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Magie des chasses d’Europe : éleveur germain, cueilleur latin

« Par la chasse, je fais retour à mes sources nécessaires : la forêt enchantée, le silence, les mystères du sang sauvage, l'ancien compagnonnage clanique. Avec l'enfantement, la mort et les semailles, la chasse est peut-être le dernier rite primordial à échapper partiellement aux défigurations et manipulations d'une mortelle démesure. » Dominique Venner, Dictionnaire amoureux de la Chasse, Plon, 2000

Magie des chasses d'Europe : éleveur germain, cueilleur latin

Un chasseur de la « France de l’intérieur », lorsqu’il lui est donné de s’aventurer pour la première fois dans les chasses germaniques le livre à la main ou l’arme au poing, pénètre dans un univers étrange, où vacillent ses certitudes tandis qu’il subit l’enchantement de sa liturgie.

Chasse aristocratique contre chasse populaire

Habitué à la communauté des chasseurs de son village, très égalitaire, où l’aristocrate peut bien côtoyer le simple paysan ou l’ouvrier, il s’attend à retrouver les relations qui y prévalent, et qui sont généralement empreintes de simplicité et de rusticité – ce qui n’exclut ni le respect ni la familiarité. Il assiste avec surprise à un ballet social bien huilé, où chacun s’adresse à son interlocuteur selon son rang, non sans déférence mais sans affectation.

S’il peut identifier assez aisément à leur tenue les conducteurs de chien et les rabatteurs, il s’étonnera du nombre de Loden et de Janker, de knickers et de chapeaux, ces derniers ornés de médailles et de trophées. Indiscutablement, pour ce qui est de la tenue, le ton est donné par le haut.

S’il a pris le soin de s’interroger sur la validité de son permis de chasse français en terres allemandes, il a découvert que celui-ci ne jouit ici que d’une reconnaissance de second rang : il peut tout juste obtenir un « Ausländertagesjagdschein » à la validité temporaire, tandis que le Belge, le Suisse alémanique, voire l’Italien du Tyrol du Sud ou du Haut-Adige peuvent prétendre au précieux sésame pour une à trois années. Lorsqu’il saura ce qu’il en a coûté, dans tous les sens du terme, au chasseur germanique, pour obtenir le « baccalauréat vert », il admettra ce traitement discriminatoire, mais comprendra aussi pourquoi les chasseurs sont proportionnellement bien plus nombreux en France (il y a en France quatre fois plus de chasseurs pratiquants qu’en Allemagne).

Ainsi, sa première impression sera celle d’une chasse profondément élitiste, où le « la » reste donné par l’aristocratie. Peu ou pas de réticence de la part des chasseurs d’extraction plus modeste : ils sont fiers d’être admis dans cet univers. Pour rien au monde ils n’accepteraient de voir abaisser le niveau de l’examen.

Chasse solitaire contre chasse communautaire

Avant de se mettre en route, le chasseur français en terre allemande aura dû sortir son unique carabine de grande chasse de l’armoire à fusils et procéder, selon les recommandations de son hôte, au réglage de la lunette. S’il est invité à une « Ansitzdrückjagd », il pourra être surpris par le nombre de chasseurs – pas nécessairement – mais sera à coup sûr étonné de n’apercevoir aucun fusil – malgré la consigne qu’il aura lui-même reçue d’être équipé d’une arme à canon rayée.

Le rendez-vous de chasse lui sera familier, mais certaines consignes pourront lui paraître étranges, voire inquiétantes : Pourquoi cette incitation à contribuer généreusement au tableau – essentiellement jeunes et femelles, tout en respectant strictement l’obligation d’identifier formellement l’animal avant de tirer ? Quelle menace pèse réellement sur le chasseur négligeant qui abattra par erreur une laie menante ? Et quelle curieuse idée de restreindre à ce point le tir des animaux arborant les plus beaux trophées… Il lui faudra trouver les moyens mnémotechniques pour s’y retrouver entre les classes de trophées, afin d’éviter une bavure.

Une fois à poste, en se remémorant les consignes, il se félicitera d’avoir pensé à prendre ses jumelles, dont la nécessité, vue de France, ne lui sautait pas aux yeux.

Le soir venu, lorsque le tableau sera exposé à la lueur des torches, et que les honneurs seront rendus, il recevra la brisée accordée au chasseur fortuné, accompagné du traditionnel « Waidmannsheil ! » Il communiera avec ferveur à ce rituel peut-être un peu plus solennel et plus grave que celui auquel il est habitué. Il verra peut-être un maladroit ou un impatient se faire vertement sermonner sur le front des chasseurs par le maître de chasse, avant d’être mis à l’amende, exclu de la chasse, voire mis à l’index pour la vie éternelle.

Il comprendra surtout qu’il vient de participer à une œuvre utile, mais somme toute secondaire – ce que le déjeuner, en substance « l’Eintopf » réglementaire avalé en moins de trente minutes lui aura laissé pressentir – en contribuant à la réalisation du plan de chasse.

