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L’école et la transmission

Lorsque l’on est un jeune professeur frais émoulu de l’Université et auréolé de sa réussite aux concours de recrutement de l’Éducation nationale, comme le fut l’auteur de ces lignes il y a maintenant quelques années, on est animé par la passion de transmettre.

L’école et la transmission

Transmettre avant tout l’émerveillement que l’on a pu éprouver devant une discipline, un art ou une science découverts le plus souvent à l’école. Transmettre aussi l’envie d’apprendre, de s’élever intellectuellement, de sortir de la médiocrité de notre société où tout ce qui s’achète est vil. Transmettre le désir du beau et du vrai. Au fond, transmettre ce que l’on a reçu : parfois des parents, si l’on a grandi dans un foyer « favorisé » culturellement ; souvent ce que l’on a reçu de l’école même. On prend alors conscience que c’est justement l’école qui constitue, dans nos pays et nos civilisations, la courroie de transmission de la civilisation. C’est elle qui nous donne la langue, l’histoire, les récits qui créent des liens, un certain art de vivre. Pourquoi et comment aujourd’hui tout cela semble-t-il compromis, voire détruit ? Nous voudrions ici avancer quelques éléments de réponse, inspirés par notre propre expérience.

L’obstacle le plus évident à la mission de transmission qui est celle de l’école est avant tout institutionnel. Les pratiques de l’Éducation nationale ne font aucun cas de la transmission : les programmes peuvent bien évoquer, ici ou là, la nécessaire « construction d’une culture commune » (Programmes de français en seconde générale), mais jamais la transmission de cette culture ne représente un axe majeur et prioritaire de l’école. On remarquera, d’ailleurs, que le terme « construction » renvoie plus au bricolage en commun de repères culturels qu’à la transmission d’une culture dont l’importance et l’unité feraient consensus. Dans les faits, si on lit encore les grandes œuvres du patrimoine littéraire dans les lycées de centre-ville, partout ailleurs, les recommandations de l’institution, notamment en matière de « littérature de jeunesse », font froid dans le dos : ce n’est que nullité, vacuité, vulgarité. Les inspecteurs pédagogiques et la hiérarchie sont, quant à eux, insensibles à l’exigence de la transmission, quand ils n’y sont pas franchement hostiles. Mais l’obstacle institutionnel le plus grave et celui qu’il sera extrêmement difficile, voire même impossible, de balayer, ce sont les professeurs eux-mêmes. Mal formés par cette école où ils enseignent aujourd’hui, recrutés parmi les pires éléments de leurs promotions sur des critères qui tiennent davantage à l’idéologie qu’à une saine pédagogie, suffisants et sûrs d’eux, incultes et ignares, si mal payés – il est vrai – qu’il leur est parfois impossible de se loger à Paris et encore moins d’y élever décemment une famille, ils sont les maillons faibles du système : n’ayant rien reçu, ils n’ont rien à transmettre. Pire : ils n’en ont pas même l’idée. Il ne faut pas oublier que l’école est à l’image de la société, qui a en retour les écoles qu’elle mérite. Une société sans tenue ne saurait réclamer une école et des maîtres irréprochables. Cette schizophrénie est intenable.

Le fait est que nos gouvernants, les parents des élèves, et même ces derniers, ont intégré ce qu’exige de l’école une société capitaliste et libérale : la formation des acteurs économiques de demain. Or, si l’on faisait au temps jadis (il faut remonter à l’Ancien Régime pour en retrouver les traces) des études pour éveiller et former l’intelligence, on va aujourd’hui à l’école pour obtenir un emploi immédiatement rentable et monnayable sur le marché économique. Jean-Claude Michéa (L’enseignement de l’ignorance, Paris, Climats, 1999), s’appuyant sur des documents officiels émanant de l’OCDE ou de l’Union européenne, a bien montré que le monde actuel a besoin de trois sortes d’acteurs économiques, auxquels correspondent les écoles qui les forment : une petite élite destinée à fournir les managers de demain recevra une éducation de qualité (ou ce qui s’en approche dans le monde marchand) ; aux futurs cadres moyens, une école dispensant des « savoirs jetables » suffira : d’où l’idéal prôné d’une formation tout au long de la vie, tarte à la crème des libéraux et des syndicats dits réformateurs ; aux derniers, les plus nombreux, destinés à occuper les emplois précaires, qui ne représentent aucun intérêt pour le marché, une éducation indigente, que les cyniques ont baptisée tittytainment, devra être proposée. À bien y regarder, même les plus favorisés des élèves, ceux qui sont destinés à devenir les cadres et les dirigeants de demain, ne reçoivent pas grand-chose : l’enseignement qui leur est dispensé est majoritairement scientifique, en tout cas mathématique ; il ne fait pas la part belle ni à la réflexion ni à la culture de l’esprit critique. Si les mathématiques et les sciences expérimentales tiennent le haut du pavé dans l’éducation contemporaine, c’est qu’elles sont un langage universel et, partant, déraciné. Avec elles, il n’est pas question d’interpréter quoi que ce soit, il s’agit de mettre en application des théorèmes et des règles dans lesquelles la fantaisie personnelle et l’originalité n’ont pas leur place (on l’aura compris, l’auteur de ces lignes est professeur de Lettres. Il ne doute pas que, à très haut niveau, les mathématiques soient un outil pour penser le monde qui nous entoure. Mais avant d’arriver à une telle abstraction, combien d’heures passées sur les bancs de l’école pour parvenir à un médiocre niveau d’applicant ? Et ce, à l’âge où, pour se former, l’intelligence a besoin de lire, de contempler, de rêver, de s’ennuyer…).

