Institut ILIADE
Institut Iliade

Accueil | Matières à réflexion | L’Europe est morte… Vive l’Europe !

L’Europe est morte… Vive l’Europe !

L’Europe peut-elle renaître de ses cendres ? Tout passe par la nécessité de renouer avec la volonté de pouvoir et de puissance. L’Europe meurt actuellement de ses divisions, de ses incohérences et de son impuissance.

L’Europe est morte... Vive l’Europe !

Dans mon précédent essai, j’ai précisé qu’il ne fallait pas sous-estimer les postures de ceux qui interpellent à la marge notre destin européen (1), qu’il s’agisse d’Alexis Tsipras dans l’instrumentalisation de la crise grecque, de Vladimir Poutine au contact de notre limes oriental et du nœud eurasien, et des réseaux Daesh – Al Qu’aida et leurs commanditaires sur le terrain de la contagion djihadiste. Tous ont obtenu finalement ce qu’ils souhaitaient. Ils ont osé, ils ont gagné ! Par Xavier Guilhou

Pourtant nous avons l’impression de l’inverse en écoutant nos médias et nos dirigeants. Comme dans toute forme d’expression du pouvoir, la propagande prend toujours le dessus sur les tentatives de rationalisation et de clarification des situations auprès des opinions publiques. C’est ce que nous vivons depuis plusieurs mois avec ces successions de communiqués victorieux et ces focus médiatiques biaisés qui finissent par occulter les véritables rendez-vous stratégiques qui sont devant nous (2).

Certes, nous avons connu des périodes plus agitées en la matière. Pour autant, cette désinformation ambiante (3) ne fait que nous enfermer dans des pièges redoutables, notamment pour l’avenir de nos sociétés européennes.

De toutes les tribulations de ces derniers mois, il ne faut retenir que trois choses :

1°) L’urgence est devenue reine dans le pilotage de tous les évènements, qu’il s’agisse de Charlie (4), de la Grèce, des migrants. Une crise en chassant une autre, il n’y a plus aucune hiérarchisation ni priorisation des enjeux… Tout le monde, dirigeants et médias, avec leurs cortèges de « spins doctors », court derrière l’évènement. Il n’y a plus d’anticipation stratégique !

2°) Tsipras, Poutine et Daesh ont d’ores et déjà gagné sur le plan tactique, avec pour le premier l’obtention d’un chèque supplémentaire de 80 milliards d’euros, pour le second la mise en œuvre d’un processus séparatiste sur l’Ukraine, et pour le troisième l’exportation de la question des réfugiés irakiens et syriens sur le terrain européen avec la bienveillance de leurs intermédiaires turcs et de leurs maîtres d’ouvrage saoudiens (5). Ne sourions pas trop vite, les trois ont l’intention d’aller beaucoup plus loin sur le plan stratégique. Le Grexit n’est pas clôt compte tenu de la situation dans les Balkans. Poutine manœuvre en souplesse, comme pour la Crimée, afin de prendre le pilotage d’une sortie de crise en Syrie, profitant de la fin du mandat d’Obama, afin de mieux contrôler le nœud eurasien. Quant à Daesh, la prise de Damas et de Bagdad, voire la conquête d’un débouché maritime sur le littoral méditerranéen, reste toujours à l’ordre du jour. Il n’est pas interdit de penser que cela puisse aller jusqu’à une élimination de son « maître d’ouvrage » saoudien afin d’assoir à moyen terme la primauté du califat sur la communauté sunnite. Les cahiers des charges s’inscrivent dans un temps long alors que nos gesticulations shakespeariennes génèrent « beaucoup de bruits pour rien » et ne durent que le temps des brèves de l’actualité !

3°) L’Europe, celle issue du traité de l’Elysée, est en train de mourir de ses divisions internes, de son impuissance et de son absence de vision partagée sur son destin. L’Europe de Jean Monet et de Robert Schuman est plus que moribonde… L’Europe se meurt… Et l’Allemagne prépare ses funérailles !

