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L’idée impériale en Europe : notre plus longue mémoire politique

Extrait de l’ouvrage collectif de l’Institut ILIADE Ce que nous sommes - Aux sources de l’identité européenne, par Thibaud Cassel et Henri Levavasseur (Pierre-Guillaume de Roux éditeur, lancement officiel à l’occasion du colloque annuel de l’ILIADE, le 7 avril 2018 à Paris).

L’idée impériale en Europe : notre plus longue mémoire politique

En 27 av. J.-C., au terme d’une longue période de guerres civiles, le Sénat confère à Octave, déjà qualifié d’imperator à vie et de princeps, le titre d’Augustus, « le plus illustre ». Dans un monde où l’autorité revêt un caractère éminemment sacré, le fils adoptif du divin César devient quelques années plus tard pontifex maximus, assurant ainsi la plus haute charge de la religion publique romaine. Il est détenteur de l’auctoritas, c’est-à-dire d’une puissance fondée sur une supériorité morale d’ordre presque surnaturel, dépassant le simple exercice du pouvoir légal (potestas).

Selon Virgile, Jupiter avait promis à Vénus cette heureuse issue à la postérité d’Énée, fuyant Troie vers le lointain Latium. Auguste revendique cette ascendance mythique. Le lien établi avec l’épopée grecque ne relie pas seulement Rome au prestige immense de l’Hellade : il indique que la bienveillance des dieux répond aux conquêtes d’un peuple. Rome domine une grande partie du monde connu, et son souverain s’avère universel à cette mesure.

À travers bien des mutations, le modèle impérial est demeuré jusqu’au début du XXe siècle le fondement suprême de la légitimité politique pour les puissances centrales de notre continent. Dans une Europe en dormition, oublieuse de son identité et de son destin, il n’est sans doute pas inutile de méditer sur la pérennité de l’idée impériale, liée dès l’origine à la dimension sacrée du destin de la cité.

Le sacre de la puissance

L’Empire couronne une longue ascension vers la puissance, émaillée de revers provisoires et de déchirements internes : depuis sa fondation en 753 av. J.-C., Rome a conquis la péninsule italienne, le Bassin méditerranéen transformé en Mare nostrum, puis les Gaules. Au cours des siècles qui suivent, une incroyable mosaïque de peuples, unifiés dans le creuset de la civilisation gréco-latine, se trouve soumise au prestige de la Ville. Cette apogée brillante semblait augurer d’une pérennité éternelle : il n’en a rien été. Si l’Empire se maintient en Orient jusqu’en 1453, il s’effondre dès 476 en Occident, morcelé en royaumes « barbares ». L’éclipse ne prend fin qu’en 800, lorsque Charlemagne, sacré à Rome le jour de Noël par Léon III, entreprend la première renovatio imperii.

Telle est la grande leçon de l’Antiquité : en tant que construction politique, l’Empire est soumis aux cycles de la vie et du déclin ; le modèle vers lequel il tend ne peut être atteint de manière définitive en ce monde, puisque l’histoire n’a pas de fin. Mais l’Empire est aussi un idéal et une quête ; l’effort sans cesse renouvelé vers la renaissance constitue donc un élément majeur de l’idée impériale elle-même.

Comme ce fut le cas pour les Romains, un long essor vers la puissance fonde la légitimité franque à restaurer l’Empire. Chef de guerre victorieux, Clovis reçoit le baptême en 496, inscrivant la dynastie mérovingienne dans la tradition romano-chrétienne. En 732, le Pépinide Charles Martel acquiert un prestige immense par sa victoire sur les Arabes à Poitiers. La domination des Francs sur l’Occident, reconnue par la Papauté, aboutit enfin à la renaissance impériale carolingienne. La vieille opposition entre cité terrestre et cité céleste, prônée par saint Augustin, s’efface devant l’idée d’un empire chrétien.

À la mort de Charlemagne, l’empire se défait à nouveau. De part et d’autre d’une éphémère Francie médiane, deux ensembles politiques majeurs émergent : le royaume des Francs occidentaux, dont les rois sont sacrés par l’archevêque de Reims, et celui des Francs orientaux, dont les souverains revendiquent bientôt la dignité impériale et reçoivent leur couronne du pape. Ces deux puissances jumelles ne cesseront de rivaliser au cœur de la Chrétienté occidentale : dès le xiiie siècle, le roi de France se veut « empereur » en son royaume.

