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La Semaine Sainte en Espagne : ou quand le paganisme et le christianisme s’entremêlent

« Lorsque tous les ans la Vierge de la Macarena s’engage dans la rue de Feria (la principale artère de son quartier), elle cesse d’être une Vierge pour devenir une déesse », me disait un ami qui m’initia, voici déjà quelques années, dans les arcanes de la Semaine sainte de Séville.

La Semaine Sainte en Espagne : ou quand le paganisme et le christianisme s’entremêlent

C’était si bien dit ! C’était tellement juste ! C’est de cela qu’il s’agit : du miracle qui s’accomplit tous les ans, au début du printemps, dans les rues de tant de villes et villages d’Andalousie et de presque toute l’Espagne (la plupart de la Catalogne aujourd’hui exceptée) : le miracle par lequel, sous les formes et les auspices du christianisme – dans sa version catholique : la chose serait impensable sous le protestantisme –, ce qui ressurgit, ce qui renaît, vivant depuis tant de siècles, depuis tant de persécutions, ce n’est rien d’autre que le vieux sédiment d’« idolâtrie païenne », comme ils l’appelaient. « Idolâtrie », disaient-ils : « idolâtrie », faut-il revendiquer.

Nul doute, c’est d’une idolâtrie qu’il s’agit. Sans les « idoles », sans les images, sans l’art, sans les fleurs, sans la musique, sans les trompettes et tambours, sans leurs marches, sans les cierges et leurs chandeliers ciselés en argent, sans l’encens qui embaume l’air parfumé de fleur d’oranger, sans les dorures et les broderies des manteaux qui recouvrent les Vierges devenues des déesses, sans les saetas [1] qui éclatent déchirées dans la rue, sans les piropos [2] que les gens adressent aux Vierges qu’ils aiment, qu’ils idolâtrent avec une ferveur qui leur sort du cœur – « Ma belle ! Ma belle ! Mais que tu es belle ! », crient-ils aux Vierges comme s’il s’agissait d’une belle femme se dodelinant dans la rue (quel manque de respect, n’est-ce pas, Monseigneur ?) ; sans le sentiment à peuple qui remplit l’espace tout entier, sans la présence d’un peuple qui pour une fois, pour une fichue fois par an, se sent lui-même peuple, cesse d’être une masse amorphe et devient enfin communauté : peuple rassemblé dans quelque chose de grand qui réunit eux-tous, là, sur la place publique ; en un mot, sans tout le rituel, sacré et profane qui l’enveloppe et lui donne du sens, tout cela ne serait rien du tout, il n’existerait même pas. Ce qui saisit, ce qui bouleverse pendant une semaine l’âme et le cœur des millions – j’ai dit des millions – d’Andalous et d’Espagnols, ce sont les images qu’ils adorent, les symboles qui les font exulter.

Des images, des symboles vivants : l’amour d’une mère, le déchirement de son cœur, la félonie d’un Judas, la souffrance d’un Crucifié… Des images : non pas des idées, encore moins des dogmes, des péchés ou des culpabilités. « Ah, mon Dieu, comme elle rentre cette année, belle comme toujours, mais si essoufflée et fatiguée, la Vierge ! On voit sur le visage de la Macarena toute la fatigue d’un si long cheminement ! » C’est ainsi que des dames sévillanes – je les ai entendues – s’exclamaient un Vendredi saint à midi, tandis qu’aux sons de l’Hymne national Marie la Très-Sainte de l’Espérance Macarena Couronnée (c’est son titre complet) rentrait parcimonieusement dans son temple après s’être promenés, elle et son cortège, toute la nuit et toute la matinée dans les rues de la ville. [3]

Qu’elle était belle, la métaphore employée par ces dames ! Une métaphore, en effet, une image poétique : l’expression du souffle, aussi mystérieux que merveilleux, qui porte le monde : c’est bien de cela qu’il s’agit, c’est bien cela qui bat au fond de la religiosité populaire qui enveloppe ces millions de fidèles qui…

Des fidèles ? Non, justement pas. Ce qui enveloppe la plupart d’entre eux, c’est un sentiment, un émerveillement : non pas la foi dans un Dieu surnaturel, étranger à ce monde qu’il aurait créé et auquel il commanderait. Ce n’est pas la foi dans les dogmes proclamés par l’Église qui guide la plupart des gens qui, après avoir participé dans de tels rituels, ne fréquenteront plus le reste de l’année ni les églises ni les sacrements. Ils sont pour la plupart aussi peu – ou aussi vaguement – croyants que l’ensemble de nos sociétés. Lorsque les célébrations de la Grande Semaine seront terminées, lorsque la monotonie de la vie embrumera de nouveau les rues devenues pendant quelques jours un théâtre et une place publique, tous les millions des gens qui y auront vibré d’émotion, retourneront, eux aussi, à la normalité morne qui ne connaît ni dieux, ni poésie, ni émerveillement.

