoreras ton père et ta mère »), il est pollué par l’usage idéologique qu’en firent les révolutionnaires puisqu’il s’agissait pour eux, essentiellement, de s’opposer à la souveraineté royale et à l’autorité spirituelle qui la fondait — la négation de toute transcendance, fût-elle immanente, ou sa tolérance dans la seule sphère privée caractérisent d’ailleurs le cycle entropique.

Le seul mot dont l’usage me semble possible est celui de « Pays », ne serait-ce que parce qu’il se décline en « paysages » et en « paysans », c’est-à-dire en beautés et en enracinement, conséquence et condition de la poésie dont Novalis et Shelley ont rappelé qu’elle est la seule législatrice légitime : le vers (versus) est le sillon et « la main à plume vaut la main à charrue » (Rimbaud).

Voies et moyens d’une réappropriation

Nous devons donc nous enraciner dans nos terroirs et dans nos langues, faire retour aux patries charnelles et organiques avec Péguy, Barrès ou Saint-Loup notamment, afin de retrouver le suc et la sève de notre être politique, ce qui passe avant tout par un combat métapolitique, la « politique » se réduisant de nos jours à de minces réajustements économiques et à de grosses compétitions spectaculaires. Nous retrouverons ainsi, d’un même mouvement, la… culture romaine, c’est-à-dire la métaphore cicéronienne des Tusculanes où la philosophie est définie comme « cultura animi » — « Il en est comme pour les champs… » — avec, en arrière-plan, la figure de Caton, le « bonus agricola ».

Le processus révolutionnaire de retour — au sens de la révolution astronomique — vers l’arché, ce commencement qui est un commandement, requiert un travail intellectuel individuel et collectif de dévoilement, de démystification et de réappropriation qui implique de se mettre à l’écoute de la parole et des mythes originels des poètes, des philosophes et des sages en œuvrant ainsi à la redécouverte de qui est devenu inaudible mais qui demeure sous les strates publicitaires, politiciennes ou idéologiques.

ll est également possible de s’efforcer de vivre d’ores et déjà comme nous l’entendons, fût-ce dans les marges de la dissidence et l’obscurité, dans une forme de sécession. Les tentatives de groupements communautaires, les réseaux (« Qui se ressemble s’assemble » — il faut toujours aimer les proverbes, on peut bâtir une société ou une contre-société à partir d’eux), les expériences menées autour du localisme peuvent être autant d’issues et d’asiles dès lors qu’ils nous permettent d’être fidèles à nos usages, nos coutumes, nos mœurs, nos traditions, nos langues, notre esprit, notre civilisation.

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Nous sommes des hommes au milieu des ruines (nous ne nous méprendrons pas, ainsi, au point de nous croire au paradis par erreur, ce qui est selon Simone Weil la définition même de l’enfer) qui doivent apprendre à chevaucher le tigre, faire en sorte que ce sur quoi nous ne pouvons rien ne puisse rien contre nous, leçon stoïcienne que Jean Mabire avait reprise à sa façon en jugeant que nous ne pouvons pas changer le monde mais que le monde ne nous changera pas. Nous pouvons, selon les idiosyncrasies, devenir des rebelles ou des anarques, nous pouvons devenir des hommes différenciés — des homme de qualité sous le règne de la quantité et des hommes sans qualités — qu’Evola définissait comme ceux « qui tout en étant engagés dans le monde actuel, même là où la vie moderne est au plus haut point problématique et paroxystique, n’appartiennent pas intérieurement à ce monde ». Nous pouvons être les hommes de l’apoliteia, ceux qui, toujours selon Evola, cultivent une « irrévocable distance intérieure à l’égard de la société moderne et de ses « valeurs » (…) (et) le refus de s’unir à celle-ci par le moindre lien spirituel ou moral. » Nous pouvons être inactuels au sens de Nietzsche et continuer de traquer, avec Gómez Davilá « les ombres sacrées sur les collines éternelles ».

En attendant que s’achève la dormition européenne dont parlait Dominique Venner — puisque tout ne dépend pas de nous — nous pouvons au moins nous efforcer d’être des éveillés ou des veilleurs dans la nuit, parmi les somnambules et les hallucinés. Ce ne sera déjà pas si mal que de ne pas dormir pendant ce temps-là.

Rémi Soulié

Crédit photo : © Institut ILIADE

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