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L’héritage de la chrétienté médiévale

Seconde allocution de Philippe Conrad, historien, président de l’Institut ILIADE, lors du colloque « Fiers d’être Européens » le 7 avril 2018.

#ColloqueILIADE 2018 : L’héritage de la chrétienté médiévale
Cette intervention est disponible au format audio.

On sait à quel point le millénaire qui s’étend du Vème au XVème siècle de notre ère a été longtemps dévalorisé et le simple terme de Moyen Age retenu pour l’identifier résumait une période perçue comme intermédiaire entre une Antiquité parée de tous les attraits et une une « Renaissance » censée ouvrir une ère nouvelle au sortir des sombres siècles « gothiques » considérés comme des temps « barbares ».

Gustave Cohen en son temps et, plus près de nous, Régine Pernoud, Jacques Le Goff ou Jacques Heers ont rendu justice aux siècles prétendument obscurs au cours desquels s’est opérée la genèse de notre civilisation occidentale. Longtemps victime d’une idéologie progressiste dont les tenants voyaient en lui un passé chargé d’ignorance et de superstition, le Moyen Age a été initialement « réhabilité » par la génération romantique et nul ne conteste plus aujourd’hui l’éclat d’une époque qui vit la construction des cathédrales, le décollage économique des lendemains de l’an mil et la brillante synthèse réalisée dans les universités du XIIIème siècle entre le message chrétien et la philosophie antique. Le débat s’est déplacé au cours des dernières années quand furent contestées, lors de la préparation de la constitution rejetée en 2005, les « racines chrétiennes » de l’Europe, mises en cause à l’initiative de tous ceux qui souhaitaient naguère l’intégration à l’Union de la Turquie musulmane, voire, au delà, la constitution d’un vaste ensemble euro-méditerranéen incluant le Maghreb et le Proche- Orient…

Toute réflexion portant sur l’identité européenne conduit donc à s’interroger quant à la part chrétienne de celle-ci. Les hommes des Lumières et le scientisme du XIXème siècle ont voulu, au nom de la Raison et du Progrès, en finir avec le « fanatisme » et la « superstition » avant que les tenants du vitalisme nietzschéen ne voient dans le monothéisme une « religion du désert » opposée à l’antique spiritualité européenne. A la suite d’Edward Gibbon, certains ont dénoncé dans le christianisme antique la force subversive soupçonnée d’avoir entraîné la chute de l’Empire romain. Des critiques radicales mais réductrices qui, appuyées sur des lectures idéologiques et exclusives, ignorent le plus souvent l’Histoire alors qu’il convient de s’appuyer sur elle pour établir objectivement la part des différents héritages qui ont contribué à la genèse de notre civilisation européenne.

Pendant près de quinze siècles, le christianisme a commandé l’imaginaire et les représentations des Européens. Il leur a fourni une morale, une vision de la mort et de l’au delà en même temps que les cadres temporels de leur existence. C’est dans le récit biblique autant que dans la tradition troyenne que s’est inscrite l’image des rois de France. C’est à l’inverse avec le passé romain que renoue l’Empire chrétien carolingien, continué au siècle suivant par le Saint Empire romain germanique. C’est d’autre part contre l’ennemi musulman que se forge au nom du Christ, sur les fronts ibérique, méditerranéen et oriental l’identité européenne qui va s’affirmer à partir de l’an mil.