L’Europe est désormais allemande

Le couple franco-allemand, un peu plus ébranlé lors de chaque crise, ne peut plus cacher aujourd’hui cette fracture qui devient de plus en plus explicite entre deux Europe : celle incarnée par la domination allemande et celle fragilisée par les dettes et déficits publics insoutenables des pays méditerranéens (catégorie à laquelle appartient la France qu’on le veuille ou non). Cette fracture majeure ne se suffisant pas à elle-même, il faut ajouter la menace sismique introduite par les Britanniques avec la perspective d’un Brexit en 2016. Quel que soit le résultat de ce référendum, il ne pourra que porter un coup fatal aux institutions de Bruxelles. Et si le Brexit est validé par les urnes, il ne fera que sceller l’acte de décès de l’Europe des pères fondateurs. Autant le Grexit constituait une menace par le bas, notamment pour l’Euro via la question des dettes, autant le Brexit constitue une menace par le haut autrement plus dangereuse avec une remise en cause sur le fond de la légitimité du processus européen. N’oublions pas que le poids politique, économique et financier du Royaume-Uni est autre chose que celui de la Grèce.

Certes l’Europe en a vu d’autres et s’est forgée finalement de crise en crise, mais actuellement nous sommes confrontés depuis quelques mois à une crise existentielle. Il ne s’agit pas d’une crise technique. Par ailleurs, il faut être conscient que tout ce capharnaüm se joue avec en arrière-plan des processus profonds de déconstruction de nos valeurs chrétiennes, de démantèlement de nos facteurs de compétitivité (6) et d’autodestruction de nos référentiels civilisationnels, ce qui nuit à la robustesse et à la capacité de résilience du processus européen.

Dans les faits, l’Europe qui émerge depuis six mois n’a plus rien à voir avec celle du « plus jamais ça ». Désormais, il est préférable de parler du destin de l’Allemagne et de son Mitteleuropa, que de celui de l’Europe. Il s’exprime de façon de plus en plus explicite au travers du personnage lisse et « léthargocrate » (7) d’Angela Merkel. Certes, l’Allemagne doit faire face à la brutalité du stress grec, qui a confié à une escouade de trotskistes déterminés le soin de racketter une fois de plus les Européens. Elle doit anticiper le jeu subtil russe, notamment sur le plan de sa dépendance énergétique. Elle doit contenir au Sud l’instabilité des Balkans et à l’Est l’intransigeance de son glacis qui, des pays baltes à l’Ukraine, n’arrête pas de jouer un double-jeu entre Berlin et Washington pour obtenir toujours plus de garanties sécuritaires et financières (8). Mais tout ceci est dans les gènes de l’histoire allemande, celle du Saint empire romain germanique et des Reich successifs (9). « Chassez le naturel, il revient au galop » (10), dixit le dicton populaire. Il en est de même sur le plan de l’histoire : ignorez les pulsions des peuples et elles frapperont à vos portes.

Bien entendu, la bienséance qui règne dans nos sociétés étriquées et apeurées interdit de penser ainsi. Pourtant nous n’en sommes qu’au tout début et l’Allemagne n’a pas fini de nous surprendre sur le plan historique. C’est ce que les Français n’ont toujours pas compris depuis Mitterrand face à l’Ostpolitik de Kohl au moment de la chute du Mur. Ce n’est pas le cas des Britanniques qui ne cessent d’anticiper, avec les successeurs de Madame Thatcher, le retour d’une realpolitik quasi bismarckienne des élites allemandes ainsi que le réveil des vieilles alliances secrètes du Gotha européen (11). C’est ce que craignent également les conseillers les plus avisés à Washington, il suffit d’écouter la dernière intervention de Georges Friedman au Chicago Council on Global Affairs (12).

Le monde interpelle l’Allemagne sur son avenir européen

Cette reconfiguration des jeux d’acteurs au sein de l’Europe est normale. Elle répond, au-delà des urgences du moment qui éprouvent sa solidarité, sa cohésion et son leadership, à des mouvements de fond géostratégiques que plus personne ne peut désormais ignorer.