La seconde renovatio imperii est l’œuvre d’Otton Ier, couronné en 962 après avoir vaincu les Magyars en 955. Une fois encore, le succès militaire ouvre la voie au renouveau de la puissance. Le Saint Empire romain germanique n’est pas seulement allemand : l’Italie, la Bourgogne et la Provence l’ancrent dans le monde latin ; il s’étend également vers l’Est, intégrant des parts notables des mondes slaves et baltes.

Cité antique, modèle impérial et État-nation

À Rome, l’empire est d’abord né d’une cité : telle est en effet la forme politique, grecque par excellence, de la jeune République romaine travaillée par des aspirations héroïques. La cité antique se fonde sur une organisation politique exigeante : les devoirs et les sacrifices imposés aux citoyens préservent sa liberté, suprême bien commun. Quand la République s’ensevelit sous son propre poids, alors qu’elle domine déjà le monde méditerranéen au Ier siècle avant notre ère, l’Empereur devient la clé de voûte d’un ouvrage d’art aux proportions colossales. Deux siècles après Auguste, Marc-Aurèle cultivera encore la noble servitude de n’être que le premier des citoyens. Le dévouement civique du sénat et du peuple romain, au nom desquels l’empereur commande, donne toute sa consistance à l’ordre politique impérial. Les revers occasionnels et la folie de certains empereurs sont compensés par cette vitalité politique où l’autorité et la responsabilité se nourrissent l’une l’autre.

La décadence du civisme romain entraîne inéluctablement le déclin de l’Empire. L’édit de Caracalla, qui accorde en 212 la citoyenneté à tous les hommes libres de l’Empire, constitue à cet égard une étape marquante. En s’établissant dans les provinces d’Orient, superficiellement hellénisées par Alexandre le Grand, Rome s’ouvre à des influences qui modifient en profondeur son organisation politique, ainsi que les valeurs même sur lesquelles repose sa civilisation. L’État impérial devient peu à peu un appareil aussi écrasant que vulnérable.

Après la chute de l’Empire d’Occident, une fusion étonnante s’opère entre l’héritage antique, le christianisme et l’apport des cultures celtes et germaniques. Au terme d’une longue période de sédimentation, ce creuset donne naissance au système féodal, qui rebâtit l’ordre politique sur un fondement nouveau : la noblesse d’épée. Le service du chevalier renoue avec l’engagement du citoyen antique. À l’échelle de l’Occident, le garant ultime de cette hiérarchie est l’Empereur.

Le Saint Empire romain germanique se situe également dans le prolongement de la cité antique lorsqu’il place le principe électif au cœur de l’ordre politique : la Diète impériale remplace le Sénat de Rome. L’autorité propre à la fonction impériale est dissociée de celle que détient le souverain sur tel ou tel peuple : l’empire ne se confond pas avec les royaumes ou principautés qui le composent. Cette situation perdure à l’époque moderne dans l’empire austro-hongrois, où la fidélité à la dynastie des Habsbourg l’emporte sur les liens ethniques ou confessionnels. La puissance impériale repose sur le principe de subsidiarité : elle tend à fédérer des entités politiques, plus qu’à les opprimer, les uniformiser ou les niveler. De ce point de vue, l’idée d’empire ne se confond pas avec la notion d’impérialisme. Organisation faîtière, l’Empire n’est pas incompatible avec l’existence des « nationalités » (au sens ethnique et culturel) ou des États nationaux (en tant qu’entités géopolitiques héritées d’une longue histoire), mais s’oppose clairement à la conception « idéologique » de la nation jacobine issue de la Révolution française.

La patrie révolutionnaire constitue en effet une entité abstraite, au sein de laquelle des individus égaux se prévalent des mêmes droits universels. Au nom des « immortels principes », elle a vocation à répandre parmi les peuples les lumières de la Raison. Ce discours est également celui de la jeune république des États-Unis d’Amérique, dont la « destinée manifeste », enracinée dans la culture biblique et protestante, revêt une dimension messianique parfaitement assumée.

L’idée impériale demeure quant à elle indissociable de la reconnaissance d’une forme de sacralité propre à la fonction souveraine : enracinée dans la longue mémoire européenne, elle se situe aux antipodes de la religion laïque et universelle du progrès perpétuel, ou du culte du grand marché mondial.