Car la grande affaire du chasseur germanique, c’est la Pirsch, c’est-à-dire la chasse à l’approche, et l’Ansitz, chasse postée au mirador ou à la chaise d’affût. Ce sont des chasses solitaires, qui imposent l’une et l’autre une connaissance intime du territoire et de ses hôtes, des coulées et des remises. L’idéal du pirscheur, c’est de tirer au moment et à l’endroit qu’il a prévus, l’animal dont il observe le comportement et les habitudes depuis plusieurs jours, et qu’il a formellement identifié : c’est forcément un mâle, un porteur de trophée.

Chasse-récolte contre chasse-cueillette

On lui fera peut-être l’honneur d’une invitation à pratiquer cette chasse. Il découvrira alors le soin particulier, la véritable passion que met le chasseur germanique à sélectionner, à éliminer les animaux chétifs, les brocards ou les cerfs sans avenir. Il apprendra à distinguer entre le pivot blessé et le refait abîmé. S’il chasse en mai, il pourra même s’user les yeux à identifier le « Schmalreh », c’est-à-dire la chèvre d’un an, qui n’a pas encore porté. Et seul, devant l’animal étendu – dans le bon sens, selon les règles de l’héraldique, c’est-à-dire le flanc droit au sol – il lui rendra les honneurs avec le « letzter Bissen », un rameau placé dans la gueule de l’animal, en signe de respect pour son gibier, de reconnaissance pour le Don de cette journée, et d’humilité devant la Nature.

Il partagera, évidemment, la passion du trophée qu’il observera chez son hôte, et s’extasiera de bonne foi lorsque celui-ci lui fera l’amitié et l’honneur de l’inviter à contempler les siens. Mais il découvrira, avec étonnement, la conviction solidement ancrée dans l’esprit du Jäger que le tir sélectif lui permettra d’obtenir un jour le trophée parfait, celui que tous, du simple forestier au grand propriétaire foncier, souhaitent accrocher un jour au mur de la maison, qu’elle soit humble chaumière ou château princier.

Il entendra ce mot curieux, qu’aucun terme français ne peut rendre, et qui est, pour le chasseur allemand, le devoir le plus intimement lié à l’exercice du droit de chasse : la Hege. Pratique établie et attestée depuis le XVe siècle, « elle a pour objectif la conservation d’une population de gibier riche en espèces et en bonne santé, dans des proportions adaptées aux paysages et aux traditions locales, ainsi que l’entretien et la sauvegarde de ses moyens de subsistance » (Bundesjagdgesetz). Si notre chasseur a la bonne fortune de tirer un « coiffé », il aura peut-être à faire preuve de patience avant de pouvoir le placer parmi les siens, en France : pour s’assurer que la Hege est bien conduite sur un territoire de chasse, on convoque en effet à la fin de la saison « l’Hegeschau », c’est-à-dire la présentation des trophées, qui permet à tous les chasseurs du territoire d’en constater les bénéfices.

S’il est féru d’histoire, il retrouvera ici trace de la distinction, apparue dès le haut Moyen Age et les premiers Carolingiens, entre la « silva », la forêt commune et accessible à tous, et la « foresta », où le prince s’instaurait protecteur de la nature et se réservait l’exclusivité de la chasse. Il comprendra ce que le chroniqueur signifiait en disant de Guillaume le Conquérant : « Il aimait les cerfs comme s’il était leur père » (The Rhyme of King William, XIe siècle).

Et il finira par mettre à jour le ressort profond de ce mode de chasse, comme l’a fait l’ethnologue Bertrand Hell dans un ouvrage incontournable :

Vénération des bois et chasse à la pirsch sont indissolublement liées. Le culte du trophée ne livre pas seulement la clé du dispositif pratique (tir sélectif, recherche des animaux les plus âgés, désintérêt pour les femelles, etc.), mais il laisse aussi percer la profonde ambivalence de la relation qui unit le chasseur au cerf. Les ethnologues ont insisté sur la distinction à établir entre chasses passives et chasses actives. Dans le premier cas, l’utilisation d’un objet technique (le piège) introduit une distance par rapport au gibier, éloignement qui se traduit par une dilution de la responsabilité du meurtre. Rien de tel pour la pirsch ! De toutes les chasses dites actives, elle est celle qui voit l’homme endosser le plus directement, sans ambages possibles, la mise à mort du vis-à-vis » (Sang noir – Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, Editions L’œil d’Or 2012).

L’influence des Révolutions

S’il veut comprendre comment de telles différences dans les pratiques cynégétiques ont pu survenir au sein de la vieille Europe carolingienne, une analyse un peu sommaire pourra suffire à le convaincre que la Révolution française, ici, a fait son œuvre, brisant un privilège seigneurial et concédant à tous les propriétaires fonciers sans distinction le droit de chasser, tandis que là-bas, outre-Rhin, la grande aristocratie foncière a pu habilement préserver ce qui pouvait l’être. Il tiendra pour preuve de cette influence la distinction, aujourd’hui purement de vocabulaire mais toujours actuelle entre « Hochwild », gibier réservé à la haute noblesse et au souverain (tous les ongulés à l’exception notable du chevreuil, grand tétras, aigle royal et grand aigle de mer) et « Niederwild », qui revenait en général à la petite noblesse et aux gens d’église.