Il faut, pour être exact, souligner que la pensée laïcarde et radicale de gauche n’est pas non plus exempte de responsabilité dans l’effondrement de la transmission à l’école. Au contraire, elle le revendique comme l’un de ses moyens d’action. Ainsi Vincent Peillon, ancien ministre de l’Éducation nationale, voit dans l’école de la République l’outil indispensable pour fabriquer le citoyen de demain. D’accord en cela avec Aristote, pour qui tout régime politique qui veut se maintenir a intérêt à former par l’éducation des citoyens à son image, l’idéologue revendique ce rôle pour l’école : la Révolution française n’est pas achevée, elle doit être continuée à travers l’école et la religion républicaine. Pour cela, les jeunes citoyens doivent être formés, formatés dans les écoles de la République. On a pu constater ces derniers mois une virulence gouvernementale accrue envers les écoles hors contrat : elle est le fruit de la mise en application d’une telle doctrine. Dans ce cadre, du passé faisons table rase : de transmission, il n’en est plus question. Les grandes œuvres de l’esprit ne sont convoquées que si elles sont à même de servir à la formation du citoyen : il ne s’agit plus de transmettre quelque culture commune que ce soit, mais de fabriquer un citoyen nouveau, déraciné de sa terre et de sa culture, pour l’inscrire dans une idéologie. Il est vrai que cela ne s’oppose pas à la vision libérale d’un individu qui n’existe que par son rôle économique, raison pour laquelle droite et gauche, se succédant aux affaires, mènent peu ou prou la même politique éducative.

Ce rapide coup d’œil ne prétend pas, on s’en doute, à l’exhaustivité, mais il voudrait mettre en évidence une réalité trop souvent mise de côté par les auteurs de diagnostics sur l’état de l’école : si les uns se refusent à transmettre, les autres ne veulent pas recevoir. Or, on ne peut donner à qui refuse ce qu’on lui offre. Sommes-nous définitivement sortis de la société de la gratuité, du don et du contre-don ? Dans un livre récent, François-Xavier Bellamy (François-Xavier Bellamy, Les déshérités : ou l’urgence de transmettre, Paris, Plon, 2014), pour défendre l’urgence à transmettre aux générations suivantes, commettait à notre sens une erreur d’appréciation lorsqu’il écrivait que « la culture est proprement ce qui se transmet ». Cela est juste si l’on entend par « culture » un ensemble d’éléments intellectuels (faits historiques, données scientifiques, œuvres d’art, etc.) qu’il s’agit de porter à la connaissance de celui qui les ignore, pour en montrer la beauté, la grandeur, l’importance. Mais cette culture-là ne suffit pas à créer une culture au sens de civilisation, faite d’une vision du monde et du partage de valeurs communes. Elle risque, au contraire, d’être une culture hors-sol, qui ne transmet plus que les lambeaux de ce qui autrefois fut vivant : une forme de philistinisme élégant, mais vain. Autrement dit, à quoi bon apprendre les dates des victoires napoléoniennes et de raviver le souvenir glorieux des batailles de l’Empire, si l’on doit par ailleurs allumer des bougies et déposer des fleurs sur les lieux des attentats qui nous frappent régulièrement ? Nous dirons donc en conclusion que la culture est l’âme et la vie d’un peuple, et que l’école ne peut transmettre aux élèves que les éléments qui lui permettent de s’approprier sa propre culture. Il faut choisir : La Fontaine ou Canal + ; on ne peut pas avoir les deux.

Maxime Valérien
Professeur de Lettres classiques