Comme nous l’ont montré Alphonse Dupront, Philippe Ariès, Pierre Chaunu ou Jean Delumeau c’est au travers des croyances, des mythes et des représentations issus du christianisme que les Européens ont défini leur rapport à la Mort, au Bien et au Mal, à l’espérance du Paradis ou à la crainte de l’Enfer mais il faut garder à esprit que l’histoire de la religion chrétienne, notamment dans la forme qui fut celle du catholicisme romain, ne constitue pas un tout homogène et qu’il convient de distinguer divers moments, dans une évolution qui fut longue et complexe. Le christianisme européen du Haut Moyen Age, reflet d’une société retournée à la terre et orpheline de la paix romaine est celui de l’essor du monachisme et de l’attente d’une fin des temps imminente. Celui du XIIIème siècle s’inscrit dans le réveil spectaculaire de l’Occident, marqué par la vitalité démographique retrouvée, le renouveau urbain, l’essor culturel et l’expansion outre-mer. Après l’élan mystique né de la crise des XIVème-XVème siècles, et suivi du défi lancé par Luther à l’autorité romaine et par la division de l’Europe chrétienne qu’il engendre, le catholicisme régénéré de la Contre-Réforme ouvre une ère nouvelle, celle, au XVIIème, du « Grand Siècle des âmes ». Jusqu’à ce que la « crise d de la conscience européenne » vienne remettre en cause tout l’édifice intellectuel et spirituel autour duquel s’était construite l’Europe chrétienne. L’ouverture du cycle des Lumières engendre ensuite une modernité qui conduit les Eglises, à la faveur des « réveils » qu’elles connaissent au XIXème siècle, à se replier sur une posture traditionaliste hostile au nouveau monde des sociétés bourgeoises, avant de sombrer, à la faveur du concile Vatican II, dans les illusions modernistes et progressistes, dans une fuite en avant qui voit, selon la formule fameuse de Chesterton, « les valeurs chrétiennes devenir folles ».

Justement dénoncé dans un ouvrage récent par Laurent Dandrieu, les récents errements du pape François à propos des migrants ne doivent pas pour autant conduire à au rejet global d’un héritage qui demeure un élément constitutif de notre civilisation européenne que seule une approche rigoureuse permet d’évaluer.

La première communauté chrétienne est une secte juive dont les fidèles voient en Jésus, mort sur la Croix, le fils de Dieu, confondu avec le Messie annoncé par les Ecritures et c’est dans les diasporas juives bien vivantes au sein de l’Orient intégré à l’espace hellénistique devenu romain qu’elle recrute ses premiers adeptes. C’est l’action décisive de Paul qui affranchit le tout jeune christianisme de la prison d’une religion nationale et du fardeau de la Loi rituelle. Il recrute chez les Gentils et donne à la nouvelle religion sa vocation à l’universalité.

Héritier de la tradition biblique, le christianisme naissant va également intégrer l’apport de la philosophie grecque. Au fil du temps la foi nouvelle va s’imposer face aux religions qui se disputent à l’époque l’Orient gréco-romain. La tradition apostolique, le cadre épiscopal qui ‘installe et la simplicité du message évangélique contribuent à son succès. Elle bénéficie également de l’accueil dont bénéficient alors à Rome les religions orientales – notamment celle de Mithra, un dieu qui meurt et ressuscite – et de l’intérêt rencontré par les mystères qui, tels ceux d’Eleusis, permettaient d’espérer l’accès à l’immortalité. La synthèse opérée entre la nouvelle foi et la culture classique s’approfondit au cours des siècles suivants avec Clément d’Alexandrie ou Origène puis avec Saint Augustin en Occident, Saint Grégoire de Nysse et Saint Grégoire de Nazianze en Orient

Les vagues de persécutions qui sont intervenues dans l’Empire ont favorisé, par l’exaltation du martyre qu’elles ont engendrée, les progrès de la foi nouvelle et sa victoire finale. L’orientalisation de l’espace romain et la disparition, dans les élites urbaines, des croyances anciennes contribuent aussi alors à une révolution culturelle dans laquelle l’essor du stoïcisme a également pris sa part. L’édit de Milan puis la conversion de Constantin préparent l’instauration sous Théodose, à la fin du IVème siècle, du christianisme comme religion d’Etat. Dans l’Empire bientôt balayé par les « invasions barbares », le cadre ecclésiastique apparaît indispensable aux nouveaux royaumes dont les souverains, à l’image de Clovis, se rallient bientôt à la foi nouvelle. L’évangélisation des périphéries demeurées barbares de l’Europe s’effectue ensuite, durant les siècles obscurs du Haut Moyen Age, par la conversion des souverains, l’action des missionnaires en Angleterre et en Germanie ou par le recours à la force quand Charlemagne décide de massacrer à Verden les Saxons refusant le baptême. C’est à la fin du Xème siècle que la conversion des Russes par les missionnaires byzantins et celle des Scandinaves concluent la création de l’Europe chrétienne, deux siècles après que les cavaliers du Prophète, sortis d’Arabie, se sont emparés de l’Orient et ont poussé, à la force de l’épée, leurs conquêtes jusqu’au sud de l’Espagne.

