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La valse viennoise. Première partie

La valse viennoise, danse du patrimoine européen, est souvent représentée comme une danse aristocratique ou bourgeoise, un symbole de la haute société. Mais qu’en est-il vraiment ? Première partie.

La valse viennoise. Première partie

Les multiples origines proposées dans les écrits historiques amènent à penser que cette origine bourgeoise ou aristocratique de la valse n’est qu’une conséquence, un effet de l’enthousiasme suscité par les danses enracinées et paysannes des peuples européens. Une telle méconnaissance des origines a justifié l’intérêt d’une recherche historique de la valse. Celle-ci tentera de répondre à plusieurs questions : quelles sont les origines de la valse viennoise ? Comment s’est-elle propagée en Europe ? Dans quels contextes ? Enfin, question centrale de cet article, est-elle un produit de la civilisation européenne ?

Qu’est-ce que la valse ? C’est une danse en couple fermé, en position rapprochée, fondée sur l’harmonie du couple. Les pas sont rapides, bien qu’il y ait peu de figures. La valse est tournoyante, souvent représentée comme une danse vertigineuse par sa fameuse figure tournante.

Les origines de la valse

La question de l’origine de la valse a alimenté durant un siècle les débats des historiens de la danse. Dans ces ouvrages du XIXe et de la première partie du XXe siècle, on retrouve très souvent une tonalité « nationaliste », qui, sans doute, nuit à l’objectivité des travaux de ces historiens. Les querelles sont fréquentes, proportionnelles au nombre d’origines revendiquées. Tantôt allemande, tantôt française, ici italienne, bien sûr autrichienne, voire même polonaise !

Au-delà de ces querelles d’appropriation, observons les danses qui, par leurs caractéristiques communes, peuvent en être la source.

Au XIVe siècle ou à la Renaissance, la danse de couple fermée est déjà présente. Elle est bien implantée dans la partie centrale de l’Europe : l’Italie du Nord, l’Allemagne, l’est et le sud-est de la France, la Pologne, l’Autriche, les pays nordiques, dont l’Angleterre (en revanche, on ne danse pas en couple fermé en Espagne, dans le Pays basque, ou en Bretagne). Et si, par la suite, la danse de couple à trois temps existe ailleurs que dans cette partie de l’Europe, elle est alors un produit d’importation.

Les deux sources les plus vraisemblables, car faisant majoritairement consensus entre les historiens, sont :

  • Le Ländler, du sud de l’Allemagne, et à travers lui, des danses populaires allemandes et autrichiennes. Il s’agit de rondes, le plus souvent à trois temps, et elles se dansent en couple enlacé. Certaines de ces danses allemandes ont leurs origines dans les régions alpines de l’Allemagne et de l’Autriche (les hauts plateaux bavarois, le Tyrol, la Styrie, le Carinthie et la Haute-Autriche) et étaient le plus souvent des danses paysannes, caractérisées par de grands sauts : on frappait du pied et on lançait la cavalière le plus haut possible. Ces danses allemandes seraient, en particulier d’après Rémi Hess, l’origine la plus probable de la valse.
  • La volte, ou volta, est une danse à trois temps, de couple, précédant l’existence de la valse. Son origine est contestée, italienne ou provençale, la thèse provençale semblant aujourd’hui s’imposer. Une expression italienne tend à confirmer cette dernière : « dansar a la provenzalesçale » disaient les Italiens en parlant de la volte.

De ces deux sources les plus probables, à la constellation de danses européennes ayant des caractéristiques communes, on peut noter deux choses : ces danses partagent toutes une origine paysanne et régionale, et la valse apparaît profondément enracinée dans le patrimoine européen.

