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L’Homme, d’Arnold Gehlen

Prenant à rebours le mythe du bon sauvage de Rousseau, l’anthropologie d’Arnold Gehlen est un plaidoyer pour l’authentique prouesse des civilisations.

L’Homme, d’Arnold Gehlen

Le nom d’Arnold Gehlen (1904-1976) est aujourd’hui à peine connu en France. Rares ont été les traductions de ses textes et les chercheurs ayant fait écho à sa pensée. Pourtant, en Allemagne, il a été une figure essentielle de la philosophie de l’après-guerre, et ses dialogues, tantôt cordiaux, tantôt agités avec Theodor W. Adorno ou Jürgen Habermas ont marqué la vie intellectuelle des premières décennies de la République fédérale.

Grâce au travail approfondi de Christian Sommer, qui s’est confronté au style alerte et aux terminologies acérées de l’auteur, nous disposons enfin d’une traduction française de son maître ouvrage. Dans L’Homme, initialement paru en 1940, Gehlen conduit à son terme les réflexions qu’avaient développées Max Scheler (1874-1928) et Helmuth Plessner (1892-1985) pour l’établissement d’une anthropologie philosophique, censée donner une définition scientifiquement fondée de l’être humain et de sa place dans le monde.

Héritier de la pensée de Nietzsche et de Schopenhauer, fortement marqué dans son approche par Vilfredo Pareto, ainsi que par les théories du courant pragmatique américain, notamment de John Dewey et William James, l’auteur impressionne par l’étendue de ses connaissances scientifiques, qui vont de l’embryologie jusqu’à l’éthologie, en passant par la paléontologie. Si quatre-vingt ans après la première édition allemande, certaines d’entre elles appellent bien entendu une mise à jour, les thèses philosophiques qu’elles alimentent n’ont, quant à elles, rien perdu de leur force.

Tout comme Scheler et Plessner, Gehlen refuse un réductionnisme biologique qui se contenterait de placer l’homme au sommet de la pyramide du vivant. Dans sa nature même, l’être humain se distingue de l’animal. Mais contrairement à celle de ses prédécesseurs, sa démonstration de la spécificité humaine ne recourt pas non plus à des références métaphysiques telles que l’âme. Selon lui, l’homme est au contraire la créature qui n’est pas encore un animal, c’est celui dont les caractéristiques ne sont pas encore stabilisées – la créature non encore définie, pour parler avec Nietzsche. Face aux contraintes du monde extérieur, il est démuni – il n’a pas de fourrure pour le protéger du froid, pas d’ailes pour s’élever dans les airs, pas de griffes ou de crocs pour chasser ou pour se défendre, sa foulée et sa peau lisse ne le mettent pas à l’abri des prédateurs. Bien plus encore, c’est l’arsenal instinctif qui lui fait défaut. Aucun schéma préexistant ne règle son action, et sa réactivité face au monde extérieur se limite à de simples résidus impulsionnels. Il est une créature déficiente.

Du fait même de ses déficiences, l’Homme n’est inséré dans aucun milieu. Alors que chaque espèce animale est dotée de la spécialisation organique et de l’équipement sensitif ajustés pour un biotope particulier, les humains ne semblent être chez eux nulle part. Seul un paradis terrestre, dépourvu de prédateurs et riche en ressources, assurerait la survie d’une telle espèce. Ce qui permet à l’homme de se maintenir malgré tout dans le monde, c’est son hypersensibilité aux réalités extérieures. En tant qu’homo erectus, redressé, il peut prendre la pleine mesure de son environnement. N’étant pas absorbée par un déclencheur extérieur, la réduction de son système impulsionnel lui donne toute latitude pour se confronter aux choses. Il est ouvert sur le monde.

C’est à travers cette confrontation au monde que l’homme a formé sa véritable nature. Dès qu’il ouvre les yeux, le petit homme, prématuré de par son espèce, doit se réaliser au contact du monde. Il touche, se sent toucher, crie et s’entend crier. Il se heurte, et se heurte de nouveau, car sous le coup de la douleur, il sent qu’il existe. Les déficits de sa constitution l’obligent à se frayer dans l’existence un chemin à tâtons, mais dans son tâtonnement, il prend peu à peu conscience de lui-même. Le fait même d’être conscient, et c’est là un des traits les plus forts de l’analyse de Gehlen, impose à la nature humaine une impérieuse nécessité, consubstantielle à sa vulnérabilité existentielle : l’homme ne peut pas se contenter, à l’instar de l’animal, de vivre selon sa nature. Il doit diriger sa vie.