Pourtant, s’il est vrai que le droit de la chasse en Allemagne impose une surface minimale de 75 hectares aux territoires de chasse individuels (150 hectares pour les chasses collectives), il interdit également qu’un détenteur de droit de chasse exerce ce droit sur une surface totale supérieure à 1000 hectares, afin de permettre au maximum de chasseurs d’accéder à cette possibilité.

Par ailleurs, la forêt allemande, qu’elle soit publique ou privée, est le lieu de détente par excellence. La loi autorise toute personne à y entrer, pourvu qu’elle se maintienne sur les chemins, et s’abstienne de pénétrer en sous-bois. A charge, pour le propriétaire forestier, d’aménager les chemins, les pistes cyclables et cavalières, de baliser et de signaler, afin d’encadrer le séjour en forêt de ses hôtes imposés mais le plus souvent respectueux.

Enfin, les révolutions de 1848 ont produit leur effet sur le droit de la chasse en pays germaniques : elles ont, comme en France, contribuer à établir un lien indissociable entre droit de chasse et propriété foncière. Comme en France également, ce lien a entraîné des excès dans les prélèvements, au point de rendre inéluctable une nouvelle évolution vers la distinction entre droit de chasse (droit du propriétaire foncier, Jagdrecht) et droit de pratiquer la chasse (Recht zur Jagdausübung).

Ainsi, ni l’Allemagne ni les autres terres germaniques ne sont restées à l’écart des révolutions européennes. Là aussi, le droit de la chasse a dû évoluer pour satisfaire de nouvelles aspirations, et rendre ce privilège accessible au plus grand nombre.

Une séparation bien plus ancienne

C’est encore Bertrand Hell qui nous livre la clef de cette énigme :

« La coexistence en Europe occidentale de deux conceptions cynégétiques sensiblement divergentes n’est pas chose récente. Les bases des codifications modernes sont posées dès le haut Moyen-Âge, ainsi que nous le prouve la comparaison de la place respective dévolue à la chasse dans les législations statutaires médiévales de l’Italie centrale et de la Rhénanie. Dans le contexte communal italien, la chasse est entièrement subordonnée aux exigences d’une économie agricole et pastorale. Les sociétés villageoises cherchent à préserver l’intégrité de leurs biens agricoles et de leurs troupeaux contre les incursions prédatrices d’animaux considérés comme nuisibles. Aucune préoccupation relative à la préservation de la faune sauvage, fût-elle consommable, ne transparaît. A l’évidence, la législation est modelée par cette tradition romaine dont maints auteurs classiques se firent l’écho : Columelle, pour qui le gibier est l’ennemi des cultures et la chasse une perte de temps (De res rustica), ou encore Varron, qui ne voit dans la traque que course inutile et fatigue stérile. […] Dans un tel contexte, la chasse n’est qu’une technique d’ordre purement utilitaire, incompatible avec un certain rang social, et qui incombe aux esclaves et aux affranchis. […] Tout autre s’avère le cadre cynégétique en régions rhénanes. Assurément la chasse y prévaut. Les ordonnances médiévales font état de limitations du droit de paccage en forêt, d’interdictions de défricher et d’accroître les surfaces cultivées. Infortunés paysans alsaciens et badois ! Tous les moyens de défense dont disposent les villageois italiens leur sont prohibés. L’introduction de chiens en forêt ou la pose de clôtures autour des champs sont sévèrement réprimées. L’utilisation de pièges ? Seul le loup pourra être exterminé de la sorte. Une contrepartie existe toutefois : le versement d’indemnités par le chasseur. C’est au nom de ce principe (parfaitement conforme à la notion moderne de “dégâts agricoles”) que, en 1549, le comte Philippe de Hesse procède à une distribution de céréales pour compenser les terribles dégâts causés par les sangliers du Rheinhardswaid. Derrière ces foisonnantes dispositions réglementaires se profile l’antique figure des souverains de la dynastie carolingienne. »

Ainsi, en matière de droit de chasse, l’apport de la Révolution française semble bien résider dans le rétablissement des antiques pratiques romaines après des siècles d’effort de la monarchie capétienne pour acclimater le modèle germain (rétablissement du lien étroit entre droit de propriété et droit de chasse, droit concédé à l’usager de la terre). Notre chasseur français peut ici toucher du doigt l’une de ces permanences européennes qui traversent l’histoire.

François Veaunes
31/12/2014
© Institut Iliade

Photo : Tenture Les Chasses de Maximilien, château de Chambord. Source : Wikimédia (cc)

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