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Comment notre monde a-t-il cessé d’être chrétien ? de Guillaume Cuchet

Comment notre monde a-t-il cessé d’être chrétien ? de Guillaume Cuchet

La déchristianisation de la France, autrefois « fille aînée de l’Eglise », même si la religion catholique demeure aujourd’hui encore la première religion du pays, représente un bouleversement sans précédent dans la longue histoire du christianisme.

Comment notre monde a-t-il cessé d’être chrétien ? de Guillaume Cuchet La récente parution du livre Comment notre monde a-t-il cessé d’être chrétien par Guillaume Cuchet (Seuil), professeur d’histoire contemporaine, tente de répondre aux interrogations que ce constat suscite. Le sous-titre, Anatomie d’un effondrement, indique sur quel plan se situe l’ouvrage : c’est un diagnostic quantitatif ou mieux, une boîte à outils pour analyser et comprendre un des phénomènes majeurs qu’a connu la France ces cinquante dernières années.

La déchristianisation est un terme forgé dans les années 1860 par Mgr Dupanloup, dans le souci de caractériser l’action politique des forces libérales pour faire reculer l’influence sociale du Christianisme.

Le point de bascule des années 1960

Cependant, le décrochage massif de la pratique religieuse se situe au milieu des années 1960, et l’étude s’attache à cerner ce moment, afin d’analyser le phénomène dans son noyau, « de se donner la chance de saisir la rupture à l’état naissant et de voir, concrètement, par où elle est passée et ce qu’elle signifiait. »

Le travail d’historien est remarquablement documenté et s’appuie sur le matériau considérable que l’Eglise de France et l’Université possèdent en la matière, à commencer par les études du chanoine Boulard, à qui l’on doit les premières enquêtes de cartographie de la religion en France, des années 1940 aux années 1960.

La rupture apparaît concomitamment au concile de Vatican II (1962-1965), mais l’auteur considère que si cette réforme a sans doute déclenché le décrochage, elle ne l’a pas causé.

De l’« optimisme bien tempéré » des années 1950 à la « sidération collective » des années 1970, le phénomène n’est guère saisi à l’époque. Remarquons qu’en 1968, l’oratorien Louis Bouyer fait paraître son sévère réquisitoire La décomposition du Catholicisme, mais en est vertement tancé par sa hiérarchie et « y aurait même perdu sa barrette de Cardinal ».

L’époque de Mai 68 et de la décolonisation s’analyse en matière religieuse comme la « radicalisation de tendances déjà présentes, mais contenues ». Quelles sont-elles ?
– L’action des forces libérales.
– A l’inverse, l’incapacité de l’Eglise à « passer au peuple », à se repositionner face à l’évolution du monde contemporain.
– Enfin la grande mutation contemporaine des sociétés européennes, qui invite à une analyse complémentaire plus pénétrante et plus complète. Nous butons alors sur la validité du critère exclusif de la pratique religieuse : il n’y aurait pas de version « atemporelle du christianisme », au point qu’on n’est jamais sûr de mesurer la même chose en recoupant la pratique à deux époques différentes. Un vaste champ d’investigation est ici ouvert, pour saisir à quel point y a-t-il eu différentes « expressions historiques du christianisme », au rang desquelles se trouverait peut-être la société laïque actuelle.

Religion et civilisation

Si « notre monde a cessé d’être chrétien », que l’Eglise n’est plus l’institution tutélaire de la spiritualité collective, la disparition pure et simple de la religion chrétienne n’est pas à l’ordre du jour, et la Manif pour tous a d’ailleurs prouvé la vigueur des milieux catholiques. Le fait inédit est qu’ils sont entrés, indique l’auteur, « dans l’ère communautaire ».

Dans ce livre d’une remarquable perspicacité, la véritable problématique n’est pas tant la déchristianisation que de comprendre « les raisons pour lesquelles la conservation ou la perte de la foi, phénomènes a priori éminemment personnels, voire intimes, obéissaient aussi à des logiques collectives, au point d’avoir une sociologie et une géographie stables dans la longue durée. » Et l’auteur de reprendre la conclusion de Gabriel Le Bras, « ces phénomènes collectifs font le jeu de l’historien. »

A rebours d’exaltations sélectives qui invitent à discerner la moelle du christianisme dans un de ces élans (la charité, le faste du culte, la prière, la pratique dominicale, la foi dans l’Evangile, la tradition historique, etc.), ce livre nous propose de ne pas démêler la religion de la trame culturelle générale : « la religion était, pour la culture populaire et ses différentes variantes régionales, une structure à la fois porteuse et portée. »

Le christianisme a sombré en même temps que les éléments « para-religieux » et l’infinie richesse des terroirs, ce qui renvoie entre autres à la question de la part des superstitions dans les croyances populaires : vivifiaient-elles ou diminuaient-elles l’autorité de la religion ?

Un constat et un abyme

« La vaste question des conséquences n’a pas même été abordée », reconnaît l’auteur, indiquant simplement que la déchristianisation ne saurait être une « opération blanche » pour les sociétés occidentales. Ce livre offre aux Européens des éléments factuels nécessaires à affronter notre avenir d’orphelins.

Deux réflexions nous semblent indispensables :

– L’introspection impitoyable de l’Eglise pour voir la déchristianisation n’est-elle pas déjà la première marque d’impiété ? C.S. Lewis écrivait dans L’Abolition de l’Homme (1943) : « Tout l’intérêt qu’il y a à percer quelque chose à jour consiste à voir quelque chose au travers. Il est bon que les vitres soient transparentes, parce que la rue ou le jardin que l’on voit à travers elles sont opaques. Que diriez-vous si vous pouviez voir aussi à travers le jardin ou la rue ? Il n’y a aucun intérêt à « percer à jour » les Premiers principes. Si l’on parvient à voir à travers tout, alors tout est transparent. Mais un monde totalement transparent est un monde invisible. « Percer tout à jour », c’est ne plus rien voir du tout. »
L’Eglise s’est passée au scanner avec une froideur cartésienne, livrant pour ainsi dire l’esprit de finesse au scalpel de l’esprit de géométrie. Peut-on impunément croiser le regard de Méduse ? Ce que nous sommes ne se compte pas, cela se chante. Et cela ne peut être su qu’autant qu’une aurore nouvelle est à dévoiler. « Notre monde ne sera pas sauvé par des savants aveugles ou des érudits blasés. Il sera sauvé par des poètes et des combattants, par ceux qui auront forgé l’« épée magique » dont parlait Ernst Jünger, l’épée spirituelle qui fait pâlir les monstres et les tyrans. Notre monde sera sauvé par les veilleurs postés aux frontières du royaume et du temps. » (Dominique Venner)

– Culte clandestin de l’Empire romain, Chrétienté médiévale ou Europe baroque : les expressions historiques du christianisme ont évolué au fil des siècles. Aux Européens, même sans foi ou autres « marqueurs de religion », délaissés aujourd’hui, il incombe de poursuivre ce que le christianisme a longtemps accompagné : connaissance d’un ordre naturel, ferveur enracinée et patrimoniale, piété filiale, décence commune, quête de sens, tradition romaine : ce que nous sommes.

Thibaud Cassel

Comment notre monde a-t-il cessé d’être chrétien de Guillaume Cuchet, Editions du Seuil (février 2018)

Crédit photo : fietzfotos via Pixabay (cc)

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