Le premier changement majeur est généré depuis 2009 par la politique étrangère d’Obama, face à l’inexorable ascension de la Chine, qui conduit les Etats-Unis à repositionner une très grande partie de leurs intérêts sur le Pacifique nord. Certes, les Etats-Unis ne remettent pas en cause pour autant leur domination sur l’Atlantique nord. Mais cela se traduit par un désengagement progressif et significatif du Proche et Moyen-Orient et par le retour d’une politique quasi protectionniste sur le continent américain (13). Personne ne peut finalement reprocher aux Américains de mettre un terme à 15 années d’aventures militaires entre Kaboul et Bagdad où des « boys » sont morts pour un résultat ambigu. L’Amérique ne sait toujours pas si elle a gagné ou perdu les guerres d’Irak et d’Afghanistan…

En revanche, elle a compris que l’engagement à ses côtés des Européens (hors les Britanniques qui ont payé le prix fort) a été relatif et qu’elle ne peut plus porter à bout de bras, en plus de son destin, celui de ces vieux pays qui n’ont plus envie d’assumer leurs responsabilités sur le plan international.

De cette stratégie découle deux effets destructeurs pour l’Europe. Il y a tout d’abord l’abandon de ce rôle de régulateur que les Américains assumaient sur le Proche et Moyen-Orient, et qui inconsciemment, voire consciemment pour certains, nous arrangeait bien… C’est le cas notamment avec la dédiabolisation de l’Iran et la fin de leur soutien à l’Arabie saoudite (14).

Ensuite, il y a la nécessité pour les Etats-Unis de verrouiller pour les prochaines décennies les deux espaces stratégiques que constituent sur le plan du commerce mondial les deux débouchés maritimes de l’Europe du Nord et de l’Asie du Sud-Est (15). Le contrôle de ces deux débouchés est vital pour maintenir leur leadership mondial. Tel est l’enjeu de la signature des deux traités de libre échange, TTIP (16) et TPP (17) qui se négocient actuellement dans l’opacité la plus totale sans aucune consultation des peuples concernés. Le dossier iranien et la signature de ces partenariats sont les deux obsessions d’Obama pour essayer de terminer en beauté son mandat.

Mais en abandonnant ce théâtre du Proche et Moyen-Orient au profit du Pacifique nord, les Etats-Unis laissent derrière eux une multitude de boîtes de Pandore meurtrières. Seuls David Cameron et Vladimir Poutine ont compris la nature et l’importance des conséquences sous-jacentes, notamment pour le continent européen. Il suffit simplement de considérer les chaos libyen et syrien pour mesurer le niveau des désastres diplomatiques et sécuritaires engendrés face à des contextes régionaux qui auraient pu et dû être traités avec beaucoup plus de subtilité et d’intelligence.

Les résultats sont d’ores et déjà catastrophiques sur les pourtours de la Méditerranée orientale et leurs effets seront durables. Ces chaos génèrent pour le moment des poussées migratoires vers l’eldorado européen, dont nous ne mesurons pas encore l’ampleur. Elles sont facilitées par ces trous noirs que nous avons contribué à installer au sein du monde arabo-musulman avec la création de zones de non droit absolu où toutes les formes de maffiosités et de criminalités les plus abjectes règnent. Il en est de même pour la Russie sur son flanc sud qui ne cesse de payer un prix très élevé face au djihadisme caucasien. Cet abandon de pouvoir des Etats-Unis pour ne conserver qu’un vernis de puissance face à la Chine est lourd de conséquences. Le résultat des prochaines élections américaines sera crucial pour savoir si le corps politique se replie sur ses intérêts immédiats en termes de « business » et s’il confirme cet abandon incarné par Obama. Cela signifie aussi pour les Européens qu’ils ne devront compter que sur eux-mêmes. Très rapidement, cette question majeure de notre destinée européenne va s’inviter dans les deux prochaines élections de 2017 en Allemagne et en France… C’est ce qu’ont compris les Allemands avec la Grèce et les migrants… C’est ce que n’ont toujours pas compris les Français qui pratiquent allègrement le déni de réalité !