La souveraineté, principe spirituel

Avant de correspondre à un système de gouvernement ou à l’exercice de la souveraineté sur une étendue géographique donnée, l’ordre politique impérial renvoie d’abord à un principe spirituel. Celui qui revêt la dignité impériale est investi de la puissance sacrée de l’auctoritas. Force transcendante qui procède de Jupiter, l’imperium est associé au droit de consulter les auspices (ius auspicium), c’est-à-dire d’interroger les dieux : il confère un pouvoir d’ordre militaire, juridique, et religieux. L’autorité de l’Empereur manifeste la puissance du Sénat et du peuple romain, lesquels ne sont rien sans la pietas conforme aux exigences du mos majorum, la « coutume des Anciens » : la sacralité d’une cité pieuse se manifeste donc à travers la personne de l’empereur. Telle est l’origine du culte impérial imposé aux nations conquises, qui conservent par ailleurs leur identité religieuse.

Au cours du Bas-Empire, le déclin de la piété romaine contribue à l’usure des institutions et au brouillage des repères traditionnels. Les fondements de la religion de la Patrie sont peu à peu sapés, tandis que les cultes orientaux de Mithra ou de Sol Invictus rencontrent un succès croissant. Ils ouvrent la voie à l’adoption d’une religion universelle, qui s’imposera à partir du IVe siècle avec le triomphe du christianisme.

En restaurant la dignité impériale romaine en Occident, Charlemagne demeure toutefois fidèle à la conception romaine de l’imperium, transposée dans un univers chrétien. En tant qu’institution sainte, l’empire unit étroitement les principes d’autorité spirituelle et temporelle. La renovatio d’Otton Ier s’inscrit également dans cette tradition, qui confère à l’Empereur une aura spirituelle propre, indépendante de la papauté. Au début du xie siècle, cette rivalité entre deux dignités qui se réclament l’une et l’autre du plan spirituel aboutit logiquement à la querelle des investitures, prolongée sous les Hohenstaufen par l’affrontement des Guelfes et des Gibelins. Avec la réforme grégorienne, l’Église s’efforce d’établir une distinction nette entre les pouvoirs temporel et spirituel, en subordonnant clairement le premier au second, dont elle revendique le monopole. Le Saint Empire romain germanique se trouve ainsi dépouillé d’une part de sa dimension sacrée, même si Dante considère encore l’empereur comme « romain » au sens spirituel, c’est-à-dire successeur de César et d’Auguste. Fragilisée, la dignité impériale n’a pas totalement perdu sa prééminence au sein de la respublica christiana que constitue l’Europe médiévale.

Le renouveau au bord du gouffre

Avec les guerres de Religion puis la guerre de Trente Ans, l’unité spirituelle de l’Europe est brisée et l’Empire se survit à lui-même. L’ordre westphalien permet toutefois de préserver jusqu’à la fin du xviiie siècle un certain équilibre entre puissances. Les évènements de 1789 ouvrent en revanche l’ère des nationalismes et portent un coup fatal au vieil édifice romano-chrétien : un général français, héritier de la Révolution, revendique à son tour la dignité impériale avant de précipiter la disparition du Saint Empire en 1806. À l’issue des guerres napoléoniennes, l’Empire autrichien, l’Empire russe et la Prusse – destinée à fonder quelques décennies plus tard l’Empire allemand – s’unissent dans une Sainte Alliance garante de l’équilibre européen. Le traumatisme du premier conflit mondial achève de balayer ces derniers vestiges de tradition impériale. Le fascisme italien et le national-socialisme allemand revendiquent dans une certaine mesure l’héritage de la romanité antique et du Reich médiéval, mais ces expériences totalitaires modernes n’ont que bien peu à voir avec leurs modèles historiques.

L’Europe semble renoncer aujourd’hui à son destin. La plupart des États qui la composent renient ouvertement l’identité de notre civilisation, tout en revendiquant la paternité d’une construction européenne dépourvue de référence spirituelle. Il est plus que jamais urgent de se souvenir des périodes de l’histoire au cours desquelles nos peuples, unis par une conscience identitaire commune, ont su s’éveiller à l’appel du sacré et manier les instruments de la puissance. Ravivons la nostalgie de l’idée impériale dans les cœurs des fils et des filles d’Europe, pour que nos nations renouent avec leur génie propre et sachent poser ensemble les fondements d’un ordre politique aux dimensions du continent ! Nietzsche l’a prédit : l’Europe se fera au bord du gouffre. En attendant ce moment, continuons d’édifier les citadelles de notre empire intérieur…

Thibaud Cassel et Henri Levavasseur