Le nouvel espace civilisationnel qui s’est alors constitué en Europe est loin d’avoir rompu avec le passé. La tradition impériale romaine survit avec la construction carolingienne et ottonienne, voire avec la papauté romaine. En définissant l’organisation trifonctionnelle de la société entre oratores, bellatores et laboratores, Adalbéron de Laon fait perdurer au XIème siècle , comme l’a montré Georges Duby dans Les trois ordres et l’imaginaire du féodalisme , la division tripartite des anciennes sociétés indo-européennes. Les fraternités guerrières de la tradition germanique se perpétuent dans l’institution chevaleresque que l’Eglise prend bien soin de christianiser. Les philosophes du XIIIème siècle redécouvrent ensuite Aristote et s’efforcent avec Thomas d’Aquin d concilier la raison et la foi. On sait aujourd’hui comment une large partie de l’héritage antique a été transmis – par l’intermédiaire de Byzance, davantage que par celui des traductions arabes, comme l’a clairement démontré Sylvain Gouguenheim – aux penseurs médiévaux familiers de Platon et d’Aristote.

Au delà de la culture savante des monastères et des universités, c’est aussi tout le fonds de croyances et de représentations qui s’est maintenu dans le monde rural qu’il faut évaluer pour cerner les continuités qui ont permis l’apparition d’un nouveau rapport européen au monde. On a parlé à ce propos de survivances « païennes », même si le terme utilisé n’est pas pleinement satisfaisant. Elles s’expriment dans l’importance que revêt le culte des saints hérité du polythéisme antique et que rejettera au XVIème siècle le protestantisme. Héritiers des saints sauroctones, tels que Saint Michel ou Saint Georges, saints guerriers tels que le Santiago Matamoros de la Reconquête espagnole. Le passé affleure tout autant dans le calendrier des fêtes, celles de Noël et de la Saint jean se confondant avec les traditionnelles célébrations des solstices, celle de la Toussaint correspondant début novembre à Samuhain, l’ancienne fête celtique des morts. L’essor spectaculaire du culte marial aux lendemains de l’an mil, notamment celui des vierges noires s’inscrit également dans un retour du sacré traditionnel. Des lieux exceptionnels – grottes, hauteurs, arbres ou sources -renvoient également à d’anciennes croyances et il en va de même du culte des saints guérisseurs ou des pèlerinages, qui suscitent d’ailleurs la méfiance des autorités ecclésiastiques.

Il est inutile d’insister sur l’héritage artistique lié à la composante chrétienne de la civilisation européenne, de l’Ange de Reims au Beau Dieu d’Amiens, des sources d’inspiration de la musique à l’œuvre d’un Bach, sans oublier l’immense répertoire iconographique qui a inspiré des siècles durant peintres et sculpteurs.

C’est aussi tout un système de valeurs issues du message évangélique venu se greffer sur la bienveillance stoïcienne antérieure qui s’est imposé au fil des siècles pour aboutir à la maîtrise de la violence, à la protection du plus faible, à la distinction des pouvoirs spirituel et temporel, à l’établissement des repères religieux et moraux qui sont constitutifs d’une société. On peut ainsi considérer que, à partir du Moyen Age, le christianisme a fourni à l’Europe ce que, dans sa longue histoire, le confucianisme a apporté à la Chine. Une continuité culturelle et morale qui a perduré bien au delà des grandes ruptures nées de la modernité.

Au moment où s’achève le cycle individualiste, hédoniste et libéral issu des Lumières, il est devenu indispensable d’analyser et d’évaluer exactement cet héritage trop longtemps occulté pour définir notre identité en crise et être en mesure d’affronter les défis auxquels se trouve confrontée notre Europe en ce début chaotique du XXIème siècle.

Philippe Conrad

Crédit photo : © Institut ILIADE

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