Le premier moment littéraire

D’un point de vue littéraire, la valse fait son apparition dans le romantisme allemand, au sein du mouvement culturel nommé Sturm und Drang (qu’on pourrait traduire par « tempête et passion »). Ce mouvement s’appuie sur la culture populaire, il exprime une exaltation de la nature, des sentiments et aussi une volonté de renouer avec les valeurs culturelles populaires et allemandes, s’opposant ainsi à l’aristocratie versaillaise qui dicte les valeurs formelles des aristocraties européennes. Pour ce qui concerne la valse, ce mouvement veut rompre avec la culture du corps, individualiste, de l’aristocratie versaillaise.

L’un des plus illustres représentants de ce courant est Johann Wolfgang von Goethe. Cette inspiration lui vient de sa rencontre avec Herder, auteur des Fragments sur la littérature allemande moderne (1767), essai qui constitue le manifeste du Sturm und Drang. Goethe éprouve ce que Herder a théorisé : le ressenti du fossé entre les valeurs des classes dominantes françaises et ce qu’il perçoit. De là, Goethe et une génération de poètes et intellectuels traversés par le même sentiment que lui, expriment leur refus de toute suprématie culturelle française en renonçant à tout ce qu’il y a de français en eux : l’usage du français, la référence aux valeurs françaises ainsi que le fait même d’être Français ! Ils décident de retourner en Allemagne, de réinvestir la langue allemande, la politique allemande et la « danse allemande ». La danse devient alors un élément du combat culturel.

Parmi ces danses allemandes, une nouveauté va apparaître : la valse. Goethe dans Les souffrances du jeune Werther définit pour la première fois dans la littérature le lien entre le terme « valse » et la pratique des danses de couple. Ce livre raconte la rencontre d’un jeune homme, Werther, et d’une jeune fille, Lotte, à l’occasion d’un bal, et les souffrances de l’amour qu’il ressent pour elle. Ce livre remporte un immense succès littéraire, et il diffusera, en quelques années, le concept de valse dans le monde entier.

L’affrontement social et culturel des valeurs versaillaises contre les valeurs allemandes

Dans le combat culturel qui s’engage, les danses allemandes ainsi que la valse viennent prendre place face au menuet, la danse aristocratique de l’époque. Bien que cette dernière soit une danse de couple et à trois temps, les contacts y sont rares et surtout, ils seraient très mal vus. C’est une critique vive adressée à la valse, danse de couple fermée, par les nobles pratiquant le menuet. On peut en voir un témoignage dans L’Histoire de Mademoiselle de Sternheim de Sophie La Roche, à travers le noble Lord Seymour :

« Mais lorsqu’il s’empara de son corps, la pressa contre sa poitrine et entama la danse insolente, débridée, tourbillonnante et dévoyée des Allemands, que je le vis sautiller à ses côtés en une intimité qui violait tous les principes du bon goût, alors, mon calme désarroi se transforma en une ardente colère. »

Tandis que les pratiquants du menuet critiquent l’insolence, la sensualité de cette danse allemande ou valse, les pratiquants de la valse se moquent de la pudibonderie et de la politesse artificielle que représente le menuet. À travers ce conflit, il en surgit un plus profond, qui est la confrontation des valeurs de l’aristocratie de l’Ancien Régime face aux valeurs culturelles nationales allemandes, et aux pratiques paysannes qu’elles font vivre. La danse est alors une des multiples facettes d’un affrontement culturel et social.

Affrontement qui se retrouve aussi au niveau du style musical : le menuet donne l’occasion de compositions classiques, tandis que les premières valses sont des musiques simples, populaires, qui n’ont rien de commun avec la musique considérée comme distinguée. Mozart illustre bien le contraste entre les deux styles musicaux dans la scène de bal de son Don Giovanni. Les aristocrates dansent un menuet ; Don Giovanni et Zerlina dansent une contredanse, sorte de médiation entre la distinction et le vulgaire, qui figure exactement le mélange de classe entre Don Giovanni et Zerlina ; quant à Leporello et Masetto, représentant la classe la plus humble, ils s’amusent à danser une valse.