Le second mouvement de fond est généré par les BRICS (18) sous l’impulsion de la Russie, mais aussi plus discrètement de la Chine et de l’Inde qui ont des véritables visions pour le prochain demi-siècle. Tous ces pays dits émergents ont engagé depuis une bonne décennie des opérations considérables pour reprendre, entre autres, le contrôle des grands flux économiques du continent euro-arabo-africain au travers de trois actions majeures, notamment en termes d’infrastructures, ainsi qu’en termes d’IDE (investissements directs étrangers), pour redynamiser la route de la soie, la route des Indes ainsi que le continent africain (19). De cette stratégie émergent des négociations croisées, mais sans les Occidentaux, via de multiples plateformes (20) ou via de nouvelles formes d’alliances avec entre autres la Turquie, l’Iran et l’Egypte qui deviennent les nouveaux pivots stratégiques du Proche et Moyen-Orient (21).

Nous sommes de fait confrontés au retour des puissances centrales qui profitent du vide laissé par l’administration d’Obama pour s’imposer de plus en plus comme régulatrices des jeux internationaux. Ce retour des puissances centrales se traduit en premier lieu par une volonté de « dédollariser » les échanges mondiaux. Ceci explique pourquoi certains lobbies américains sont aussi déterminés à éliminer Vladimir Poutine de la scène internationale en tant qu’instigateur d’une dynamique totalement inacceptable pour les cercles du pouvoir à Washington et les financiers de Wall Street.

Le troisième changement géostratégique est dimensionné par l’ouverture des routes maritimes sur le Pôle Nord, le doublement des passages sur l’espace Caraïbes (Panama et Nicaragua) (22) et la rénovation du canal de Suez (23). Ces nouvelles routes maritimes sont déjà en train de modifier en profondeur les jeux d’acteurs sur l’hémisphère nord et à terme sur l’Océan indien. De fait, les Etats-Unis vont avoir de plus en plus de mal à marginaliser ou à contenir ceux qui sont concernés par ces opportunités historiques. Certes les Américains peuvent donner encore l’illusion, avec l’arme du dollar, qu’ils maîtrisent les grands flux monétaires, et que tout est verrouillé grâce à leur puissance militaire en termes de projection de forces aéronavales, à leur maîtrise de la stratosphère et à leur contrôle absolu des systèmes d’information. Mais il ne faut pas sous-estimer la détermination des peuples qui ont envie de jouer un nouveau rôle dans l’histoire mondiale et qui veulent s’imposer de nouveau sur des espaces régionaux stratégiques. La Russie nous en fait la démonstration quotidiennement. La politique de containment des puissances maritimes anglo-saxonnes, qui a permis, notamment à la Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis de dominer le monde depuis la fin du XVIIIe siècle, commence à atteindre ses limites face aux masses critiques démographiques et économiques qui sont celles de ce début de XXIe siècle sur le Pacifique et l’océan Indien.

L’Allemagne doit choisir pour l’Europe

Face à tous ces éléments de fond, l’Europe se trouve à la croisée des chemins. Soit elle joue l’alignement absolu sur les Etats-Unis en privilégiant la stratégie d’élargissement qui lui est déjà imposée depuis 20 ans par l’Otan et une soumission sans concession à l’impérialisme maritime et monétariste américain. Soit elle décide de jouer son destin en singularisant sa politique étrangère, en affirmant une véritable défense commune et surtout en adoptant collectivement et démocratiquement une vision stratégique du futur.

Dans le premier cas, elle devra accepter de rentrer dans un durcissement sécuritaire sur le glacis européen et devra signer sans réfléchir le TTIP. Elle aura a priori l’assurance d’une continuité en termes de confort et de train de vie en se conformant aux standards américains dans tous les domaines. Dans cette hypothèse, elle devrait ainsi pouvoir assurer ses acquis. Elle sera une « belle endormie » qui paiera très cher le prix de sa soumission face au nouvel adversaire désigné par le complexe militaro industriel américain qu’est devenu Poutine… Cela ne vaudra qu’à la condition que les Américains ne remettent pas en cause, de façon unilatérale et brutale, l’ensemble du protocole… ou que leur propre matrice ne soit pas elle-même mise en difficulté, notamment du fait de leurs dettes abyssales.