Contrairement à ce que voudrait une conception idéaliste de l’individu, telle que la définissait notamment l’anthropologie de Kant, Gehlen détache donc la réalité de l’homme du royaume des idées, conformément à son refus du dualisme qui sépare l’âme et le corps. Ce n’est pas par la pensée, par la réflexion et la contemplation de soi qu’il est véritablement homme, car cette pensée est encore action. C’est dans sa confrontation permanente aux nouveaux défis que le monde peut lui lancer, et d’abord par le défi que lui lance sa propre nature faillible. Son humanité authentique se situe donc dans l’accomplissement actif de son propre être-au-monde. L’homme n’est donc en conformité avec sa nature qu’à travers l’action. Il est la créature agissante.

Prenant à rebours le mythe du bon sauvage de Rousseau, l’anthropologie d’Arnold Gehlen est un plaidoyer pour l’authentique prouesse des civilisations. La mise en culture des champs, la domestication du cheval, la confection d’outils pour le travail, la guerre ou le jeu, tous ces artefacts culturels sont autant d’éléments constitutifs d’un milieu que l’homme construit de ses propres mains. Son milieu est donc essentiellement le produit culturel de son action. À travers ses réalisations techniques, il assure sur le long terme ses besoins existentiels et se forge un monde à son image. Pour l’homme, la culture est donc bel et bien une seconde nature.

Mais la pierre angulaire de ce milieu spécifiquement humain n’est pas un accomplissement matériel, ce sont bien davantage les organisations dont il se dote, dépourvu qu’il est de l’essentiel des instincts sociaux propres aux animaux. Seules les institutions, que ce soit sous la forme de la famille, du clan, des églises, de l’armée ou de l’État, fournissent à l’homme des appuis existentiels suffisants. C’est par l’idée directrice, incarnée par l’institution, qu’il parvient à se donner un cap, à se tenir en main, et c’est donc seulement à travers elle que l’homme trouve le véritable accès à ses semblables. Les normes et les valeurs qu’elle dispense forment le véritable milieu de l’homme, car ce sont ces dernières qui seules parviennent à compenser l’arsenal instinctif qui lui fait défaut ; elles règlent, ajustent et harmonisent son action envers l’autre et envers le monde. L’Homme, annonçant en cela la théorie des institutions développée dans Urmensch und Spätkultur (1956), accorde à celles-ci le plus fondamental des rôles dans la destinée risquée de l’être humain : si elles sont un facteur indispensable de stabilité, ce sont elles également qui suscitent chez l’homme le sacrifice pour les grandes causes, dans lequel l’auteur voit la plus haute forme de dignité.

Penseur conservateur, inquiet de la dissolution progressive du tissu social traditionnel et de la généralisation du modèle consumériste, Arnold Gehlen voit dans la nature même de l’homme ses chances de perdurer par l’action, se confrontant sans cesse à des défis nouveaux. Et en cela, il est peut-être plus que tout autre un penseur pour le XXIe siècle. L’historien Karlheinz Weißmann ne s’y est pas trompé, en le qualifiant de précurseur d’un nouveau réalisme. On ne peut désormais qu’espérer que cette traduction soit le signe annonciateur d’une véritable réception française de l’auteur. Et en attendant de pouvoir en mesurer les fruits, souhaitons à ce livre de trouver le lectorat qui lui revient.

Qu’on ne s’y trompe pas, la lecture de L’Homme ne relève pas du divertissement. De par sa densité, la profondeur ses démonstrations, et malgré la restitution exemplaire d’un style tendu comme un arc, c’est un ouvrage qui conduit sur des chemins risqués, qui ébranle les statues, qui peut donner le vertige. Il fait partie de ces rares livres dans lesquels on peut ancrer une vision du monde, et si sa lecture se mérite, elle n’en apporte que plus cette assurance qui vaut toutes les astreintes de l’esprit – la conviction profonde, en refermant les pages, d’avoir bâti pour l’éternité.

W. A. – Promotion Marc-Aurèle

Arnold Gehlen, L’Homme. Sa nature et sa position dans le monde, trad. Christian Sommer, Paris, Gallimard, 2021.