Une normalité qui, cependant, n’aura pas été non plus tout à fait absente les jours de fête. Ah, ces satanés flashes émis par des milliers de portables qui, depuis quelques années, s’allument au passage des pasos ! [4] Ah, ce côté populacier, vulgaire, impossible à éradiquer, semble-t-il, dès lors que le peuple – « la plèbe », diront certains – se jette dans la rue, quand on se bouscule dans la cohue, on se presse dans la foule qui gonfle, immense, telle une masse compacte, remplie du sourd vrombissement des voix qui ne s’arrêteront qu’au passage des Christs qui, majestueux et solennels, avancent dans les processions dites du « silence ».

Et alors ?… Connaissez-vous peut-être quelque chose qui serait parfait, pur, immaculé, absolu ? Heureusement non. Il y a toujours un prix – grand ou petit – à payer sur l’autel de l’être et du monde (et celui qui ne voudrait pas le payer, qu’il ferme boutique et qu’il quitte le monde et tout son fracas).

Il est en réalité bien faible le prix – quelques flashes, quelques bousculements dans la cohue – qu’il faut payer ici pour que le souffle du sacré se faufile à travers la modernité qui le rejette. Ce souffle – « païen », l’ai-je appelé pour lui donner un nom – lui aussi il s’évanouira lorsque la Semaine sainte ayant pris fin, la vie reviendra à sa banalité courante, lorsque s’éteindra l’émerveillement qui n’aura été qu’une sorte de parenthèse, comme une fente par laquelle se sera faufilé pendant sept jours le souffle du sacré.

Mais le souffle sera passé, il aura été présent, il aura démontré que la chose est possible, faisable. La vacuité fade du monde peut disparaître. À sa place, le sens et la grandeur, la beauté et la ferveur peuvent régner. Les gens qui, mornes et moroses, se traînent par une vie grise, peuvent aussi vivre intensément, s’émerveiller hautement. Ne fût-ce que pendant les jours qui vont du Dimanche de Rameaux au Dimanche de Pâques de tous les ans.

Quelques informations complémentaires

Il est impossible de dénombrer l’ensemble de processions de la Semaine sainte qui se déroulent en Espagne. Rien qu’à Séville il y a 60 confréries qui pendant la Semaine parcourent la ville, tout en priant – c’est un aspect décisif – que le bon temps soit de la partie. On est au printemps, en effet, et même dans le sud ensoleillé le temps peut devenir changeant et la pluie faire son apparition. Or, s’il risque de tomber la moindre goute, il faut tout arrêter : les statues en bois – des chefs d’œuvre du XVIIème siècle pour les plus importantes d’entre elles – ne peuvent évidemment courir le moindre risque.

Il y a bien entendu des différences dans la façon dont les rituels de la Semaine sainte se déroulent dans les différentes régions de l’Espagne, mais ces différences tiennent surtout à la tonalité qui les marque (plus joyeuse en Andalousie, plus austère à Castille), alors que les grandes lignes sont partout essentiellement les mêmes.

Chaque procession, qui part d’une église ou d’une chapelle pour y retourner après avoir parcouru pendant des heures les rues de la ville, est organisée par une confrérie, dont les activités très diverses, notamment d’entre-aide et de bienfaisance, s’étalent tout au long de l’année.

Javier Portella

Notes

[1] Saeta : Chant du flamenco qui est interprété a cappella par un cantaor ou cantaora, débout sur un balcon (exceptionnellement à même la rue), lors du passage des Vierges ou des Christs, dont les pasos (voir note 4) s’arrêtent toujours pour écouter et remercier le chant. Parfois ils peuvent même se dévier quelque peu de leur parcours pour aller à la rencontre du cantaor.

[2] Piropo : compliment qu’un homme, lors du passage d’une femme dans la rue, lui adresse hardiment ou gentiment, afin de vanter ses charmes. Très courants dans toute l’Espagne jusqu’à il y n’y a pas si longtemps, ces compliments (qui parfois pouvaient certes être grossiers, mais qui étaient souvent empreints de bien de charme poétique), ont aujourd’hui presque tout à fait disparu. Devenus la bête noire des féministes, ils ont été presque complètement bannis par l’esprit du politiquement correct. Les seules femmes qui reçoivent encore de tels compliments (adressés, dans ce cas, aussi bien par des hommes que par des femmes) ce sont aujourd’hui… les Vierges.

[3] La procession de la Macarena n’est qu’une des six processions qui dans la nuit du Jeudi au Vendredi saint partent après minuit d’églises placées aux quatre coins de Séville, arrivent à la cathédrale, y marquent un temps d’arrêt et en repartent pour regagner leur quartier bien avancée déjà la matinée du Vendredi saint.

[4] Pasos : plateformes qui, portés à dos d’homme et somptueusement décorées avec tout l’art du baroque, transportent, tels des autels ambulants, les images en bois de la Vierge, du Christ ou de différents événements de la Passion. Il y a généralement deux pasos lors de chaque procession, l’un au début, l’autre à la fin. Entre les deux s’étale une foule immense composée par les nazarenos : les membres de la Confrérie qui organisent le cortège. Pourvus d’un gros cierge, ils sont habillés avec une longue tunique et un haut capuchon aux couleurs de la Confrérie. Certains, mais leur nombre est assez réduit, peuvent faire un exercice de pénitence consistant à marcher pieds nus ou en traînant parfois des chaînes.