Dans le second cas, en refusant de signer le TTIP, l’Europe, considèrerait et admettrait qu’il n’y a plus d’assurance (cf. l’Otan) et qu’il n’y aurait pas de surcroit de réassurance du système (cf. la convergence des banques centrales européennes sur la politique de la FED). Dans cette perspective, elle devra reconsidérer le plus rapidement possible toutes ses stratégies d’alliance et assumer de nouvelles prises de risques au regard des grands rendez-vous qui sont devant nous. Elle devra renouer notamment, et sans délai, avec la Sainte Russie de Vladimir Poutine et remettre sur la table la question des accords Europe – Eurasie en vue de gérer conjointement le gigantesque chantier que constitue l’optimisation des débouchés portuaires de l’Europe du Nord ainsi que la gestion de leurs hinterlands vers les routes de la soie et de l’Inde. Il conviendra aussi, sur le flanc Sud, de relancer le processus de l’Union pour la Méditerranée avec en arrière-plan une véritable stratégie vis-à-vis du continent africain. Cela nous obligera à travailler différemment avec les Chinois, les Indiens, les Sud-Africains, Marocains et Egyptiens pour inventer d’autres modèles de développement pour le XXIe siècle.

Si l’Europe n’est pas capable de prendre à bras le corps ces deux enjeux, elle sera très vite laminée par le djihadisme et submergée par tous les problèmes humanitaires, sécuritaires, sanitaires et migratoires de l’Afrique. Vladimir Poutine, comme le roi du Maroc, Mohammed VI, ou le Maréchal Sissi, n’arrêtent pas de nous interpeller à leur manière sur l’urgence d’une réécriture d’un destin commun autour du nœud eurasien et de l’espace méditerranéen. Il en va de la survie de l’Europe vieillissante. Qu’attendons-nous ? D’avoir enfanté de nouveaux désastres politico-militaires et des tragédies humaines supplémentaires pour y réfléchir ?

L’Allemagne aujourd’hui, à la différence de la France qui se complait dans son indolence, sa dette et ses déficits publics, est consciente qu’elle est face à des rendez-vous historiques. Soit elle courbe l’échine comme lui enjoignent de le faire les Américains et elle impose à ses coreligionnaires européens une soumission absolue à Washington et à ses lobbies. Soit elle décide, comme le fait actuellement le Japon, de sortir de cette culpabilité, qui lui a été assénée par Yalta et Nuremberg, et forte de tous ces succès, ceux de l’Ostpolitik, de la reconstruction de l’Europe centrale, de sa participation non négligeable à la sortie de crise sur les Balkans, de ses relations particulières avec la Russie (24), elle invente un nouveau jeu avec un pilotage fort et approprié du terminal de la mer du Nord et de la Baltique avec ses hinterlands sur le Mitteleuropa qui sont parmi les plus riches du monde.

Ce choix oriental pour l’Allemagne, comme celui d’une relance au Sud du processus de l’Union pour la Méditerranée (qui devrait être portée par la France…) ne pourront se faire qu’avec des dirigeants d’une autre trempe que l’actuel couple franco-allemand. Le pilotage des crises grecques et migratoires montre que nous n’avons malheureusement que des postures prudentielles de sociaux-démocrates sans envergure. Les médias abusent de superlatifs flatteurs pour qualifier leurs non décisions alors que les historiens n’en retiendront même pas la trace.

L’Europe peut-elle renaître de ses cendres ?