Malgré le rejet de Versailles, et la prééminence de la pratique de la valse dans les réjouissances populaires, cette pratique gagne de l’ampleur dans les populations bourgeoises des villes. Cette forme de danse, connue et dévalorisée autrefois, conquiert les bals et autres festivités de faubourgs. Cette propagation est aidée par le carnaval, qui était l’occasion de représenter des scènes rurales où le quotidien paysan était partagé par les princes. Aussi par le besoin de se libérer du carcan de la culture de cour, mais principalement, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, par l’indépendance progressive de la bourgeoisie par rapport à l’aristocratie, ainsi que la quête, par la bourgeoisie, d’une identité se démarquant des valeurs aristocratiques. Ce besoin se révèlera donc, entre autres, par l’assimilation de la tradition de danses populaires allemandes, dont la valse. On peut voir là l’origine de la propagation de la valse dans la bourgeoisie.

La question qui se pose alors est : qu’est-ce qui est viennois dans cette danse qui, jusqu’alors, apparaît plutôt allemande ?

Certes, cette valse n’a pas été inventée à Vienne, mais le rôle de cette ville dans l’histoire de la valse est considérable. L’institutionnalisation de Vienne comme « capitale européenne de la valse » repose sur la conjonction de plusieurs facteurs : un climat politique et religieux favorable, un développement de salles de danse à échelle entrepreneuriale et enfin un contexte musical qui permet l’émergence de la dynastie Strauss.

En effet, lorsque la valse gagne Vienne, cette petite ville du centre de l’Europe vit depuis longtemps déjà dans un rapport étroit avec la musique et la danse. Durant des siècles, les souverains Habsbourg font figure de protecteurs traditionnels des arts, en particulier de la musique. La politique intérieure des Habsbourg se concentre en un principe : la beauté engendre le plaisir, qui engendre la quiétude, c’est-à-dire, la beauté engendre la tranquillité de la cité. La valse, source de beauté, y est bien accueillie.

Dans les autres pays d’Europe, la valse est considérée par les autorités ecclésiastiques comme une danse satanique qui pervertit les mœurs ; de ce fait, elle est ardemment combattue par les Églises catholique et protestante. À Vienne, en revanche, l’intégration de la danse de couple se fait avec la complicité de l’Église catholique. La principale raison de cette complicité serait économique, car les monastères sont propriétaires des vignobles les plus estimés et abritent des tavernes pour vendre leurs productions. Cela expliquerait que le catholicisme autrichien soit relativement épargné par la notion puritaine de péché.

C’est ainsi que, tout naturellement, la valse conquiert Vienne et les Viennois, enchantés de cette danse tourbillonnante, aux rythmes rapides créant l’élan enivrant. Son implantation se fait sans remettre en cause son héritage culturel, notamment la pratique du Ländler.

Une danse enracinée, européenne : des origines à sa diffusion à Vienne

Ainsi cette recherche des origines de la valse montre qu’elle est clairement issue de la civilisation européenne, émanant principalement de l’Allemagne et ses pays limitrophes, en premier lieu la France.

La littérature en permit une large diffusion tout en en véhiculant une identité particulièrement « européenne », dans le sens où elle devint tout à la fois le symbole d’un art de vivre, d’une culture millénaire européenne : les salons de Paris ou de Londres s’approprient tout autant la valse que ceux de Vienne et la « renommée » des cours royales et impériales de l’époque les rend célèbres dans le monde entier. Lors de sa propagation, Vienne étant le terreau fertile sur lequel la valse à proprement parler put prendre racine, elle prit progressivement le nom de valse viennoise.

De ses multiples origines européennes, particulièrement la volta et le Ländler, sa diffusion rapide dans toutes les couches de la société, jusqu’à son institutionnalisation à Vienne, marquent l’attachement profond de la civilisation européenne pour cette danse. La valse viennoise constitue intrinsèquement une danse continentale et enracinée de peuples européens.

Hugo A. — Promotion Léonidas