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Le défi d’une utopie : « La face cachée du multiculturalisme »

Le jeune sociologue québecois Jérôme Blanchet-Gravel a publié un essai La face cachée du multiculturalisme (Le Cerf, 2018). Un ouvrage stimulant… mais à double tranchant.

Le défi d’une utopie : « La face cachée du multiculturalisme »

S’il ne fera pas l’unanimité, l’essai de Jérôme Blanchet-Gravel est une lecture néanmoins nécessaire. Ses deux cents et quelques pages précisent non seulement le multiculturalisme mais aussi les termes de la fracture intellectuelle – et donc potentiellement politique – latente entre un nationalisme classique et la mouvance identitaire.

Le multiculturalisme n’est pas un progressisme

La face cachée du multiculturalisme (Le Cerf, 2018) Jérôme Blanchet-Gravel circonscrit le multiculturalisme en l’inscrivant au sein de la « postmodernité », soit l’époque dans laquelle nous nous trouvons, époque qui rompt avec la modernité principalement libérale. Parce qu’il est postmoderne, le multiculturalisme exprime et contribue à un retour du tribalisme, du religieux, de la Tradition, de l’hédonisme et du nomadisme. En clair, le multiculturalisme fut dès ses origines, selon notre auteur, volontiers romantique, opposé à l’individualisme et au rationalisme des Lumières. Mais contrairement à son préfacier Michel Maffesoli, qui pense avec optimisme que les tribus nouvelles se forment sur des « sensibilités » voire des « goûts », Blanchet-Gravel perçoit d’autres soubassements.

Le lecteur en conviendra sans doute : l’homogénéité ethnique est déterminante dans la (re)formation des communautés nouvelles qui fracturent désormais les nations européennes. Et contrairement à Maffesoli, Blanchet-Gravel s’en inquiète : si le professeur de La Sorbonne est un penseur du verre à moitié plein, enthousiaste devant le monde à venir, le Québécois en est un du verre à moitié vide.

Ses plus belles pages sont sans doute celles consacrées à l’utopie multiculturaliste. Jérôme Blanchet-Gravel y dénonce l’orientalisme contemporain, cette inclinaison « fleur bleue », naïve, vers un Orient fantasmé. Plus encore, nous serions aujourd’hui obnubilés par une perception « néo-rousseauiste » de l’étranger, l’Occident étant immanquablement coupable et corrupteur devant le « bon sauvage », paré de toutes les vertus. Ainsi le multiculturalisme n’est-il pas selon l’auteur « un progrès » mais une « régression » et un « ensauvagement ». Pour dire les choses simplement, il est « réactionnaire » et non « progressiste ».

La lecture des penseurs multiculturalistes, nous dit Jérôme Blanchet-Gravel, dévoile leur anti-libéralisme. Bien sûr, ceci ne fait guère de doute. On remarquera cependant que le multiculturalisme est l’enfant – enfant rebelle mais enfant tout de même – de la modernité libérale, tant il demeure inconcevable sans son temps fléché, sans la destruction de la vénérable verticalité des ordres anciens. Ou, en d’autres termes : le bourgeois-bohème est immanquablement le fils du bourgeois.

Fracture à droite

Ainsi le fond du livre – dont émane un parfum d’Amérique du Nord – pourrait-il chiffonner le lecteur européen aux instincts identitaires. En somme, Jérôme Blanchet-Gravel veut défendre « la société ouverte contre ses nouveaux ennemis » et ne voit pas grand-chose à redire au « règne du Même », à l’idéologie du métissage culturel et ethnique. Car la « postmodernité » qu’il décrypte, non sans talent, est critiquée sur les bases de l’Etat nation et du libéralisme, que l’essor communautaire est venu troubler.

Ainsi peut-il aisément s’attaquer au concept d’« appropriation culturelle » qui fait aujourd’hui florès au sein de la gauche multiculturaliste. Sont par-là visés les Occidentaux qui imitent (ou s’approprient) les mœurs des minorités ou des cultures non occidentales, appropriation qui serait constitutive d’une spoliation par un oppresseur (par exemple : quand une Occidentale porte des bijoux africains). Mais de même, son essai est traversé de critiques à l’encontre de la droite identitaire, rejetant elle aussi l’individualisme et œuvrant pour une refondation de communautés plus homogènes et traditionnelles.

En définitive, la lecture de cet ouvrage – qui contient d’excellents passages, répétons-le – nous livre un portrait des fractures idéologiques contemporaines, fractures qui génèrent une partie à trois bandes. Face aux nouveaux progressistes issus de la gauche multiculturaliste, le progressiste d’un ancien temps qu’est Jérôme Blanchet-Gravel se voit projeté dans le conservatisme, conservatisme par ailleurs susceptible de manquer de force politique – car trop souvent protestataire, acculé sur ses retranchements. Mais peu importe. Dans cette partie à trois bandes, disions-nous, Blanchet-Gravel n’est certes pas dans le camp identitaire mais demeure dans son lointain proche.

E.C.

« La face cachée du multiculturalisme » de Jérôme Blanchet-Gravel – Editions du Cerf (2018)