Tout passe par la nécessité de renouer avec la volonté de pouvoir et de puissance. L’Europe meurt actuellement de ses divisions, de ses incohérences et de son impuissance. Elle ne peut se redresser et se transformer, voire se transfigurer, qu’en affirmant avec ses voisins une vision matérialisée par des stratégies audacieuses, durables et incarnées par ces valeurs qui furent toujours les siennes, celles de la Chrétienté. Aujourd’hui, le spectacle consternant mais inévitable des murs sur son flanc balkanique pour contenir les flux de migrants (25), mais aussi des discussions interminables avec la Grèce et l’Ukraine pour aboutir à des impasses financières et géopolitiques ingérables, sans compter ces chaos générés sur le sud de la Méditerranée sans qu’il n’y ait la moindre anticipation de nos élites, montre combien nous sommes devenus repus, irresponsables et inconséquents. Ces cercles vicieux peuvent déboucher sur une implosion du système, avec la multiplication de guerres civiles sur les marges, voire à l’intérieur de cet espace Schengen qui est en train de voler en éclat.

Les grandes questions à se poser et peut-être les seules à se poser sont les suivantes : est-ce que l’Allemagne a envie de jouer une telle stratégie de refonte du destin de l’Europe avec la France ?

A-t-elle déjà pris la décision de jouer seule son retour dans l’Histoire en privilégiant une stratégie orientale d’alliance avec la Russie, laissant les pays méditerranéens assumer leur propre destin ? Est-ce que par ailleurs la France, qui est déjà dans un alignement quasi inconditionnel avec les USA, a envie de prendre des risques alors qu’elle n’a que des coups à prendre notamment en termes de gouvernance et de continuité de son modèle social ? Enfin, est ce que les Américains ne seront pas tentés de sanctuariser une fois de plus l’Europe en la divisant, et en s’attaquant également à Poutine, afin de reprendre le contrôle des actifs stratégiques de la Russie, comme ils ont essayé de le faire sous Eltsine…? Les jeux sont ouverts ! Et rien n’est joué d’avance ! Les prochaines élections aux Etats-Unis, en Allemagne et en France seront décisives. Dans cet agenda, n’oublions pas que le maillon le plus faible dans tous les domaines reste la France !

Pour autant, l’Europe peut très bien renaitre tel un phénix (26) sous l’effet de l’adversité. Mais pour survivre et se transformer il lui faudra adopter d’autres institutions et surtout une autre politique moins bureaucratique et plus démocratique. Les méthodes et diktats de ces derniers mois ne sont plus soutenables et admissibles pour les peuples qui sont spoliés et méprisés par les technocrates de Bruxelles et les banquiers de la haute finance anglo-saxonne. Il lui faudra quitter cette matrice de l’Ecole de Chicago qui a marqué un demi-siècle d’unité douanière et empêché toute émergence politique. Il lui faudra surtout retrouver ses racines chrétiennes et humanistes en réinventant une autre relation Etat-nation avec une géographie appropriée à un vivre ensemble serein et responsable.

Pour le moment la géographie imposée essentiellement par l’Otan, qui domine le processus européen d’élargissement, quelle que soit sa performance sur le plan sécuritaire et quelle que soit la nécessité d’une alliance entre Occidentaux, n’est plus viable compte tenu de ses dérives actuelles sur le glacis oriental de l’Europe. Il serait plus que temps de sortir de tous ces processus malsains d’allégeance à des intérêts autres que ceux des Européens. Il est devenu vital de retrouver notre identité et de choisir des réponses audacieuses afin de léguer aux futures générations autre chose que des tragédies annoncées (27).

Pour reprendre Bossuet (28), « Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance ».

L’Europe meurt, ce n’est pas de la faute des autres, nous sommes les seuls promoteurs de son agonie. Espérons que tous ces évènements pourront nous permettre de renouer au sein de nos sociétés avec un peu plus de lucidité, de courage, de responsabilité et de volonté pour faire face aux défis et enjeux qui frappent à nos portes.

Xavier Guilhou

Source : www.xavierguilhou.com, essai du mois de septembre 2015.

Notes

  1. essai du mois de février 2015 : « Grèce, Ukraine, Terrorisme, ils n’oseront pas ! »
  2. édito de Sophie de Menton : « Panurgisme compassionnel »
  3. essai du mois de décembre 2014 : « Peur et désinformation »
  4. essai du mois de janvier 2015 : « Al Quaida/ pourquoi Charlie ? »
  5. article de Pierre Conessa : « Réfugiés syriens : le cynisme des pays du Golfe », Diploweb, 12 septembre 2015.
  6. La divergence des stratégies énergétiques au sein de l’Europe depuis Fukushima est au centre des confrontations économiques, notamment entre la France et l’Allemagne (cf. « Géopolitique de l’énergie : l’équilibre du monde bouleversé » – Dossier Les Echos 01/04/2014).
  7. l’interview du philosophe allemand Peter Sloterdijk, « Merkel, une femme sans qualités », Le Point n° 2244 du 10 septembre 2015.
  8. le traitement de la dette ukrainienne et les livraisons d’armes sur ces derniers mois.
  9. Le Saint-Empire romain germanique (Heiliges Römisches Reich) fut un conglomérat de territoires de 962 à 1806 avec à sa tête un empereur élu des Romains. Il a été appelé a posteriori l’« Ancien Reich » (Altes Reich), et ensuite le « Premier Reich » (Erstes Reich). L’Empire allemand de 1871–1918 a été appelé le « Deuxième Reich » (Zweites Reich). Le régime nazi a été appelé le « Troisième Reich » (Drittes Reich). Cf : Pierre Béhar, Du Ier au IVe Reich. Permanence d’une nation, renaissances d’un État, Desjonquères, coll. « Le Bon Sens ».
  10. « Naturam expelles furca, tamen usque recurret», Horace.
  11. article d’Arnaud Blin « Vers une nouvelle realpolitik » Diploweb, 5 septembre 2015.
  12. Intervention de George Friedman, CEO de Stratfor, au Chicago Council on Global Affairs le 4 février 2015 : « Europe : destined for conflict ? » (YouTube)
  13. Article de Maya Kandel « Les Etats-Unis sous Obama : désengagement ou hégémonie masquée », Diploweb, 17 décembre 2013, et commentaire de carte par Pierre Royer « Etats-Unis, thalassokrator mais pas thalassocratie » Diploweb, 26 octobre 2012 :
  14. article de Pierre Guidière : « L’Arabie saoudite n’est plus ce qu’elle était… », Diploweb, 5 juin 2015.
  15. cartographie : « Les 100 premiers ports de marchandises dans le monde » et « Enjeux maritimes », publié par Le Marin et Les Echos – numéro spécial 2015.
  16. TTIP : Transatlantic Trade and Investment Partnership.
  17. PTP : Partenariat Trans-Pacifique
  18. BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud.
  19. le développement des IDE chinois, indiens, mais aussi brésiliens sur le continent africain.
  20. les multiples conférences de Shanghai, SADC, SAARC, Forum IBAS (Inde, Brésil, Afrique du sud), ASEAN …
  21. Sylvia Delannoy, Géopolitique des pays émergents, aux éditions PUF mars 2012.
  22. http://www.marine-oceans.com/economie-maritime/902-une-alternative-terrestre-au-canal-de-panama- et http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/canal-du-nicaragua-vs-canal-de-155733
  23. http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2015/08/06/20002-20150806ARTFIG00005-l-egypte-inaugure-son-nouveau-canal-de-suez-et-affiche-ses-ambitions.php
  24. sur le dossier North Stream : http://fr.sputniknews.com/trend/nord_stream
  25. Lire, sur la situation hongroise: Ce que j’ai voulu taire, de Sandor Marai, Albin Michel, 2014.
  26. Le phénix, ou phœnix (du grec ancien φοῖνιξ / phoînix, « pourpre »), est un oiseau légendaire, doué de longévité et caractérisé par son pouvoir de renaître après s’être consumé sous l’effet de sa propre chaleur. Il symbolise ainsi les cycles de mort et de résurrection.
  27. Jean Raspail, Le camp des saints, Robert Laffont 1973.
  28. « Histoire des variations des églises protestantes », dans Œuvres complètes de Bossuet vol XIV, Jacques Bénigne Bossuet, éd. L. Vivès (Paris), 1862-1875, p. 145.

Illustration : huile sur toile de Valentin Serov, L’Enlèvement d’Europe, 1910, Galerie Tretiakov, Moscou. Crédit : domaine public.Enregistrer